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mercredi 17 juillet 2024

Amérique latine : un angle mort diplomatique mais une région indispensable à la France ?

 

Comment juger la politique étrangère française de ces dernières années vis-à-vis du continent latino-américain ?

La politique étrangère française vis-à-vis de l’Amérique latine a une double dimension. D’abord, une dimension dynamique sur le plan de la coopération technique. Il y a en effet de nombreux échanges avec plusieurs pays de cette région, offrant une coopération au beau fixe que ce soit sur le plan culturel, universitaire ou économique. A contrario, sur le plan politique mais aussi symbolique, la France connait une période moins intense, largement liée à l’absence de déplacement présidentiel et à la rareté des déplacements ministériels. Ceci s’explique par le fait que l’Amérique latine n’a pas été considérée comme une région prioritaire dans le scénario international. Elle a donc été quelque peu désinvestie sur ce plan, jusqu’à très récemment.

Le président français Emmanuel Macron vient d’effectuer une visite remarquée au Brésil. Après des années compliquées durant le mandat de Jair Bolsonaro, quel est l’état actuel des relations de la France avec le Brésil ? Quel bilan concret faire de la récente visite d’Emmanuel Macron dans le pays ?

La France a une bonne relation avec le Brésil. La période de la présidence Jair Bolsonaro a été une véritable parenthèse dans une relation historique longue de deux siècles. Cette période n’a donc été qu’une exception aux bonnes relations que la France et le Brésil entretiennent mutuellement.

Pour ce qui est du bilan de la visite du président Macron en mars dernier, il peut là aussi se faire en plusieurs dimensions. Premièrement, c’est la dimension de la reconstruction qui apparait. Il y avait en effet un besoin saillant, en période post Jair Bolsonaro, de réconcilier la France avec le Brésil, puisque la relation entre les deux pays a fortement été dégradée sur les questions de l’Amazonie. Nous avions alors assisté à une quasi-interruption du dialogue entre les chefs d’État. Cette visite a permis de poser les bases de cette reconstruction et de donner une nouvelle dynamique à la relation bilatérale franco-brésilienne.

Cette visite avait également une dimension internationale. Dans la mesure où les foyers d’attention internationaux sont désormais multiples et divers, il est important pour la France d’établir un dialogue de confiance avec un allié majeur comme le Brésil, l’Amérique latine occupant une place importante dans beaucoup de débats internationaux.

Sur une dimension plus technique, beaucoup d’éléments de coopération ont été discutés lors de cette rencontre, ce qui est très positif. La coopération économique a été renouvelée, un programme d’investissements verts a été annoncé et des questions liées à l’armement ont été soulevées avec une coopération sur les sous-marins et la mise en place de commissions entre les deux pays sur les perspectives stratégiques d’armement, etc.

Additionné à une dimension politique et symbolique de reconstruction du dialogue avec le Brésil, ce nouveau rapprochement entre Paris et Brasilia ouvre la possibilité de dialoguer à travers le Brésil avec d’autres alliés présents dans la région.

N’est-ce pas une erreur d’Emmanuel Macron d’avoir négligé le continent latino-américain depuis son premier mandat ? Comment expliquer ce désintérêt pour un continent aux nombreuses ressources stratégiques et où la France est pourtant présente territorialement ?

C’est une erreur, oui et non. Oui dans la mesure où, dans les perceptions des élites politiques, cette absence de visite a été constatée. Le fait de constater que le président français ne se soit jamais déplacé en Amérique latine, hormis en Argentine, mais dans le cadre multilatéral du G20, constitue déjà la base d’une première erreur, puisque l’essence des relations diplomatiques est faite de régularité dans les échanges. Cependant, il serait erroné de penser que l’absence de déplacement de Macron en Amérique latine équivaut à zéro relation diplomatique entre les pays. Beaucoup de chefs d’État de la région ont été reçus à l’Élysée, beaucoup d’échanges téléphoniques sont tenus très régulièrement et les échanges sont nourris dans le cadre d’événements multilatéraux comme le Forum pour la paix à Paris ou diverses autres conférences sur l’environnement ou la paix. Les échanges étaient donc quand même présents avant cette visite du président au Brésil.

Plusieurs éléments de contexte expliquent ce désintérêt relatif pour la région. D’abord, il faut reconnaitre que la crise liée à la pandémie mondiale a tout de même mis sous cloche un certain nombre de relations diplomatiques et d’enjeux géopolitiques. Puis, la multiplication des fronts ouverts de guerre, en Ukraine puis entre Israël et Gaza, font que les foyers d’attention sont quelque peu éloignés de l’Amérique latine. Enfin, au cours du premier mandat de Macron, au regard des équilibres géopolitiques, l’Amérique latine n’était pas du tout vue comme une zone prioritaire, contrairement à la région de l’Indo-Pacifique, ce qui explique pourquoi l’attention n’était pas portée sur la région.

Pour autant, ne pensez-vous pas que l’Amérique latine n’a pas non plus été une priorité sous le mandat de François Hollande ?

C’était assez différent. François Hollande a tout de même visité une dizaine de pays et a entretenu une relation importante au point de parler de liens étroits entre les partis socialistes français et ceux d’Amérique latine, comme une sorte de tradition historique de proximité entre les élites latino-américaines et françaises socialistes. Les liens que le président Mitterrand avait avec l’Amérique latine ont semblé se poursuivre sous François Hollande, qui s’était fortement engagé sur des dossiers avec le Pérou, notamment pour l’intégrer à l’OCDE. Il a également été très proche du Brésil, et une visite en Colombie a apporté de nombreux résultats positifs. Son Premier ministre, Laurent Fabius, avait effectué une grande tournée dans la région et Jean-Pierre Bel, ancien président du Sénat, avait été désigné comme envoyé spécial personnel de François Hollande pour l’Amérique latine et les Caraïbes. Cet engagement des anciens présidents français accentue cette rupture et en fait une des principales raisons expliquant pourquoi cela a été à ce point constaté. La proximité française avec l’Amérique latine sous le mandat du président Hollande a automatiquement créé une attente lors de celui de Macron. Ainsi, lorsque son premier mandat se termine sans aucune visite, même les élus et les responsables du Quai d’Orsay s’en sont étonnés.

Si le désinvestissement de la politique étrangère française en Amérique latine a été constaté, a-t-il aussi été regretté ?

Il est difficile de le regretter explicitement, car les chefs d’État n’ont pas nécessairement intérêt à le regretter sur la place publique. Cependant, l’absence de visites traduit une position de l’Amérique latine jugée comme périphérique de la part de la France alors que ce n’est pourtant pas le cas. La région occupe en effet une place importante dans de nombreux débats internationaux. Elle joue un rôle d’intermédiaire stratégique et le fait de ne pas s’y rendre, pour un président français, a peut-être renforcé davantage cette fausse idée d’une position périphérique de la région, jouant au désavantage de la France. C’est en cela que c’est une erreur.

Face aux difficultés récentes rencontrées par la France en Afrique, entrainant une perte d’influence à l’ONU où Paris pouvait traditionnellement compter sur un soutien important des élites africaines, serait-il envisageable et intéressant pour la France de se tourner davantage vers l’Amérique latine afin de regagner de l’influence auprès de partenaires qui pourraient potentiellement attendre davantage d’elle ?

Effectivement. L’un des intérêts majeurs de la France en matière de politique étrangère est de maintenir un dialogue substantiel avec l’Amérique latine. La récente visite du président français au Brésil marque à ce titre le début d’une séquence qui s’est ouverte avec cet événement. Il est d’ailleurs prévu que le président s’y rende à deux autres occasions au minimum. En effet, le président a confirmé sa participation au sommet du G20 en novembre prochain au Brésil, ainsi qu’à la COP qui aura lieu en 2025 à Belém. En marge de ces deux déplacements, l’Élysée pourrait programmer des visites dans d’autres pays de la région, bien que cela reste hypothétique pour le moment.

Cette séquence d’ouverture vis-à-vis de l’Amérique latine se fait dans une dynamique de rétablissement du dialogue et de renforcement des relations entre la France et la région. Cela représente une sorte de réconciliation dans une relation malgré tout importante pour les deux parties. Désormais, cela ouvre la voie à une séquence qui pourrait être celle de la reconstruction et de la consolidation, peut-être lors de la seconde partie du mandat présidentiel. Cela s›inscrit dans une logique de reconnexion avec l’Amérique latine pour s›appuyer sur un allié multilatéral. La France le répète souvent dans ses éléments de langage, seule mais aussi au sein de l’Union européenne (UE) : l’Amérique latine compte comme un important allié multilatéral. Il ne faut pas oublier que cette dernière, en comptant la Caraïbe, représente 33 voix aux Nations Unies, ce qui n’est pas neutre. La région représente au contraire un poids considérable à l’ONU. La France a bien compris l’importance de l’Amérique latine dans les débats géopolitiques actuels dans le découpage Sud global/Nord global, notamment en tant qu’intermédiaire dans les négociations multilatérales. Ainsi, le fait de rappeler que l’Amérique latine est un allié stratégique est un atout majeur dans les arènes multilatérales.

Est-ce que la crise agricole que traverse actuellement l’Europe, associée à l’opposition de la France à la signature de l’accord de libre-échange avec le Mercosur, risque de nuire au rapprochement de la France avec les pays membres du Mercosur, notamment le Brésil ?

Certainement. Lors de sa visite au Brésil, Macron avait d’ailleurs explicitement exprimé son souhait de ne pas aborder l’accord de l’UE avec le Mercosur. Finalement, lors d’une conférence de presse, il a abordé le sujet en faisant entendre dans les grandes lignes que l’accord est mauvais, suggérant qu’il n’était pas justifié de persévérer dans des négociations pour un accord de cette qualité. Par ailleurs, il est rapporté que le Brésil estime ne pas avoir besoin de la France pour progresser sur l’accord UE-Mercosur, ce dernier étant négocié au niveau de l’UE. Lors de la visite au Brésil du Premier ministre espagnol, Pedro Sánchez, cette position a été réaffirmée.

Ainsi, cette situation présente à la fois des aspects positifs et négatifs pour la France. D’une part, cela pose un défi pour Paris, qui ne peut pas soutenir un tel accord vis-à-vis de ses agriculteurs et de ses intérêts économiques. D’autre part, des efforts ont été déployés lors de cette visite pour dépasser cette divergence et démontrer que la relation bilatérale ne se limite pas à cet agenda particulier. Il a été souligné qu’il est possible de progresser sur d’autres sujets sans que cette question ne vienne empoisonner la relation, surtout compte tenu du fait que cet accord ne parvient pas à être signé depuis près de vingt ans.

Si le Brésil représente le principal partenaire économique d’Amérique latine, certains pensent que Paris devrait davantage se rapprocher d’autres pays, comme la Colombie, pays au riche potentiel économique dont la France est le premier employeur étranger, ou le Mexique et ses 130 millions d’habitants. Deux pays qui ne sont d’ailleurs pas membres du Mercosur. Qu’en pensez-vous ?

La France a, de manière beaucoup plus générale, un intérêt à rétablir le dialogue avec l’Amérique latine, s’adaptant ainsi à la diversité des pays de la région. La France devrait davantage se concentrer sur cette nécessité de dialogue élargi dans la région. Sur le plan économique, le Brésil occupe une position centrale, mais la Colombie et le Mexique ont également un poids considérable dans l’économie latino-américaine. Cependant, au-delà des considérations économiques, il existe un intérêt, dans une perspective réaliste des relations internationales, à renouer le dialogue non seulement avec la Colombie et le Mexique, mais aussi avec l’Argentine, la Bolivie, le Chili et d’autres pays de la région.

La dimension politique actuelle peut poser certains défis. La situation en Bolivie, par exemple, complique la possibilité d’établir des relations plus étroites en raison de divergences politiques et idéologiques. Cependant, il est crucial de maintenir un dialogue renouvelé avec des pays avec lesquels cela est possible. Il serait symboliquement important de visiter le Chili et la Colombie, mais il est essentiel de reconnaitre que les relations économiques avec ces pays sont déjà substantielles. La France est déjà le premier employeur étranger en Colombie et au Brésil ; dès lors, la relation entre ces pays est déjà importante. Ce qu’il manque, c’est la dimension du symbole.

Il est également crucial de considérer des pays plus petits mais tout aussi importants sur le plan symbolique et stratégique, tels que le Costa Rica, qui est un acteur majeur dans les questions environnementales internationales. De même, le Guatemala, par son passé récent, a incarné une sorte de combat démocratique pour lequel la France aussi a une place et un rôle à jouer en termes de soutien. Ce pays mérite une attention particulière de la part de la France, en tant que défenseur des valeurs démocratiques et des droits de l’homme. L’Amérique centrale en général est quelque peu fragilisée sur le plan de la démocratie. Le fait que la France renoue le dialogue dans la région enverrait un message fort. La France a donc tout intérêt à intensifier son engagement en Amérique latine, tant sur le plan économique que politique, afin de renforcer les liens et de tenir une tradition de sa politique étrangère en soutenant des valeurs qui lui sont chères.

Thomas Delage

Kevin Parthenay

areion24.news