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mardi 26 mars 2024

Entre opportunités et défis : regard russe sur le conflit Hamas/Israël


Si Moscou affiche une orientation nettement en faveur de la cause palestinienne depuis l’offensive du Hamas, le Kremlin veille également à ne pas compromettre ses relations avec Israël au risque de fragiliser l’équilibre régional qu’il a patiemment tissé depuis quinze ans.

Pour la Russie, la guerre actuelle entre le Hamas et Israël ne représente pas plus une opportunité susceptible de détourner l’attention des Occidentaux du conflit en Ukraine qu’un risque mettant en péril l’intégrité de sa politique au Moyen-Orient. Au contraire : ce regain d’hostilité confirme principalement aux yeux de Moscou la partialité évidente des États-Unis en faveur de l’État hébreu et leur échec manifeste à proposer une résolution viable du conflit israélo-palestinien. Ce constat corrobore la vision russe de la nécessaire désoccidentalisation de l’ordre international ; un projet alternatif qui implique notamment l’intégration et la légitimation de nouveaux acteurs dans la gestion mondiale des conflits.

Hamas : un indéniable soutien

Depuis le début des hostilités, le 7 octobre 2023, la Fédération russe manifeste ostensiblement son soutien à la cause palestinienne et à une solution onusienne préconisant l’établissement de deux États distincts. La Russie a ouvert des canaux de discussion avec la direction du Hamas avant même que ce dernier ne reçoive le vote des Gazaouis en 2006. Les Russes encouragent cette dernière à accepter les conditions politiques posées par la communauté internationale afin de « monter en légitimité » et plaident par ailleurs en coulisses en faveur d’une réconciliation entre les factions palestiniennes pour renforcer leur unité politique en prévision d’une éventuelle reprise du processus de paix et des négociations avec la partie israélienne (1).

La signature en septembre 2020 des accords d’Abraham, à l’instigation de Donald Trump, a néanmoins constitué une véritable déconvenue pour Moscou (2) : non seulement l’initiative américaine reportait-elle sine die la résolution du conflit israélo-palestinien, mais elle reléguait également à la marge les tentatives russes d’unification des forces palestiniennes. Les violentes représailles qui se poursuivent dans la bande de Gaza, ainsi que le nombre substantiel de victimes civiles palestiniennes, remettent dorénavant en question la légitimité de ces accords pour les chancelleries moyen-orientales (3). Pour Moscou, les hostilités actuelles imposent la réinscription à l’ordre du jour de la question palestinienne et sa nécessaire résolution dans un cadre onusien.

Concrètement, la posture russe s’est traduite jusqu’à présent par son refus catégorique de condamner, de quelque manière que ce soit, l’attaque du Hamas. À la différence de ses rivaux occidentaux, mais en accord avec les normes de l’ONU sur le terrorisme, la Russie ne considère pas le Hamas comme terroriste. Moscou appréhende plutôt l’organisation islamiste comme une force politique engagée dans une lutte contre les inclinations colonialistes des Israéliens. Ainsi, le projet de résolution russe au Conseil de sécurité de l’ONU, soumis dès le 16 octobre et appelant à un cessez-le-feu humanitaire dans la bande de Gaza, évitait délibérément de mentionner explicitement le Hamas comme instigateur du conflit en cours. Parallèlement, une délégation de cette même organisation était accueillie dix jours plus tard à Moscou pour négocier et coordonner la libération des otages israélo-russes.

De manière concomitante, les principaux médias nationaux russes ont tous adopté une position défavorable aux autorités israéliennes, formulant des critiques acerbes quant au traitement réservé aux civils lors des représailles militaires d’Israël à Gaza. Lors d’une conférence de presse tenue le 21 novembre, le ministre des Affaires étrangères russes, Sergueï Lavrov, réaffirmait la disposition de la Russie à appuyer toute relance du processus de paix en vue de l’établissement d’un État palestinien dans les limites territoriales de 1967 avec pour capitale Jérusalem-Est (4), revendication récurrente des négociateurs palestiniens.

Israël : un partenaire encore crucial 

Ce n’est finalement que le 16 octobre — soit dix jours après l’assaut du Hamas en territoire israélien — que Vladimir Poutine, lors d’une conversation téléphonique avec le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, a présenté ses condoléances aux familles des Israéliens tués, sans remettre en question l’acte commis par la branche armée du Hamas. Ce positionnement de Moscou vis-à-vis de Tel Aviv se démarque nettement de leur attitude antérieure, plus pondérée, qui prévalait avant l’attaque du Hamas (5).

Depuis un peu moins de vingt ans, les autorités russes ont systématiquement cherché à maintenir un équilibre dans la conduite de leurs actions régionales. En cultivant des relations harmonieuses avec pratiquement tous les acteurs en conflit au Moyen-Orient, la Russie s’est présentée comme un intermédiaire indispensable et a cherché ce faisant à rectifier ce qu’elle considère comme une répartition injuste du pouvoir sur la scène internationale. De solides liens ont ainsi été forgés tant avec d’anciens alliés soviétiques (Syrie, Égypte) qu’avec des acteurs davantage orientés vers l’Occident et notamment les États-Unis (Arabie saoudite, Émirats arabes unis). Israël fait partie de cette seconde catégorie.

Sur le plan militaire, le complexe militaro-industriel israélien attise les appétits d’une armée russe souhaitant combler son fossé technologique avec l’Occident. Toutefois, dans le cas de la dronautique, les professionnels israéliens se sont jusqu’à présent abstenus, à la demande de Moscou, de livrer du matériel militaire aux Ukrainiens. Israël revêt également une importance déterminante pour l’économie de la Russie : Tel Aviv n’a en effet jusqu’à présent imposé aucune limitation aux relations économiques bilatérales ni de sanctions personnelles à l’encontre de citoyens russes et Israël continue à commercer avec des entreprises russes. À cet égard, la présence d’une importante diaspora russe en Israël renforce l’idée que cette connexion russo-israélienne n’est pas fortuite, mais bien le résultat de relations culturelles, historiques et politiques étroites entre les deux nations.

Bien que la relation bilatérale entre Israël et la Russie soit globalement positive, plusieurs questions d’ordre stratégique opposent diamétralement ces deux partenaires. Moscou continue en effet d’entretenir une franche collaboration avec l’Iran, principal ennemi israélien, notamment dans le secteur de l’armement (avec le risque d’approvisionner indirectement le Hezbollah libanais et le Hamas palestinien) ainsi que dans celui du nucléaire, ce que Tel Aviv accueille comme une menace vitale. En Syrie, l’installation par l’armée russe de capacités de détection de missiles aériens visait à limiter la possibilité, pour l’armée israélienne de compromette le rétablissement politique du régime de Bachar el-Assad.

La question palestinienne est une autre source de discorde entre Israël et la Russie, cette dernière ne disposant ni des moyens économiques ni des moyens militaires dissuasifs suffisants pour forcer son partenaire à s’engager pour l’établissement d’un État palestinien à ses frontières. Le 10 décembre, Sergueï Lavrov appelait par exemple au lancement d’une mission d’observation pour évaluer la situation humanitaire à Gaza tout en considérant qu’il n’était pas acceptable, pour Israël, de prendre l’attaque du 7 octobre comme prétexte pour punir collectivement et sans distinction la population palestinienne. Il n’est toutefois pas certain que Moscou soit disposé à sacrifier les principes de justice en faveur de la cause palestinienne au détriment des avantages découlant de sa relation avec Israël. L’objectif actuel de la Russie sur la scène régionale est plutôt de se positionner comme une alternative crédible et moins impartiale que les États-Unis dans la médiation entre Israéliens et Palestiniens.

De l’antisémitisme à l’escalade incontrôlée : les défis du conflit en cours

Le principal défi interne que suscite l’actuel conflit entre le Hamas et Israël pour Moscou réside dans la réémergence de l’antisémitisme en Russie et de sa banalisation. La campagne anti-israélienne dans le paysage médiatique russe crée un contexte favorable à des heurts entre citoyens musulmans et juifs au sein même de la Fédération russe. L’incident du 29 octobre dernier à l’aéroport de Makhachkala, dans la république nord-caucasienne du Daghestan, en constitue une triste illustration. Bien qu’aucun des passagers du vol en provenance d’Israël n’ait été blessé, les émeutiers, arborant des drapeaux palestiniens, avaient été précédemment incités, par des messages sur les réseaux sociaux se référant directement au conflit au Proche-Orient, à venger leurs frères gazaouis. Si les autorités russes se sont empressées de suspecter un complot occidental pour affaiblir la Russie, cet épisode aura tout de même nuit à la cohésion sociale russe.

Sur le plan bilatéral et depuis les attaques du 7 octobre, de nombreux politiques, parlementaires, professionnels de la sécurité et de la défense, ainsi que d’autres intellectuels, journalistes ou universitaires, appellent à une révision des relations avec la Russie. Cet agacement d’une partie des élites israéliennes représente un risque économique (diminution du volume d’échanges entre les deux partenaires, adoption de sanctions) voire stratégique (fourniture d’armes légères à Kyiv) que le Kremlin doit forcément appréhender. Israël pourrait également remettre en question son accord de déconfliction en Syrie, alors que Bachar el-Assad amorce un retour significatif sur la scène internationale (6).

Si une rupture totale de leurs relations bilatérales demeure actuellement inenvisageable, une montée subite des hostilités meurtrières entre Israël, d’une part, et les membres de l’axe de la résistance (factions houthies, syriennes, irakiennes, Hezbollah, Iran), d’autre part, pourrait obliger la Russie à prendre plus clairement position envers l’une ou l’autre des parties, choix qui entraînerait des conséquences néfastes à la fois pour son économie et pour la guerre qu’elle mène en Ukraine. Ses gains politiques en Syrie et son approvisionnement militaire de drones iraniens s’en trouveraient directement menacés. Incapable de soutenir financièrement et militairement une lutte sur deux fronts, la Russie serait vraisemblablement amenée à délaisser le Moyen-Orient au profit de la protection de ses prétentions territoriales et sécuritaires en Europe.

Désoccidentalisation et retour de la question palestinienne : des opportunités bienvenues pour la Russie

Une erreur d’appréciation de la part de certains responsables politiques occidentaux leur fait considérer la crise actuelle comme une opportunité pour la Russie de réduire l’intérêt pour le conflit en Ukraine, ce qu’elle n’est que marginalement. L’intensité médiatique envers la situation israélo-palestinienne persistera même après la cessation des opérations militaires israéliennes. Il semble à l’heure actuelle évident qu’un engagement politique substantiel de la communauté internationale se développe à moyen terme, tant pour prévenir de nouvelles attaques du Hamas que pour adopter une perspective plus attentive aux besoins et aux revendications du peuple palestinien. Ce nouvel élan diplomatique nécessitera inévitablement un effort politique considérable sur une période prolongée. Cette situation détournera nécessairement l’attention de la crise en Ukraine, mais elle matérialisera surtout la concurrence des visions entre les États-Unis et la Russie sur le Moyen-Orient.

Comme mentionné précédemment, Washington s’était engagé, sous la direction de Donald Trump, dans un effort substantiel visant à persuader les chancelleries arabes de normaliser leurs relations avec Israël, sans prérequis sur les avancées du dossier palestinien. Cette normalisation comportait en outre une composante défensive vis-à-vis de l’État iranien, devenu un allié de plus en plus crucial pour la Russie. Recréer des liens formels entre Israël et l’Arabie saoudite représentait toutefois déjà un défi plus grand encore ; depuis le 7 octobre, cette perspective diplomatique semble désormais être enrayée pour une durée considérable. Cela constitue toutefois une opportunité véritable pour la Russie, qui avait déjà présenté publiquement en 2019 sa propre architecture régionale de sécurité. Le probable ajournement de ces manœuvres diplomatiques américaines laisse ainsi le champ libre à la Russie pour favoriser, à moyen terme, le renforcement des relations entre l’Iran et les pays du Golfe, tout en tentant de gérer à plus long terme l’antagonisme entre l’Iran et Israël. C’est notamment dans cette perspective que Vladimir Poutine s’est rendu le 6 décembre dernier aux Émirats arabes unis et en Arabie saoudite.

Anticipant que le niveau d’hostilité entre le Hamas et Israël restera circonscrit à Gaza, Moscou utilise pour l’heure sa tribune au Conseil de sécurité de l’ONU pour critiquer la politique de l’administration américaine, en particulier son indignation sélective, et surtout, la monopolisation par les États-Unis du processus de paix entravant la recherche d’une solution durable pour l’établissement d’un État palestinien souverain et indépendant. Ces critiques acerbes sont cependant moins adressées aux Américains eux-mêmes qu’aux autres pays arabes ainsi que plus largement au Sud global. À défaut de disposer des leviers nécessaires pour convaincre Israéliens et Palestiniens de modifier leurs positions, la crise en cours au Proche-Orient offre à Moscou — qui se targue d’être le seul acteur international majeur capable d’entretenir des relations directes avec l’ensemble des parties et des factions impliquées — l’opportunité de renforcer sa popularité en se positionnant comme le chef de file d’un mouvement prônant une désoccidentalisation de l’ordre international, favorisant ainsi l’inclusion et la légitimation de nouvelles entités politiques dans la gestion mondiale des conflits.

En conclusion, la Russie tire en ce moment avantage du sentiment antiaméricain au Moyen-Orient, en Asie, en Amérique latine et en Afrique pour promouvoir un ordre mondial alternatif. Estimant représenter un médiateur plus impartial que Washington, la Russie, par sa proactivité diplomatique actuelle, vise moins à soutenir le Hamas ou à condamner le gouvernement israélien qu’à démontrer au reste du monde que la Fédération russe peut jouer un rôle constructif dans le règlement de ce conflit. Les autorités russes se réjouissent ainsi de la possibilité de présider aux reprises des négociations sur la question palestinienne, bien qu’en privé, elles expriment néanmoins davantage de pessimisme quant à cette perspective. Elles sont conscientes que leur pays ne dispose pas seul des ressources nécessaires pour contraindre durablement les parties impliquées à respecter les conditions imposées par l’entité onusienne.

Cependant, les événements régionaux en cours offrent à la Russie l’occasion de réaffirmer son soutien à une résolution durable du conflit israélo-palestinien, avec l’établissement inévitable à terme d’un État palestinien. Elle appelle en outre la communauté internationale, et en particulier le monde non occidental, à envisager les contours d’un changement systémique majeur de l’ordre international visant à inclure un plus grand nombre d’acteurs internationaux dans la résolution des conflits passés, présents et futurs.

Notes

(1) En février 2019, un sommet pour la réconciliation nationale palestinienne s’est tenu à Moscou. Comprenant de nombreux mouvements politiques palestiniens (dont le Fatah et le Hamas), celui-ci a finalement échoué.

(2) Les accords d’Abraham prévoyaient au départ la normalisation des relations entre Israël et deux pays arabes : les Émirats arabes unis et Bahreïn. Ils seront prolongés quelques mois plus tard avec le Maroc et le Soudan.

(3) Bahreïn a d’ailleurs annoncé le 2 novembre dernier la rupture de ses relations avec Israël et le rappel de son ambassadeur.

(4) Le 6 avril 2017, la Russie est devenue le premier pays à reconnaître officiellement Jérusalem-Ouest comme capitale de l’État d’Israël et Jérusalem-Est comme capitale du futur État palestinien.

(5) Voir Erik Burgos, « Entre opportunités et risques : la Russie au cœur de la nouvelle gouvernance du Moyen-Orient ? », Les Grands Dossiers de Diplomatie, n°67, avril-mai 2022, p. 61-62.

(6) Après une décennie d’exclusion, le président syrien a réintégré en mai dernier la Ligue arabe.

Erik Burgos

areion24.news