220 sièges! Et non 250, 270 ou plus de 289, ce curseur fatidique de la majorité absolue des députés en France. Tous les instituts de sondages français sont, depuis mardi soir, en train de revoir à la baisse leurs prévisions en sièges pour le Rassemblement national. La raison? Une vague de désistements anti-RN, sans précédent. Près de 220 candidats arrivés en troisième position lors du premier tour des législatives, le 30 juin, ont décidé de tirer la prise. La plupart du temps, ces retraits s’accompagnent de consignes de vote pour faire barrage au Rassemblement national, arrivé en tête dans 258 circonscriptions au total. Cette contre-offensive porte un nom: «Le Front Républicain.»
La première raison de ce revirement des enquêtes d’opinion est arithmétique. D’ordinaire, le parti arrivé largement en tête au premier tour en France rafle ensuite la mise au second tour. Ses candidats, en pole position, parviennent plus facilement à se faire élire ou réélire face à leurs adversaires. C’est surtout vrai lorsque ceux-ci sont divisés. Ce qui reste le cas dans une centaine de circonscriptions où le RN aura en face de lui deux candidats. C’est le scénario des «triangulaires», très souvent évoqué. Certaines ont fait couler beaucoup d’encre dans des territoires symboliques comme à Aix-en-Provence, où la députée sortante pro-Macron Anne-Laurence Petel, arrivée en troisième position, a refusé de se désister. Les voix anti-RN seront donc divisées entre sa personne et celle du candidat de gauche.
L’heure des duels
Pour le reste des circonscriptions, l’heure sera au duel. Puisqu’il reste 501 députés à élire sur 577 – 76 ont été élus au premier tour, dont Marine Le Pen pour le RN et Manuel Bompard pour La France Insoumise (gauche radicale) – environ 400 duels auront lieu avec, dans presque tous les cas, un candidat du Rassemblement national. Pourquoi alors revoir à la baisse les chances de ce parti d’obtenir une majorité absolue, alors qu’il est de loin la première force politique du pays, avec un score historique de 33% et 10,6 millions de voix obtenues dimanche 30 juin?
Les instituts de sondage citent à l’appui de leur revirement la forte implantation des sortants, soit ceux du camp présidentiel, soit du côté du Nouveau Front populaire, l’Alliance de gauche. Le RN, pour mémoire, ne comptait que 88 sortants, dont 39 ont été réélus. Dans de très nombreuses circonscriptions, le candidat soutenu par Jordan Bardella, dont le visage orne toutes les affiches, est souvent un «parachuté», ou quelqu’un que les instances du parti ont dû recruter à la va-vite, comme l’avait fait en 2017 un certain Emmanuel Macron.
Discours médiatique
L’autre explication de ces prévisions en berne pour le RN est la force politique (et médiatique) du discours sur le «Front Républicain». «L’effet 2002 joue encore» constate le journaliste Fabrice Le Quintrec, invité régulier de notre podcast Helvétix Café. Les syndicats se sont aussi mobilisés contre le RN. Une partie de l’administration s’agite. Dans l’audiovisuel, les médias publics (France Inter, France Info, France 2…) accordent une large place aux opposants au Rassemblement national. Or traditionnellement, le réservoir des électeurs désireux de faire barrage au RN est plus profond que celui des partisans de Marine Le Pen et des siens.
Mais attention, ce que les sondages ne disent pas, ou ne peuvent pas voir, est le degré de ressentiment. «Tous les électeurs ne suivront pas les consignes des partis prévient le politologue Frédéric Dabi, de l’IFOP, en rappelant que les gens se mobilisent quand ils sont convaincus que la politique peut changer leur vie». Ce qui pourrait tourner en faveur du RN dont le discours centré sur le pouvoir d’achat, et le fait qu’il est le seul parti à n’avoir jamais gouverné, deviennent des avantages comparatifs.
Faire mentir les prévisions
S’ajoute à cette volonté de faire mentir les prévisions le degré de ressentiment envers la classe politique et les élites. Certes, la participation au premier tour, à 69,5% était déjà très élevée et il est peu probable qu’elle augmente en cette période de vacances. Mais maintenant que la perspective de voir le RN gouverner s’éloigne, beaucoup d’électeurs désireux de lui confier envers et contre tout les clés du pays risquent de se mobiliser in extremis.
Viennent, enfin, les questions d’affinité politique. La crédibilité des désistements des candidats centristes en faveur des candidats du Nouveau Front Populaire, et vice-versa, nourrit de facto le discours antisystème du Rassemblement national. Il n’est pas sûr du tout, par ailleurs, que les partisans du «bloc central» acceptent de voter pour un candidat de la gauche radicale diabolisée par Emmanuel Macron lui-même, qui lui a reproché d’attiser un climat de «guerre civile». Ceux-là voteront donc blanc, ce qui reviendra à laisser l’avantage au candidat le mieux placé, souvent estampillé RN.
La bataille du second tour est loin d’être terminée, même si elle ne dure que trois jours avant le scrutin de dimanche. D’ici là, les ressentiments dans tous les camps vont avoir le temps de bouillir et de faire sauter le couvercle de la marmite politique française.
Richard Werly