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mardi 26 mars 2024

De nouvelles aéronavales ? Les avatars de la robotisation

 

La décision américaine de cesser la coopération avec la Turquie à propos du F‑35B a signé le début d’une séquence assez particulière. D’une part, la Turquie ne pouvait plus accéder à son rêve, remontant à plusieurs dizaines d’années, de disposer d’une aéronavale embarquée à voilure fixe susceptible d’opérer depuis un LHD justement conçu pour le Lightning II. D’autre part, la marine turque s’engageait dans une voie, le porte-drones, qui pourrait faire florès.

Analogue au Juan Carlos Ier, l’Anadolu aurait pu embarquer une petite dizaine de F‑35B, soit une capacité intéressante, mais qui reste dépendante d’une conception spécifique des opérations, avec une distribution des capacités d’appui et de soutien – détection aérienne avancée, lutte anti-­sous-­marine – dans le cadre d’une coalition. En effet, entré en service le 10 avril 2023, l’Anadolu est d’abord et avant tout un LHD (Landing helicopter dock) dont seule une partie des volumes intérieurs est occupée par les installations aéronautiques. Or la cessation du partenariat avec Ankara à propos du F‑35B est aussi le symbole d’une distanciation au sein de l’OTAN et d’une réduction de la probabilité d’assister à la mise en place d’une coalition navale impliquant des moyens aussi lourds qu’un porte-aéronefs.

Le cas turc : un porte-­drones de substitution au porte-aéronefs ?

Reste cependant une dimension symbolique extrêmement importante pour Ankara : qu’il embarque 10 ou 30 F‑35B et qu’il soit dépourvu d’un groupe aérien complet, l’Anadolu est avant tout représentatif d’une montée en puissance et d’une diversification capacitaire politiquement exploitable. De même, il symbolise l’action sur le « Mavi Vatan », une « patrie bleue » aussi revendiquée qu’elle est l’expression d’une puissance turque sûre d’elle, en pleine ascension et permettant d’édicter les normes selon lesquelles la Turquie agira stratégiquement (1). Or la solution finalement retenue pourrait faire sortir la Turquie « par le haut » de l’interdiction capacitaire qu’implique la décision américaine. Dès la deuxième moitié de 2020, il était question de mettre en place un groupe aérien embarqué d’un genre nouveau et tirant profit de l’expérience turque en matière de drones, tout en incluant des hélicoptères ASM ou encore des hélicoptères d’attaque (2).

D’une part, Ankara compte sur le TB3, une évolution du TB2. Si ce drone monomoteur en retient la configuration générale, il est aussi spécifiquement adapté aux opérations aéronavales. Il reçoit ainsi une liaison par satellite, qui réduit les risques liés aux actions de guerre électronique (mais qui devrait également faciliter l’intégration électromagnétique du drone sur un bâtiment ne manquant pas de systèmes pouvant causer des interférences). C’est aussi une machine deux fois plus lourde – 1 450 kg de masse maximale au décollage contre 700 kg pour le TB2 –, ce qui doit faciliter les opérations depuis la mer, mais qui autorise également un accroissement de la charge utile. Celle-­ci passe ainsi de 150 à 280 kg sur le TB3, avec six points d’emport, contre quatre sur le TB2. Les munitions vont également connaître une diversification comparativement au TB2, incluant notamment le Kuzgun, une munition modulaire qui peut, une fois dotée d’un turboréacteur, atteindre une portée de 110 km. Le train est par ailleurs adapté et les ailes, dont l’envergure passe de 12 à 14 m, peuvent partiellement se replier. Son roll-­out a eu lieu en mars 2023, et son premier vol le 27 octobre – deux jours avant la fête nationale turque. Depuis, les essais en vol se poursuivent.

D’autre part, la cérémonie d’admission au service actif de l’Anadolu a permis de présenter, sur son pont, un Kizilelma. Ce drone de combat à réaction de six tonnes de masse maximale au décollage a effectué son premier vol le 4 décembre 2022. S’il est officiellement présenté comme adapté à l’Anadolu, rien ne laisse pour l’heure présager son utilisation depuis le bâtiment : le train n’a pas l’air particulièrement renforcé et il ne dispose pas d’une crosse d’appontage – le navire lui-­même ne comportant pas de brins d’arrêts. Or il n’est pas certain qu’un drone d’une telle masse puisse apponter sans dispositif d’aide à l’arrêt – sous peine que sa course prenne une longueur excessive. Comme le TB3, son décollage ne nécessite que l’utilisation du tremplin. Reste cependant à voir quelles missions seront affectées au Kizilelma : projet prestigieux, son concept d’opération comme ses capacités précises – en particulier dans le domaine antinavire – sont encore nébuleux.

Un porte-­drones donc, mais pour quoi faire ? Comme pour n’importe quel bâtiment mettant en œuvre des aéronefs, les fonctions du navire sont relatives aux capacités des ceux-ci. Or, si l’on peut imaginer que l’embarquement d’hélicoptères ASM ferait de l’Anadolu une puissante plateforme une fois accompagné par son groupe d’escorte ou qu’il soit, bien évidemment, adapté aux opérations amphibies, quelles seraient ses fonctions dans d’autres scénarios ? Au regard des missions historiques du porte-­avions – supériorité aérienne, éclairage, lutte antinavire –, les drones embarqués pourraient avoir une utilité en termes d’éclairage, mais la faiblesse des charges utiles des drones limiterait les aptitudes en termes de lutte antinavire. Un engin comme l’Akinci semblerait plus adapté. De même, le TB3 n’est assurément pas une plateforme de supériorité aérienne et le Kizilelma doit encore faire ses preuves en la matière.

Pour autant, dans des scénarios d’appui aux opérations amphibies ou encore d’engagement dans des opérations de frappe terrestre en environnement peu contesté – il faut rappeler que le drone est vulnérable et qu’une faible charge utile réduit les aptitudes à opérer à distance de sécurité (3) –, les capacités des drones s’avéreraient intéressantes. Reste également à considérer les évolutions que pourraient subir les drones ; notamment en termes de gamme de missions, à l’instar de ce qu’a pu faire General Atomics pour le MQ‑9B SkyGuardian – il est vrai sur une plateforme plus lourde que le TB3. À ces différents égards, les capacités aéronavales sont directement contraintes par la configuration de l’Anadolu. Sauf à imaginer la conception d’un nouveau drone et non plus l’adaptation du préexistant, ces capacités resteront donc restreintes, tout en offrant un marqueur symbolique.

General Atomics : changement de voilure

Si le drone importe, comme la configuration du bâtiment de l’utilisateur, de réelles opportunités peuvent cependant émerger, avec des concepts déjà bien avancés. En mai 2022, General Atomics indiquait ainsi travailler sur de nouvelles voilures pour les drones MQ‑9B (dans les versions SkyGuardian ou SeaGuardian). Une plus grande surface alaire leur conférerait des capacités STOL (Short take-­off landing). La voilure sera également repliable. L’intérêt de cette formule est de permettre des décollages et atterrissages depuis des porte-avions ou des bâtiments amphibies de type LHD, leur offrant une capacité ISR, sans avoir besoin de catapulte ou de brins d’arrêt, les surfaces de contrôle permettant d’optimiser les phases de décollage et d’atterrissage. À terre, le drone est également utilisable depuis des pistes plus courtes. Dans les deux cas, il continue d’offrir une endurance de l’ordre de 30 heures de même que des charges utiles similaires. Surtout, la formule étudiée consiste à remplacer la voilure d’appareils déjà existants, sous forme d’un kit pouvant être installé en un jour – ne nécessitant donc pas l’achat de nouveaux appareils.

Le marché potentiel est important, certes au regard des marines utilisant des LHD, mais aussi des utilisateurs du MQ‑9B ; avec des combinaisons potentiellement inédites. On ne peut pas écarter l’idée que le Royaume-­Uni pourrait utiliser ses Protector – une variante du SkyGuardian – depuis ses porte-­avions, pour des missions de frappe ou ISR. Un Mojave, soit un Grey Eagle aux capacités STOL, a ainsi déjà été testé depuis le Prince of Wales en novembre 2023 – sachant qu’à l’horizon 2030, un nouveau type de drone, le Vixen, doit entrer en service en remplacement des Merlin Crowsnest de détection aérienne, mais aussi pour des fonctions de guerre électronique et de ravitaillement en vol (4). Sur les MQ‑9B, l’installation d’un dispenseur de bouées acoustiques permettrait également de faire du drone un outil intéressant pour les opérations ASM, permettant de déployer loin et relativement rapidement des réseaux de bouées. Mais on peut également imaginer que des États ne disposant pas de LHD puissent engager leurs drones, une fois dotés de ces kits, depuis des bâtiments étrangers. La Belgique ou l’Australie pourraient ainsi le faire avec le Royaume-­Uni – sachant que Bruxelles s’est déjà rapproché de Londres pour les aspects liés à la formation et à la maintenance – et l’Australie avec les États-­Unis. Reste également à voir si les MQ‑9A – dont sont ou seront dotés la France, l’Espagne, les Pays-­Bas ou encore l’Italie – pourront recevoir ces kits ; mais aussi si l’envergure, 24 m pour un MQ‑9B, sera compatible avec des bâtiments plus étroits, comme les Mistral et Juan Carlos.

Rupture portugaise ?

À cette formule hybride du porte-­aéronefs/porte-­drones, il faut aussi ajouter celle du pur porte-­drones. La surprise, en l’occurrence, est venue de la passation de commande à Damen d’un bâtiment spécialisé par le Portugal. Sa future « plataforma naval multifuncional », qui sera baptisée Don Joao II, est un bâtiment à pont continu de 94 m de long pour 11 m de large, doté d’un tremplin. D’une longueur totale de 107 m, le navire bénéficiera d’un espace de stockage de 650 m2 permettant d’abriter des drones, mais aussi du matériel. En effet, ses fonctions seront variées. Nombre d’observateurs se focalisent sur la mise en œuvre de drones aériens et l’allure générale du bâtiment. Mais les missions de combat du navire restent à définir et seront limitées par ses dimensions : le pont est ainsi, au mieux, moins large d’un mètre que l’ascenseur arrière du Juan Carlos Ier. Cela peut donc être suffisant pour nombre de drones tactiques, mais interdit un engin comme le SkyGuardian. En revanche, il sera intéressant pour des missions hydrographiques, de secours, voire de mise en œuvre de drones sous-­marins. En ce sens, il sera bel et bien « multifonctionnel ».

Faut-il pour autant considérer le bâtiment porte-­drones comme une rupture ? Par définition, depuis les années 1960 et les premiers embarquements d’hélicoptères, les bâtiments se marsupialisent : hélicoptères et dromes diverses trouvent dans les navires de surface des plateformes de mise en œuvre (5). Avec l’alourdissement généralisé des types – les patrouilleurs de 3 000 t.p.c. d’aujourd’hui auraient été considérés comme des frégates dans les années 1980 –, les volumes intérieurs disponibles se sont accrus et l’arrivée de nouveaux types de drones accroît cette tendance à la marsupialisation. La moindre frégate est ainsi appelée à mettre en œuvre plus de drones qu’un porte-­avions géant américain – qui n’aura à bord que quatre ou cinq MQ‑25 (6)– et sans doute pour des fonctions bien plus diversifiées. Cette évolution par les dronisations – dont l’aérienne – est déjà en marche et va assurément changer la donne de ce que l’on considère comme une aéronavale. 

Notes

(1) Joseph Henrotin, « Le Mavi Vatan : quelle vision maritime pour la Turquie ? », entretien avec Cem Gürdeniz, Défense & Sécurité Internationale, hors-­série no 77, avril-­mai 2021.

(2) Voir Philippe Langloit, « Drones tactiques : la percée turque », Défense & Sécurité Internationale, hors-­série no 75, décembre 2020-janvier 2021.

(3) Joseph Henrotin, « Retour vers le futur ? De l’adaptation des drones MALE aux opérations de demain », Défense & Sécurité Internationale, no 95, septembre 2013.

(4) Le projet est officialisé depuis 2020 dans le document Future Maritime Aviation Force, mais sans que plus d’informations soient données sur la plateforme porteuse.

(5) Joseph Henrotin, Les fondements de la stratégie navale au XXIe siècle, coll. « Bibliothèque stratégique », Economica, Paris, 2011.

(6) Philippe Langloit, « MQ‑2 : échec programmatique ou pièce essentielle des dispositifs aériens futurs ? », Défense & Sécurité Internationale, hors-­série no 62, octobre-­novembre 2018.

Philippe Langloit

areion24.news