Deux mois après la libération du journaliste français Olivier Dubois, le 20 mars dernier, TV5MONDE, RFI, Le Monde et Libération livrent une enquête conjointe sur les circonstances de l’enlèvement du reporter le 08 avril 2021 à Gao alors qu’il s’apprêtait à interviewer un chef djihadiste du Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans, affilé à Al Qaida au Maghreb Islamique. Une rencontre dont les militaires français de l’ancienne opération Barkhane ont suivi les préparatifs pendant plusieurs mois. Une mission risquée, organisée par le “fixeur” du journaliste qui a joué un rôle trouble dans cette affaire.
C’est devenu malgré lui, “le plus long reportage de sa vie”. Le 8 avril 2021, le journaliste français Olivier Dubois est enlevé à Gao, dans le nord du Mali, alors qu’il s’apprêtait à interviewer Abdallah Ag Albakaye, un cadre jihadiste du GSIM, le Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans, lié à Al-Qaida au Maghreb Islamique. Le journaliste de 48 ans était installé au Mali depuis 5 ans où il travaillait en indépendant pour les journaux Jeune Afrique, Le Point et Libération. Cette rencontre, Olivier Dubois la préparait discrètement depuis décembre 2020 avec l’aide de Kader, un de ses contacts touarègues, dont nous avons modifié le nom pour des raisons de sécurité.
Un rendez-vous qui se voulait secret mais dont les services de renseignements de l’armée française, engagée avec 5100 hommes dans la lutte contre le terrorisme au Sahel depuis 2013 à travers les opérations Serval puis Barkhane, avaient pourtant été informés. Entre la fin de l’année 2020 et le 8 avril 2021, l’armée française a suivi toute la phase de préparation de cet entretien, comme le révèlent les procédures judiciaires maliennes et françaises auxquelles nous avons eu accès.
Depuis le début de l’année 2021, les militaires ont observé, à l'insu du journaliste, chaque étape de l’organisation de cet entretien, jusqu’à l’arrivée du reporter français à Gao, où il sera pris en otage.
Durant les 711 jours de sa captivité, TV5MONDE, RFI, Libération et Le Monde ont enquêté sur les circonstances de l’enlèvement d’Olivier Dubois. L’intégralité des informations que nous publions aujourd’hui était gardée confidentielle pour ne pas nuire aux négociations en cours à l'époque qui ont conduit à la libération du journaliste français le 20 mars 2023.
Indicateur de Barkhane
Pour tenter de comprendre cette affaire, nos recherches ont convergé vers un témoin central dans l’enlèvement d’Olivier Dubois que nous appellerons Kader pour conserver son anonymat. Un témoin, arrêté par la police malienne le 21 avril 2021, puis inculpé en mai pour “association de malfaiteurs terroriste” et “acte de terrorisme”, avant d’être finalement placé en liberté conditionnelle depuis maintenant près d’un an.
Kader est un jeune Touarègue originaire de la région de Gao. Il vit à Talataye, dans le nord-est du Mali où s’affrontent deux mouvances djihadistes, Al-Qaida au Maghreb Islamique et l’État Islamique au Grand Sahara. Lorsque Olivier Dubois le contacte pour la première fois sur Facebook en 2016, le journaliste cherche à obtenir des informations pour raconter ce qu’il se passe dans cette zone inaccessible. Les deux hommes échangent régulièrement sur la situation sur place, puis au fil du temps, se lient d’amitié.
En 2019, année la plus meurtrière pour les civils au Mali depuis 2012, Kader se choisit un nouvel employeur. Il commence à travailler pour le GRM, le Groupement de Recherche Multi-capteurs, en charge de la partie renseignement de l’opération Barkhane à Gao. Le jeune Touarègue se rend régulièrement sur la base militaire française, où près de 2 000 militaires sont installés. Il travaille successivement avec quatre équipes différentes, en rotation tous les trois mois.
Olivier Dubois sait que Kader travaille régulièrement avec Barkhane, mais il pense que leur amitié préservera la confidentialité de son projet d’entretien avec Abdallah Ag Albakaye. Dans l’enquête ouverte par le Parquet national anti-terroriste français le 5 mai 2021, les officiers de Barkhane auditionnés racontent avoir pris connaissance de la mission prévue du journaliste au début de l’année 2021.
Un lieutenant en poste à Gao, auditionné sous le nom de code “PNAT-10” dans la procédure judiciaire, est chargé de maintenir le contact avec Kader et de faire remonter les renseignements à ses supérieurs. Kader racontera, quant à lui, qu’il avait informé Barkhane début janvier. Entre le début de l’année et le 8 avril 2021, l’entretien prévu par le journaliste français fait l’objet de 13 notes de renseignements militaires.
Parmi les auditions qui figurent dans la procédure judiciaire française, un haut gradé de l’ex-opération Barkhane raconte le lien entre Kader et la force française : “Il pensait à l’époque que Barkhane pouvait l’aider à lutter contre l’Emir de Telataye qui se nomme Abdallah Ag Albakaye. Son objectif était de fournir des renseignements à Barkhane afin de lutter contre l’emprise d’Albakaye dans sa région”. Le profil de Kader ne laisse pas indifférent les militaires français. “Il nous donnait accès à une zone clé car il vivait à Telataye et donnait accès à un responsable d’une organisation terroriste. Il pouvait ainsi nous informer sur ses habitudes de vie.”
Ces informations, fournies par une multitude de petites mains comme Kader, constituent une base précieuse de renseignements pour l’armée française. Elles lui permettent d’affiner le ciblage de ce qu’elle appelle les “GAT”, les groupes armés terroristes, et plus particulièrement le GSIM, ce groupe affilié à Al-Qaida au Maghreb islamique, et l’État islamique au Grand Sahara (EIS), qui cherchent à étendre leur influence au Sahel. À ce moment-là, Abdallah Ag Albakaye contrôle la zone de Talataye, où s’affrontent ces deux mouvances djihadistes. Une zone stratégique, située dans le nord-est du Mali, que l’armée française tente de sécuriser.
Pendant deux ans, Kader travaille donc pour Barkhane qui le considère comme une source “fiable en termes de discrétion et de sécurité”. Sur cette période, il perçoit “environ 900 euros” d’après le lieutenant PNAT-10, chargé de rémunérer le jeune Touarègue pour ses services.
"Cet argent était pour les informations qu’il donnait, pour les frais de déplacement, les forfaits téléphoniques et aussi pour les médicaments pour sa famille. En plus de ça, nous avons soigné plusieurs personnes de sa famille au camp de Gao.” Selon nos informations, Kader dit espérer à ce moment-là qu’en travaillant avec Barkhane, “les siens seront un jour débarrassés de la présence d’Al-Qaida à Talataye”.
Pour renseigner efficacement l’armée française, Kader est équipé d’un téléphone satellitaire à l’aide duquel il transmet les positions de l’Emir de Talataye, ciblé par l’armée française qui rappelle toutefois que “c’était un objectif parmi d’autres, il n’était pas prioritaire.”
Pour le lieutenant PNAT-10, “il y avait bien une histoire d’argent pour l’arrestation de Abdoulaye Ag Albakaye, mais bien avant l’histoire de la rencontre avec Olivier Dubois. Kader travaillait et avait été recruté pratiquement exclusivement pour la localisation, voire la capture de Abdoulaye Ag Albakaye.”
Interrogé lui aussi par la police judiciaire malienne lors de son incarcération à Bamako, Kader raconte que l’armée française lui avait promis une somme d’environ “400 000 CFA”, soit près de 600 euros, qui lui serait remise, d’après PNAT-10, une fois l’Emir de Talataye neutralisé.
Une mission à haut risque
En novembre 2020, Olivier Dubois, qui a toujours travaillé avec Kader via les réseaux sociaux, le rencontre pour la première fois physiquement et l’héberge chez lui à Bamako pendant trois jours. Quelques semaines plus tard, il lui fait part de son projet d’entretien. À ce moment-là, le journaliste revient d’une mission en pays dogon, dans le centre du Mali, en immersion avec une milice locale connue sous le nom de Dana Ambassagou.
Ses combattants luttent avec les moyens du bord contre l’expansion d’Al-Qaida au Maghreb islamique. Une mission périlleuse que le reporter mène à l’époque avec l’aval du journal Libération mais sans celui des autres rédactions pour lesquelles il travaille, qui jugent cette mission trop dangereuse.
À son retour, Olivier Dubois relance ses employeurs, qui reviennent sur leur décision initiale et lui achètent ce reportage exclusif dans une zone marquée par l’insécurité et la présence d’Al-Qaida. Lorsqu’il expose son projet d’entretien à Gao avec un cadre djihadiste, Libération et Le Point déclinent cette nouvelle proposition qu’ils jugent trop risquée. Olivier Dubois décide alors de faire cavalier seul, convaincu qu’il revendra cette interview.
Quelques semaines plus tard, il envoie à Kader une capture d’écran sur laquelle figure une lettre manuscrite, écrite en arabe. Dans cette lettre, Olivier Dubois adresse une demande d’interview à l’Emir de Talataye. De son côté, Kader transmet la missive à un intermédiaire en charge de collecter la “Zakhat”, un impôt local prélevé par Al-Qaida au Maghreb Islamique auprès des populations de Talataye chaque samedi, jour de marché. Un mois plus tard, Abdallah Ag Albakaye répond favorablement à la demande du journaliste, dans une deuxième lettre rédigée en arabe, traduite en français par Barkhane, et dont l’authenticité n’a pas pu être vérifiée.
Dans la procédure judiciaire du Parquet national anti-terroriste, le lieutenant PNAT-10 admet alors qu’“à ce moment je pensais encore que cette rencontre était improbable aux vues des méthodes et procédures de sécurité d’Ag Albakaye. De plus la renommée d’Olivier Dubois n’est pas non plus celle de Claire Chazal”. Le militaire remonte tout de même l’information au centre de commandement de Barkhane, basé à N’Djamena, au Tchad. “À partir du mois de mars 2021, après cette information d'acceptation de cette rencontre avec Albakaye, cette thématique est devenue importante dans le traitement de la source” explique-t-il. “A ce moment-là, j'ai demandé à Kader de recueillir le maximum d'informations, à savoir où ? Quand ? Comment ? Avec qui ? Et surtout pourquoi ?”
D’après les renseignements communiqués par Kader à l’armée française puis aux enquêteurs maliens dans le cadre d’une procédure judiciaire ouverte le 23 avril 2021, un pick-up du groupe armé l'emmène mi-mars dans la région de Kidal, où il raconte avoir rencontré Abdallah Ag Albakaye pour récupérer des garanties de sécurité demandée par Olivier Dubois. Une rencontre rendue possible grâce aux liens entre l’organisation djihadiste et Kader, qui explique leur avoir parfois rendu service, “sous la contrainte” et pour “protéger sa famille”.
Autre information qui a son importance, Kader reçoit de l’argent de la part de l’organisation djihadiste, qui prend financièrement en charge la mission du journaliste. Le fixeur achète ensuite le billet d’avion d’Olivier Dubois, ainsi qu’un “bazin”, une tenue traditionnelle que devra porter le journaliste le jour de l’entretien, fixé au 28 mars dans la ville de Gao.
À son retour, Kader est reçu sur la base militaire de Gao. Le Touarègue remet aux militaires français une lettre dans laquelle figurent des garanties de sécurité rédigées en langue arabe par Abdallah Ag Albakaye. Barkhane demande ensuite à Kader de “fournir la localisation du lieu de rencontre et la présence effective de Abdallah Ag Albakaye”. “Le but de notre mission était de localiser le nommé Albaka et de pouvoir le suivre jusqu’à sa zone refuge”, explique le lieutenant PNAT-10.
Le 23 mars, le projet d’interview d’Olivier Dubois fait l’objet d’une réunion de commandement en visioconférence avec la base française de N’Djamena. Selon l’armée française, cette réunion est organisée “sous l’autorité du sous-chef des opérations avec notamment le chef des renseignements, le responsable des opérations et l’officier de liaison des opérations spéciales (force Sabre)”.
Dans la procédure judiciaire du Parquet national anti-terroriste, l’armée française émet l’hypothèse d’un enlèvement. “Tous les éléments nous faisaient penser qu’il y avait un réel risque pour Olivier Dubois”, souligne PNAT-10. Le Chef d’État-major demande alors la poursuite de la phase de renseignement avec Kader, mais concernant l’hypothèse d’une opération, les militaires sont unanimes : “Barkhane n’était pas dimensionnée pour ce genre de dossier”.
Un haut-gradé de l’armée française précise : “il n’y a jamais eu d’opération validée à mon niveau”. Dans les jours qui suivent, la date du rendez-vous change à plusieurs reprises à la demande d’Olivier Dubois, faute de place dans l’avion entre Bamako et Gao. Elle est d’abord fixée au 5 avril puis au 8 avril à 15h à Gao.
Le 2 avril, Kader raconte aux militaires avoir reçu un coup de téléphone d’un commandant d’Abdallah qui lui donne des instructions sur la durée de l’interview, le nom de la rue où le rendez-vous aura lieu, ainsi que la date fixée au 8 avril, des instructions qu’il transmet à Barkhane après avoir raccroché.
Mais à l’approche du rendez-vous, le lieutenant PNAT-10 observe un changement de comportement chez Kader qui laisse percevoir son inquiétude. Le jeune homme racontera plus tard aux enquêteurs français avoir craint à ce moment-là pour la sécurité de son ami journaliste. PNAT-10 tente alors de le rassurer : “il n’y a pas de quoi s’inquiéter puisque tous les chefs de Barkhane sont au courant et qu’ils sont prêts pour que tout se passe bien.” L'officier traitant qui a été confronté lors de l'enquête à ses messages dit avoir voulu rassurer son informateur pour qu'il continue à transmettre des informations.
Dans les jours qui suivent, Kader transmet à Barkhane la copie du billet d’avion du journaliste, une copie de son passeport, ainsi qu’une photo des habits qu'il devra porter le jour du rendez-vous.
Le 7 avril au matin, à la fin d’une nouvelle réunion avec N’Djamena, un colonel de Barkhane, entendu dans le cadre de l’enquête, explique que “vu le sujet sensible et sans avoir eu aucun retour jusqu’à ce stade, j’ai annoncé que les derniers renseignements recueillis relevaient pour nous de l’hypothèse d’un enlèvement. J’ai estimé que ce sujet devait être porté à la connaissance des autorités de Bamako, en vue de prévenir le journaliste.”
Loin de se douter que l’armée française est au courant de son déplacement le lendemain, Olivier Dubois informe de son côté via WhatsApp un conseiller de l’ambassade de France à Bamako. Contacté par nos médias, ce dernier explique qu’à sa demande, une “lettre rouge” est alors envoyée au journaliste par le Quai d’Orsay le lendemain, jour de son départ pour Gao.
Le 8 avril, alors que l’avion dans lequel le journaliste se trouve s’apprête à décoller, l’ambassade de France lui envoie un courrier dans laquelle la chancellerie française lui demande de “reconsidérer ce projet”, et lui rappelle que “la zone dans laquelle vous prévoyez de vous rendre est formellement déconseillée aux voyageurs”. Un courrier fréquent pour les reporters habitués à partir en mission dans ces zones dangereuses.
Cette lettre, Olivier Dubois ne la recevra jamais. Avant le décollage, il envoie un dernier selfie à Deborah, sa compagne. À cet instant, il ignore qu’il ne retrouvera sa famille que le 21 mars 2023 à Villacoublay, au lendemain de sa libération, soit près de deux ans plus tard.
L’enlèvement
8 avril. Le soleil atteint son zénith à Gao lorsque le journaliste français foule le sol brûlant du tarmac de l’aéroport Korogoussou. Peu de temps avant son arrivée, Kader informe Barkhane que l’organisation du rendez-vous a encore changé. Il reçoit sur son téléphone cet audio WhatsApp de Barkhane que nous avons consulté : "Si toi tu ne participes pas à la réunion si tu n’es pas autorisé à y participer, qui va faire traducteur entre Olivier et euh “ALBAKA”? Et deuxième question, c’est quoi la rue qu’ils t’ont demandé de prendre pour euh, déposer Olivier Dubois ?”
D’après Kader, la rencontre est désormais prévue dans une autre rue et le Touarègue, initialement chargé de faire la traduction lors de l’interview n’est finalement plus autorisé à y participer. “J’ai transmis immédiatement en boucle courte ces informations à N’Djamena et à Paris, en précisant en commentaire que le risque d’enlèvement était élevé”, raconte PNAT-10. Il précise ensuite ne pas avoir reçu d’ordre pour empêcher la rencontre.
Dans une enquête interne ouverte par la direction des armées auxquelles nos médias ont eu accès et dont les conclusions classées “secret” et “spécial France” ont été déclassifiées pour les besoins de l’instruction judiciaire en cours écrit qu’“il est difficile de reprocher à Barkhane de ne pas avoir empêché le déplacement d’un journaliste indépendant”. La veille de l’entretien, le commandant de la force française suggère à l’ambassade de France à Bamako une action en s’appuyant sur les services maliens. L’inspecteur des armées conclut ensuite que “cette alerte ne donnera pas lieu à la concrétisation d’une manoeuvre d’entrave”.
Barkhane demande à Kader de communiquer un maximum d’informations sur les modalités de la rencontre. L’informateur se rend, de sa propre initiative, sur le lieu de rendez-vous et envoie à Barkhane la position exacte du lieu, grâce à une application de géolocalisation installée sur son téléphone par des éléments de la force française. En complément le lieutenant PNAT-10 précise que “dans le cas de figure où il (Kader) ne pourrait pas avoir son téléphone, j’avais envisagé un signal visuel qui aurait pu être transmis à un drone”.
12h57. Kader informe Barkhane qu’il part chercher Olivier Dubois à l’aéroport. Les deux amis se rendent ensuite à l’hôtel des Askias, où le journaliste a prévu de séjourner jusqu’au 10 avril, date de son vol retour. Il dépose ses affaires dans sa chambre et revêt un boubou traditionnel acheté par Kader, selon les instructions du GSIM.
Les deux hommes partagent un peu de viande de mouton avant de se rendre sur le lieu du rendez-vous où ils arrivent à 14h52, quartier 7 de Gao, “dans la rue principale à l’ouest du dépôt de boissons Bavaria”. Barkhane suit leurs déplacements en temps réel.
Dans le cadre de l’enquête ouverte par le PNAT, un des enquêteurs questionne le lieutenant PNAT-10 en charge de faire remonter les renseignements communiqués par Kader : “Alors que vous possédez des éléments plutôt probants sur un possible enlèvement d’un citoyen français, pourquoi ne pas lui avoir dit de tout arrêter ?” Le militaire français répond : “Premièrement parce-que je n’en ai pas reçu l’ordre.” Un de ses supérieurs complètera plus tard : “Nous étions conscient de la sensibilité de la rencontre mais le rôle du service de renseignements de la force Barkhane est de faire remonter les informations à N’Djamena. Mon rôle n’est en aucun cas de prendre contact avec les ressortissants français sur zone.”
15h. D’après les informations communiquées par Kader, un pick-up “couleur sable” avec quatre hommes enturbannés et sans armes apparentes se gare à côté du véhicule du Touarègue. Kader est à ce moment-là le dernier filet de sécurité du reporter qui monte à bord du pick-up censé le reconduire 45 minutes plus tard, comme convenu.
15h50. Pour Kader l’attente est interminable, d’autant qu'Olivier Dubois ne revient pas. Le Touarègue informe Barkhane qui lui demande de patienter. Après plusieurs relances qui figurent sur le téléphone de Kader et dans la procédure judiciaire française, le jeune homme questionne PNAT-10 sur WhatsApp : “donc ce que vous me dites là, ça veut dire que vous n’arrêtez pas Abdoulaye ?”, le militaire lui répond : “ Je t’ai expliqué que la partie opération était gérée par d’autres. J’espère autant que toi qu’il sera arrêté.” Lors d’une audition avec les enquêteurs français, le militaire se justifie : “Je ne voulais pas lui répondre précisément, je savais qu’il n’y avait pas d’action prévue.”
Pourtant, Kader n’en démord pas et racontera aux enquêteurs maliens puis français qu’il était convaincu que Barkhane suivrait les déplacements du journaliste à l’aide d’un drone pour, in fine, capturer Abdallah Ag Albakaye. Des propos que dément l’armée française : “Il n’y avait eu aucun moyen technique pour le suivre, Barkhane était renseigné seulement par Kader. L’utilisation de drones est soumise à un protocole particulier opérationnel qui se fait depuis N’Djamena.” Pour ce colonel, l’objectif était clair : “Le but de notre groupement est la collecte de renseignements, nous ne proposons pas d’opération au sens intervention physique.”
Des propos complétés par un général de Barkhane : “Je précise que je n’ai donné aucun ordre pour mener aucune action autour de la rencontre avec Abdallah Ag Albakaye parce que c’était trop dangereux”. Les militaires auditionnés sont formels. “Si une opération avait été prévue, il aurait fallu des moyens bien plus conséquents que ceux présents à Gao à ce moment-là.”
Dans l’enquête interne ouverte par la direction des armées, l’inspecteur général des armées adresse un courrier en septembre 2022 au Chef d’État-Major des Armées, le Général Burkhard. Dans ce courrier, il expose “l’enquête de commandement complémentaire autour de l’enlèvement le 8 avril 2021 d’un journaliste français au Mali et des dysfonctionnements relevés”.
Il convient d’un certain “manque de lucidité” mais dont “l’absence de vigilance est compréhensible au sein d’un état-major concentré sur des opérations majeures”. Il explique alors que “le GRM a entretenu sa conviction que l’intérêt porté à cette cible et que l’opportunité de la localiser au moment de sa rencontre avec le journaliste seraient les déclencheurs suffisants d’une opération particulière de contre-terrorisme de la part de la Task-force Sabre ou de la DGSE”. Une opération que le GRM estimait ne pas avoir à connaître “en raison de la nature confidentielle des missions et des opérations de ces deux acteurs”.
Il conclut que l’analyse de cet épisode a abouti “à une décision de commandement consistant à ne pas valider un projet d’opération cinétique de ciblage d’un chef djihadiste par l’utilisation inconsciente du journaliste, les risques pesant sur le journaliste ayant en permanence été pris en compte.” L’enquête invoque “la responsabilité première d’Olivier Dubois” qualifié de “trompe-la-mort”.
“Vous m’avez trahi”
De son côté, le 10 avril 2021, Deborah, la compagne d’Olivier Dubois, alors sans nouvelles, prévient l’ambassade de France à Bamako. Puis tout s’enchaîne. Le commissariat du deuxième arrondissement de Gao ouvre une enquête dans la foulée. En parallèle, Kader reçoit sur son téléphone un message du lieutenant avec lequel il a l’habitude d’échanger : “Tu penses à supprimer nos messages pour ta sécurité?”. “Non”, répond Kader. Le militaire français le relance : “Pourquoi tu n’effaces pas les messages?”. Le lendemain, il reçoit l’ordre du COMANFOR, le commandant de la force Barkhane, de ne plus entrer en contact avec Kader et de “radier la source”.
Le 21 avril, Kader est interpelé par la police malienne alors qu’il sort du camp de l’armée française, où il est entendu depuis cinq jours par les renseignements de Barkhane ainsi que par un agent de la DGSE (les services extérieurs de renseignement français) envoyé de Bamako.
Le pôle judiciaire spécialisé malien prend le relais à Bamako le 23 avril et ouvre une enquête. Kader est inculpé pour “association de malfaiteurs terroriste” et “acte de terrorisme”. Il est ensuite incarcéré dans la maison d’arrêt centrale de la capitale. Depuis sa cellule, il écrit une lettre de 29 pages à l’intention du COMANFOR. Il y raconte son amitié pour Olivier Dubois, sa collaboration avec Barkhane, et ce qu’il a vécu comme une trahison de la part des militaires français.
Il tente une dernière fois d’entrer en contact avec PNAT-10 qui raconte : “J’ai reçu un appel de Kader alors qu’il était en prison, j’ai immédiatement reconnu sa voix et j’ai raccroché conformément aux instructions. J’ai reçu un SMS juste après provenant de Kader, portant ces termes : “Vous m’avez trahi.”. “Je ne lui ai jamais répondu.”
Dans cette lettre, Kader écrira que l’enlèvement d’Olivier Dubois “a été le moment le plus dur de toute ma vie”. Mais dans l’enquête interne menée par l’inspection des armées, “la duplicité de cette source apparaît progressivement” faisant état des liens qu’il entretenait avec l’organisation djihadiste. Des liens pour lesquels il avait précisément été recruté par les services de renseignement de Barkhane.
Après s’être dédit à plusieurs reprises lors de ses différentes auditions avec les enquêteurs maliens puis français, la loyauté du fixeur pose question. Kader aurait-il finalement joué un double ou triple jeu en trompant l’armée française et Olivier Dubois ou même les futurs ravisseurs du reporter ? À ce sujet l’inspecteur général des armées indique que “l’enquête ne permet pas d’écarter un traitement concomitant par d’autres acteurs”. L’hypothèse selon laquelle Kader aurait renseigné d’autres États, organisations non-étatiques, ou même la DGSE, indépendante des services de renseignements de Barkhane, serait donc possible.
Quant à Al-Qaida au Maghreb islamique, Abdallah Ag Albakaye a-t-il réellement organisé l’enlèvement du journaliste français ? Dans une interview donnée le 6 mars 2023 au journaliste Wassim Nasr sur France 24, un homme présenté comme l’Emir d’Al-Qaida au Maghreb Islamique, Abou Obeida Yousseff al-Aanabi, affirme qu’Olivier Dubois “n’a pas été attiré” par le GSIM et "qu’Albakaye n’a rien a voir avec sa prise d’otage” avant d’ajouter: “les services français savent”.
Sollicité par TV5 MONDE, RFI, Libération et Le Monde, le Quai d’Orsay n’a pas souhaité commenter cette enquête. Nos médias ont envoyé le 17 avril 2023 une liste de questions au ministère des Armées afin de faire toute la lumière sur cette journée du 8 avril, qui deux ans après, reste toujours nimbée de mystère. Le Ministère des Armées nous a répondu qu’il se “réjouit de la libération” d’Olivier Dubois et qu’il “coopère pleinement avec la justice dans le cadre de l’information judiciaire en cours”.
Une journaliste perquisitionnée
La journaliste qui a contribué à réaliser cette enquête a vu le domicile de ses parents perquisitionné, le 12 avril 2022, par le parquet national anti-terroriste. Elle est alors soupçonnée par les enquêteurs de dissimuler des informations à l’État français dans le cadre de l’instruction judiciaire en cours. Pendant plusieurs heures, son domicile est passé au peigne fin à la recherche d’une “clé-usb” qui contiendrait des informations relatives à l’enlèvement du journaliste français, et ses parents sont auditionnés. Les enquêteurs sont finalement repartis les mains vides.
Anne-Fleur Lespiaut