Rendez-vous politique majeur, repoussé de plusieurs mois en juillet, la préparation du troisième plénum n’échappe pas à la règle depuis quelques années. Xi Jinping en profite pour « nettoyer » le Parti des réseaux qu’il estime menaçant pour son pouvoir. C’est le tour de Wu Yingjie, l’ancien chef du parti au Tibet.
Après l’annonce de la tenue du Troisième Plénum – et de la « campagne d’éducation disciplinaire »* lors de la réunion du du Politburo le 30 avril dernier, la lutte contre les « escrocs politiques » (政治骗子, zhengzhi pianzi) et les « traîtres » (内鬼, neigui) ayant des « antécédents politiques » (政治背后, zhengzhi beihou) a fait bon nombre de victimes au sein de l’élite ministérielle et provinciale. Depuis cette rencontre, pas moins de six cadres de rang vice-ministériel ou provincial** et trois de rang ministériel ou provincial*** sont tombés aux mains de la Commission disciplinaire centrale du Parti (CCDI). Sans oublier les condamnations et les exclusions d’autres cadres de rang similaire au cours des derniers jours****. En ce sens, il semble que Pékin demeure déterminé à prioriser la sécurité politique au détriment de l’apaisement des luttes internes et de l’équilibre en prévision du Troisième Plénum. Aussi, ces attaques incessantes de la part de la CCDI rendent les choses plus compliquées pour Xi Jinping/ Le président chinois, depuis un moment déjà, n’arrive plus à trouver des cadres prêts à servir son programme politique et qui n’ont pas de griefs ni d’agenda caché. Ceci dit, le manque de talents et la médiocratie qui règne depuis un moment déjà n’empêchent pas Xi de mettre l’accent sur la lutte contre les « dangers politiques » (政治隐患, zhengzhi yinhuan) – à son endroit surtout – ou de vouloir éliminer certaines figures polarisantes. Et c’est potentiellement dans ce cadre que s’inscrit la chute, le 16 juin, de l’ancien secrétaire du Parti pour le Tibet, Wu Yingjie (吴英杰).
Wu avait pourtant quitté son poste de premier plan en octobre 2021 afin d’être élu directeur adjoint du Comité sur l’éducation, la science et la culture de l’Assemblée nationale populaire (ANP). Nommé en mars 2023 directeur du Comité sur la culture, les données et études historiques de la Conférence consultative politique du peuple chinois (CCPPC), et il semblait se tenir à carreau. Aussi, la promotion de Wu Yingjie, qui avait remplacé Chen Quanguo (陈全国) à la tête de la région autonome en 2016, était perçue, à l’époque, comme un pas dans la bonne direction pour la gouvernance du Tibet. Après tout, Wu y a passé l’entièreté de sa carrière locale et a travaillé plus de 20 ans dans l’appareil administratif de l’éducation de la région autonome. En ce sens, contrairement à l’ensemble de ses successeurs depuis au moins 1980, Wu connaissait bien le terrain et surtout, la culture et les coutumes locales. Cette connaissance et cette expérience approfondie expliquent pourquoi plusieurs pensaient que l’arrivée de Wu Yingjie à la tête de l’appareil du Parti allait permettre à Pékin de gouverner un peu plus en douceur. On saluait alors le choix de l’expérience et de la compétence dans la mesure où Xi Jinping aurait bien pu parachuter l’un de ses alliés à cet endroit.
Après l’annonce de son inculpation par la Commission disciplinaire, d’aucuns se sont empressés de suggérer que Wu Yingjie ne serait en fait que la dernière victime d’un nettoyage de l’appareil de gouvernance locale de la région autonome. Après tout, la CCDI avait déjà arrêté Yang Jinshan (杨金山), Le Dake (乐大克), Zhang Yongze (张永泽), Ji Guogang (纪国刚), Jiang Jie (姜杰), Dong Yunhu (董云虎), et Wang Yong (王勇). Tous, sauf Wang Yong, ont été soit expulsés du Parti soit condamnés.
Cependant, même si tous ces cadres ont en commun commun d’avoir travaillé au Tibet, la chute de Wu Yingjie ne peut pas être analysée dans le cadre d’une campagne anticorruption large ciblant les autorités de la région autonome. À ce titre, la majorité d’entre eux ont été arrêtés surtout en raison de luttes intra-Parti.
Le premier, Yang Jinshan, exclus du Parti en octobre 2014, était un associé du général Xu Caihou*, dit le « tigre militaire », allié de l’ex-président Jiang Zemin. Yang fut emporté par les tensions initiales entre Xi et le haut commandement de l’APL. Des collègues de Yang, comme Ye Wanyong (叶万勇), ancien commissaire politique de la zone militaire du Sichuan, et Wei Jin (卫晋), ancien adjoint de Ye dans la même région, ont fait les frais de cette relation.
Le Dake, ancien directeur du bureau de la sécurité nationale du Tibet (2004-2013), fut lui emporté en juin 2015 alors que Xi essayait tant bien que mal de nettoyer l’appareil de sécurité qui l’entourait. Le, un vétéran du système de la sécurité nationale (国安系统), a longtemps été en poste au Jiangxi. Il est un associé de longue date de Meng Jianzhu (孟建柱), lui-même, une figure clé de la clique de Zeng Qinghong (曾庆红), bras droit de Jiang Zemin. En ce sens, Le Dake est un associé et un membre de la « clique du Jiangxi » (江西帮). Enfin, ce dernier a été emporté par l’affaire Ma Jian (马建), vice-ministre de la Sécurité nationale et associée de Zeng – et non pour une affaire liée au Tibet.
Le cas de Jiang Jie n’a lui non plus pas grand-chose à voir avec le Tibet. Les accusations d’abus de pouvoir, de trafic d’influence et de corruption remontent à son mandat dans le district alors en développement de Huangdao (2000-2005), dans la ville portuaire de Qingdao. Ceci dit, Jiang était avant tout connu, vers la fin des années 1990 et le début des années 2000, comme l’un des associés de Yu Zhengsheng (俞正声), maire de 1989 à 1994 et secrétaire du Parti de Qingdao de 1992 à 1997. Jiang travaillera également pour Wu Guanzheng (吴官正) ainsi que plusieurs autres des associés de Jiang Zemin.
Dong Yunhu, un associé de l’ancien tsar de la propagande, Liu Yunshan (刘云山), a été arrêté principalement en raison de ce soutien politique ainsi que ses liens avec l’appareil de propagande peu sympathique à Xi. En fait, Dong ne passe qu’un peu plus de quatre années au Tibet avant d’être transféré en 2015 à Shanghai, à la demande de Jiang Zemin. On se souviendra que c’est Zhao Leji qui, en tant que directeur du département central de l’organisation, arrange ledit transfert.
Wang Yong, probablement le cas le moins intéressant de cette courte liste, est le cinquième cadre de rang vice-provincial à avoir été embarqué par la CCDI en janvier dernier. Ceci dit, les allégations qui visent Wang remontent à sa carrière dans l’aviation civile ainsi que dans la Commission provinciale d’administration et de supervision des actifs publics (SASAC) du Guizhou.
Pour ce qui est de Ji Guogang, un vétéran de l’appareil des réformes du Conseil d’État, il aurait servi sous la direction de Song Ping (宋平), conseiller d’État dans le gouvernement de Zhao Ziyang (赵紫阳) et directeur de la Commission nationale de la planification, et plus tard, sous celle de Yao Yilin (姚依林), vice-premier ministre et directeur de la Commission nationale de planification avant et après Song Ping. On se souviendra que Song était l’un des soutiens les plus importants de Hu Jintao, tandis que Yao est le beau-père de Wang Qishan.
Par conséquent, le discours de la lutte anti-corruption au Tibet ne tient pas bien la route pour parler du cas de Wu Yingjie ou des autres. La majorité d’entre eux ont perdu pied en raison de leurs affiliations à certains hauts dirigeants lors de luttes intra-Parti et non pas à cause de leur « affinité » avec le Tibet. Et le cas de Wu n’échappe pas à cette logique.
Wu Yingjie, tout comme Zhang Yongze, est un associé de l’ex-vice premier ministre et membre du Politburo, Hu Chunhua. Il faut aussi savoir que Wang Bo, ex-directeur adjoint de l’assemblée populaire de la Mongolie-Intérieure, et Li Jia (李佳), ex-président de la CCPPC de cette même province, deux autres associés de Hu Chunhua, ont aussi été emportés par la CCDI. Par conséquent, le cas de Wu Yingjie ne semble pas être le fruit du hasard. Il paraît à présent faire partie d’une stratégie de déstabilisation visant potentiellement l’ancien vice-premier ministre. Par conséquent, s’attaquer aux associés d’un dirigeant plus sénior afin de l’affaiblir est une stratégie assez classique dans les luttes au sein du Parti. Cette attention particulière à Hu Chunhua, qui commence bien avant les évènements qui se sont déroulés lors du 20e Congrès du Parti, remonte à « l’enquête rétrospective sur les 20 dernières années » (倒查二十年) lancée en Mongolie-Intérieure en 2020. Xi cherche depuis un moment déjà à saboter la réputation de Hu Chunhua, encore perçu par plusieurs comme un pôle alternatif à l’agenda gauchiste de l’actuelle administration. Xi semble encore s’inquiéter du potentiel politique de Hu même si ce dernier a techniquement déjà été mis à l’écart du pouvoir.
Xi Jinping semble encore attendre que Li Xi trouve quelque chose pour incriminer Hu et miner sa réputation avant le Troisième Plénum. Mais tous ces efforts – et les rumeurs concernant Hu et l’affaire Evergrande – ont été vains jusqu’à présent. Cependant, le cas de Wu Yingjie a peut devenir plus problématique pour Hu dans la mesure où ce dernier le connaît depuis très longtemps. Et même après son départ du Tibet, Hu est revenu plusieurs fois pour « inspecter » la région autonome. Par exemple en 2017, Hu Chunhua accompagne Ma Xingrui (马兴瑞) lors d’une visite spéciale au Tibet. Wu a même ouvertement soutenu « l’esprit du discours de Hu Chunhua » en 2020 après la visite de ce dernier. Le tout ressemble, pour Xi du moins, à une clique politique. Et comme le Parti ne cesse de le rappeler, « il n’est pas permis de former des cliques et des gangs, ni de former des groupes d’intérêt ou d’échanger des intérêts ».
Quoi qu’il en soit, la chute de Wu Yingjie, Wang Bo et de Zhang Yongze n’augure rien de bon pour Hu Chunhua en ces temps incertains. Ce dernier, en tant que vétéran du Parti, doit savoir que cet encerclement n’est qu’un autre pas vers son isolement, voire son retrait de la scène politique. Il cependant peu probable que Hu soit mis en examen. Il semblerait plutôt que Xi Jinping tienne à le paralyser en neutralisant ses réseaux de soutien. Un peu comme il l’a fait avec Wang Qishan.
Alex Payette