Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

vendredi 29 mars 2024

Intelligence artificielle et commandement : retour sur un colloque

 

La numérisation des équipements militaires est une tendance durable qui va impliquer une prolifération des données dans tous les secteurs du monde militaire. Elles seront partout ; or traiter l’ensemble de ces données ne peut pas être fait par l’homme : des algorithmes avancés vont donc devoir être développés pour résoudre des tâches complexes traditionnellement associées aux humains, notamment avec le haut degré de complexité qu’impose le brouillard de la guerre.

La société actuelle ne s’y est pas trompée, elle qui manifeste un engouement certain devant le potentiel qu’offre l’Intelligence artificielle (IA). Cette dernière peut en effet être qualifiée de progrès scientifique et l’état de l’art de ses développements technologiques actuels montre que plusieurs avancées sont en cours. L’IA offre des potentialités dans le traitement des images (photographie computationnelle et amélioration de la qualité des images) ou du son (reconnaissance de la parole, séparation de sources musicales), et dans la génération de contenus (traduction automatique, restitution de connaissance). Plusieurs enjeux restent à considérer :

• tout d’abord, pour les IA apprenantes, le besoin de données pour l’apprentissage est gigantesque. On les trouve à partir de cartes, de doctrines militaires, de comptes rendus, de données environnementales terrain, etc. ;

• ensuite, prédire n’est pas tout : il faut caractériser la confiance dans la prédiction des calculs effectués par une IA. Or, actuellement, on ne sait pas certifier cette confiance bien que le reinforcement learning (développé plus loin) puisse apporter une aide ;

• enfin, pour obtenir une bonne collaboration entre acteurs humains et machines, il faut que les premiers aient confiance dans les algorithmes d’IA, c’est-à-dire qu’ils aient connaissance de leurs aptitudes, mais aussi de leurs limites.

Si, appliquée au monde militaire, l’IA permet l’autonomisation de certaines actions et une réactivité supérieure des systèmes qui l’utilisent (deux atouts indispensables pour s’assurer d’une supériorité opérationnelle sur l’ennemi), plusieurs enjeux sont à maîtriser, amplifiés par les contraintes spécifiques des milieux militaires. Et notamment celui de pouvoir laisser au chef militaire la capacité de maîtriser l’action militaire et d’assumer la responsabilité du commandement. Nous les classifierons en trois problématiques principales :

• la délégation de certaines tâches à des machines ayant une certaine forme d’autonomie. Le chef militaire va tout d’abord pouvoir déléguer l’exécution de tâches à des systèmes intégrant de l’IA. L’exemple des essaims de robots, explicité plus loin, est particulièrement parlant, car avec l’avènement de ces ensembles de robots multifonctions, le chef et ses subordonnés ne seront plus en mesure de téléopérer chaque machine. Le chef déléguera à une intelligence collective le pilotage de chacun des robots de l’essaim, se réservant le pilotage et le contrôle de l’ensemble. La performance du commandement est liée à sa réactivité. Or une machine est plus réactive que l’humain et donc plus adaptée pour réagir à des menaces saturantes. Mais comment apprécier une situation lorsque les temps de réactivité nécessaires sont tels que l’unité militaire joue sa survie en quelques millièmes de seconde, notamment dans le cas de menaces saturantes ? Et comment le chef peut-il contrôler ces systèmes conçus pour une réactivité immédiate, mais qui pourraient générer des comportements pouvant dépasser ses capacités de contrôle humain ?

• les effets sur la chaîne de commandement. Si l’IA offre une réponse à la gestion de la multiplicité des systèmes robotiques sur le champ de bataille, elle peut bouleverser les principes traditionnels du commandement. En effet, comment préserver l’intégrité de la chaîne de commandement lorsque certains de ses éléments sont des machines et non plus des humains ? Comment déléguer à des programmes perfectionnés la conduite d’ordres dont la mise en œuvre aura une influence directe sur le champ de bataille, pouvant même aller jusqu’à des effets létaux ? Quel niveau de contrôle mettre en place, et où le placer ? Et comment s’assurer que les niveaux verticaux de commandement, du N+1 au N−1, traditionnels garants du principe de subsidiarité, ne s’effaceront pas devant l’accès à une information immédiate issue d’un recueil de l’information horizontal, de machine à machine ?

• l’IA peut aussi être un appui au commandement et une aide à la décision. Le chef militaire sera régulièrement accompagné par des algorithmes d’IA qui lui proposeront de l’aide à la décision, portant sur des analyses multisources et y trouvant parfois des corrélations dans des dimensions difficilement appréhendables pour l’humain. Comment celui-ci trouvera-t‑il les capacités de recul nécessaires pour discerner, malgré les contraintes d’immédiateté et de pression qui seront les siennes, et prendre une décision qui ne soit pas un choix par défaut ? Comment présenter l’information et avec quel niveau de granularité, pour que le chef en garde la compréhension ? Finalement, comment éviter que les systèmes embarquant de l’IA à tous les niveaux de la chaîne de commandement ne finissent par transformer les officiers censés conduire les opérations en de simples opérateurs spécialisés ?

C’est pour réfléchir à ces questions complexes, mais primordiales pour la conception de nos systèmes militaires de demain, que le centre de recherche de l’Académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan, en partenariat avec Nexter et la Fondation Saint-Cyr et avec la participation de Naval Group, a organisé une journée d’étude « IA et commandement militaire » le 28 septembre 2023 à Paris. Le format original qui a été retenu pour cette analyse a été de suivre la décomposition classique d’une mission militaire : la préparation de la mission, la conduite de la mission et l’analyse après action, et d’y voir les impacts de l’IA sur le commandement militaire. C’est cette approche que nous vous proposons de restituer dans ce dossier. 

L’aide à la décision est une proposition résultant d’un traitement de données effectué par une intelligence artificielle sur des données relatives au contexte en cours, dans le but de conseiller les décideurs dans leur choix. Ces derniers restent souverains dans la décision finale. Elle est particulièrement utile pour être force d’analyse lorsque le nombre de paramètres ou de contraintes est trop élevé pour une intelligence humaine. L’aide à la décision doit faire réfléchir le chef militaire tout en lui laissant sa capacité de discerner.

Gérard de Boisboissel

areion24.news