Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

samedi 30 janvier 2021

La maison Ignazio Cassis est en feu

 

Le 8 juillet 2019 restera marqué d’une pierre blanche pour la diplomatie suisse. Ce jour-là, à New York, le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, annonce avoir nommé l’ambassadeur suisse Mirko Manzoni comme son envoyé personnel pour le Mozambique. A Berne, le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) se félicite de cette décision, «qui honore l’engagement de longue date de la Suisse au sein de l’ONU et souligne son rôle actif dans le processus de paix en cours au Mozambique», dit le communiqué.

Le DFAE salue la victoire de son chef, Ignazio Cassis, qui n’a pourtant rien fait en sa faveur – bien au contraire. Lorsqu’il est appelé par Antonio Guterres, l’ambassadeur Manzoni s’apprêtait à prendre un poste au sein de la petite «section Eurasie» du département, à Berne. Or dans un document que Le Temps a pu consulter, il apparaît noir sur blanc que le président du Mozambique Filipe Nyusi a demandé en personne à Ueli Maurer en mai 2019, à l’occasion d’un voyage commun en Chine, la prolongation du poste de Mirko Manzoni au Mozambique, où le diplomate a contribué à la conclusion d’un accord de paix historique entre le gouvernement et l’opposition armée.

Le président de la Confédération de l’époque a répondu au président Nyusi que le processus de remplacement était déjà bien avancé, mais qu’il transmettait la requête au DFAE. Lequel n’y a pas donné suite.

Déroutant, l’épisode Manzoni est symptomatique d’un ministre peu concerné par les enjeux internationaux. Et peu renseigné. Le Temps a ainsi appris qu’à l’occasion d’un dîner, il avait demandé à son voisin de table la différence exacte entre les chiites et les sunnites. Résultat: depuis 2017, Ignazio Cassis est parvenu à se mettre à dos certains de ses meilleurs diplomates, une partie de son propre parti et à susciter l’incompréhension de nombreux alliés de la Suisse. Après une absence médiatique presque totale en 2020, il entame une nouvelle année comme il avait terminé la dernière: de plus en plus critiqué.

Le cas Krähenbühl et l'UNRWA

Autre cas emblématique, celui de l’ancien directeur des opérations du CICR Pierre Krähenbühl, nommé en novembre 2013 commissaire général de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine au Proche-Orient (UNRWA), ce qui faisait de lui le Suisse le plus élevé dans la hiérarchie de l’ONU.

Ignazio Cassis s’est toujours montré hostile à l’UNRWA. Il partage cette position avec les autorités israéliennes, depuis longtemps irritées par cette agence de l’ONU qui gère des écoles et des centres de santé pour près de 6 millions de réfugiés palestiniens dans la région. En mai 2018, au retour d’une visite en Israël et dans les Territoires occupés, Ignazio Cassis crée la stupeur. Il affirme que l’UNRWA «fait partie du problème, davantage que de la solution», et que la Suisse, en soutenant l’UNRWA, «maintient le conflit en vie».

Cela marque une rupture profonde avec les valeurs essentielles de la diplomatie helvétique. Depuis les années 1950, cette agence de l’ONU concentre l’un des engagements les plus importants de la Suisse dans la région.

L’année suivante, il poursuit sur cette ligne. En septembre 2019, le Tessinois reçoit à Lucerne le chef de la diplomatie israélienne, Israel Katz. A l’issue de la rencontre, le département publie un communiqué anodin insistant sur la bonne collaboration entre les deux pays dans le domaine scientifique ainsi que leur goût commun pour l’innovation et le high-tech. De son côté, l’Israélien souligne une «entente» bien plus importante, qui fait de la Suisse un allié pour «aborder les vraies questions», comme «la disparition future de l’UNRWA». Le DFAE n’a pas bronché.

La Suisse compte parmi les premières nations à suspendre ses contributions à l’UNRWA lors de la mise en cause de Pierre Krähenbühl dans un rapport interne, alors même que l’institution traverse sa pire crise financière en raison du partiel retrait américain décidé par Donald Trump. Privé de tout soutien de Berne, le diplomate suisse sera contraint de démissionner en novembre 2019. Et quand, en 2020, le rapport d’enquête final de l’ONU semble exempter Pierre Krähenbühl d’une grande partie des reproches qui lui ont été faits, le DFAE ne commente pas.

Au-delà du cas personnel, certaines voix critiques dénoncent surtout le «manque effarant» d’intérêt du DFAE à l’égard de l’agence onusienne. «Tout indique qu’Ignazio Cassis, après avoir laissé tomber Pierre Krähenbühl, ne mise pas davantage sur le nouveau commissaire général de l’agence, Philippe Lazzarini, pourtant suisse lui aussi», déplore une source proche du dossier.

Des chaises musicales pour les ambassadeurs

En octobre 2018, Jürg Lauber, ambassadeur de Suisse à New York, n’a pas eu droit à davantage de soutien alors qu’il fait l’objet d’une violente campagne de diffamation en Suisse menée par des proches de l’UDC. En cause: la signature du pacte de l’ONU sur la migration. Le projet ne plaît pas à Ignazio Cassis, qui ne défend pas son collaborateur.

En ce début d’année, les rocades entre diplomates continuent d’interroger sur la conduite du Tessinois. Alexandre Fasel, ambassadeur à Londres et poids lourd du département, est annoncé par Ignazio Cassis comme désirant aller au Caire. Ce qui se révèle être faux. Prédestiné à mettre ses compétences acquises lors du Brexit pour aller négocier à Bruxelles, il est écarté au profit de Rita Adam. Le Fribourgeois attend toujours de savoir où il va atterrir. Selon les informations du Temps, il serait en train de négocier un poste à Genève.

A Moscou, l’ancien secrétaire d’Etat Yves Rossier, autre pointure de la diplomatie suisse, est remplacé par la Zurichoise Krystyna Marty Lang. Pourquoi pas: cette dernière avait déjà été pressentie pour ce poste en 2016. C’est plutôt son mari qui pose problème, nommé à un poste de responsable dans la même ambassade sans être sorti en tête du processus de sélection. Quant à Yves Rossier, il s’est vu proposer Riga après Moscou. En langage diplomatique, cela s’appelle un camouflet.

Ces choix font grincer quelques dents, tout comme la navigation à vue du département avec l’ambassadrice Heidi Grau. Reconduite à Kiev en tant qu’envoyée spéciale pour l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), celle-ci peut remercier la présidence suédoise de l’organisation, qui a permis cette prolongation. Les services d’Ignazio Cassis avaient eux proposé d’envoyer cette spécialiste des pays de l’Est à Port-au-Prince ou à Bichkek, deux représentations très secondaires pour la Confédération.

Le secrétaire général de l’ONU s’inquiète

Quelle stratégie poursuit le conseiller fédéral? La question a été posée par la Commission de politique extérieure du Conseil national au DFAE lors d’une séance à Berne le 19 janvier. Concernant les ambassades, il lui a été répondu que les tournus sont habituels et font partie des conditions d’engagement. Quant aux mécontents, il ne s’agirait que de «cas individuels». Cette explication a été bien reçue par une partie des parlementaires, avant tout dans le camp bourgeois, dont plusieurs membres exigent une «mise au pas du corps diplomatique» qui «gagne bien assez d’argent comme ça».

Ancien diplomate (jusqu’en 2017) et ex-secrétaire d’Etat adjoint au DFAE, Georges Martin reconnaît que la gestion du DFAE n’est «pas chose aisée» et qu’il y a «toujours eu des mécontents lors des rocades». Cependant, argumente-t-il, la situation actuelle est différente: «Si certains se sont plaints de la politique du personnel de Didier Burkhalter ou de Micheline Calmy-Rey, la majorité des collaborateurs étaient quand même satisfaits. Mais aujourd’hui, le copinage et les allégeances personnelles ont remplacé les critères habituels, que sont les compétences et l’expérience. Faire partie du bon réseau est devenu indispensable pour ne pas rester au bord du chemin. Contrairement aux dires du département, les critiques actuelles ne sont pas des cas isolés. C’est la pointe de l’iceberg. En dehors de ceux qui profitent directement de la situation, personne n’est vraiment content d’Ignazio Cassis.»

«Le Raspoutine du DFAE»

Au cœur du malaise se trouve un deuxième homme: Markus Seiler. Nommé en 2017, le secrétaire général du DFAE et ancien chef du Service de renseignement suisse est connu pour avoir le bras long. Il est aussi particulièrement redouté. Connaissant son vaste réseau dans le monde du renseignement, certaines de nos sources ont ainsi demandé l’usage de messageries cryptées – «pour être plus sûr, on ne sait jamais de quoi il est capable».

Souvent qualifié d’«homme de pouvoir», situé très à droite et à plusieurs reprises critiqué pour sa proximité avec le Mossad israélien, il emploie des méthodes atypiques, qui ont notamment été révélées lors de l’affaire Crypto AG. Informé des vulnérabilités intentionnelles du système de cryptage suisse, il n’a pas jugé utile de transmettre l’information au sommet du Département de la défense. Cette omission, considère le rapport de la Délégation des Commissions de gestion, indique une volonté «intentionnelle de ne pas assumer sa responsabilité». Suite à cet épisode, sa démission a alors été demandée par une partie de la classe politique, sans succès. En réponse à nos questions sur le sujet, le DFAE souligne que les commissions de gestion ont conclu que les renseignements suisses n’avaient rien fait d’illégal. Quant au cas Seiler, poursuit le département, une enquête de satisfaction révélerait des «résultats positifs» au sein du secrétariat général.

«C’est devenu le Raspoutine du DFAE, affirme cependant Georges Martin. Il se mêle de tout. De politique, des transferts. Et ses méthodes sont tyranniques. Son poste est administratif mais il a su s’attribuer l’essentiel du pouvoir, ou on le lui a donné.»

Egalement ancien ambassadeur, François Nordmann corrobore: «Markus Seiler semble être devenu tout-puissant. Il aurait même davantage de pouvoir que la secrétaire d’Etat.» L’action conjuguée d’Ignazio Cassis et de l’ancien ponte des services secrets plaît très peu à une partie des troupes, qui abandonne le navire en nombre: depuis fin 2017, une vingtaine de diplomates ont quitté l’administration pour l’ONU ou le secteur privé. «Le département célèbre ces départs comme des succès, dit Georges Martin. Mais ce sont des fuites.»

La ligne officielle s’est durcie à l’interne, mais pas seulement. Des dizaines d’ONG l’ont appris à leurs dépens, après avoir soutenu l’initiative pour des multinationales responsables. Lors d’une réunion le 2 décembre dernier, Patricia Danzi, directrice de la coopération suisse (DDC) – en désaccord manifeste avec la décision qu’elle avait la charge de transmettre, selon un participant –, annonçait la nouvelle couleur: il sera désormais interdit d’utiliser des fonds publics pour effectuer un «travail d’information et de formation en Suisse». Outrées par cette nouvelle politique, les ONG concernées l’ont récemment dénoncé comme un «contrôle politique» dans une lettre ouverte.

Les services d’Ignazio Cassis sont sur la défensive, ce dont Le Temps a pu se rendre compte dans le cadre de cette enquête. Suite à un premier mail, un communicant du DFAE nous a spontanément contactés pour souligner «en off» que les mécontents du département «ne représentaient qu’une minorité, dont certains enfants gâtés», avant de nous suggérer de converser avec une ambassadrice davantage en ligne avec la politique interne. Cette dernière, qui avait vraisemblablement été «incitée» à nous parler, s’est exécutée mais sans accepter d’être citée, rendant cette drôle d’opération de communication inutilisable.

«Il se fait du souci pour 2023»

La classe politique suisse n’ignore pas non plus que le DFAE traverse une phase déroutante. Et les critiques pleuvent. A gauche, bien sûr, mais pas seulement. Le parti du Tessinois lui-même semble être de plus en plus sceptique. Sous couvert d’anonymat, plusieurs membres du PLR considèrent ainsi que leur représentant au Conseil fédéral est «une erreur de casting», «d’une insigne faiblesse» ou simplement «quelqu’un qu’on ne voit pas, qui est absent». Les avis ne sont pas plus tendres au centre de l’échiquier politique. L’un des ténors du Centre (PDC) répond ainsi aux questions du Temps: «S’il est regrettable que les critiques d’ambassadeurs anonymes se multiplient dans la presse, elles montrent aussi le manque d’estime actuel pour la direction.»

Or, juge-t-il, cela ne vient pas de nulle part: «Ignazio Cassis ne soutient pas ses diplomates, tout en se plaignant régulièrement qu’ils l’empêchent de faire ce qu’il veut. C’est pourtant lui le chef! Il ne sait pas comment conduire son département, on ne sait pas ce qu’il veut, tout est flou. On a l’impression qu’il lui manque une boussole politique. On sent aussi qu’il se fait du souci pour les élections fédérales de 2023. Car si le PLR essuie de nouvelles pertes, l’un de ses deux sièges pourrait lui échapper. Et si quelqu’un doit partir entre Karin Keller-Sutter et Ignazio Cassis, ce ne sera pas la première.» Nerveux, le Tessinois se tourne toujours davantage vers l’UDC. Début janvier, a appris Le Temps, Markus Seiler aurait ainsi pris contact avec Thomas Aeschi (UDC/ZG), conseiller national et chef de fraction UDC à la Chambre basse, pour s’assurer du soutien continu des membres les plus à droite du parlement.

De fait, le patron du DFAE apparaît de plus en plus isolé au sein du Conseil fédéral, où ses relations sont notoirement mauvaises avec sa collègue de parti. Il y a le dossier européen, dont plusieurs politiciens fédéraux estiment qu’il est désormais en partie repris par Karin Keller-Sutter sous l’angle de la migration et de la libre circulation. «Le dossier européen est le seul réellement important à l’international, note René Schwok, professeur en sciences politiques à l’Université de Genève. Et là, on espère un miracle.» Pour le politologue, nous sommes devant une situation «unique» dans l’histoire suisse: «Ignazio Cassis et le Conseil fédéral demandent aux secrétaires d’Etat successifs de négocier avec Bruxelles un accord-cadre, ces derniers le font, puis le Conseil fédéral est aux abonnés absents. Il y a un attentisme incroyable.»

Un «attentisme» qui a des conséquences immédiates pour les Affaires étrangères. Ici, la valse des secrétaires d’Etat – consumés dans les braises de la négociation avec l’Europe – se paie cher, tant leur tâche consiste d’ordinaire à garantir la continuité du département, et à servir de trait d’union entre ce dernier et le ministre. «On a perdu le compte dans ce défilé des secrétaires d’Etat, rigole un vétéran du DFAE. Or cela fait le jeu de Markus Seiler, qui ne demande pas mieux que d’occuper l’espace laissé vacant.»

La toujours délicate question du Proche-Orient

Mais il y a aussi la question du Proche-Orient, où le chef du DFAE est parfois soupçonné de mener «une autre diplomatie que celle de la Suisse». Ainsi, à au moins deux reprises, le Conseil fédéral a dû «préciser» les positions de la Confédération à propos d’Israël, sorte de recadrage du conseiller fédéral chargé du portefeuille.

Ce fut le cas après sa fameuse remarque sur l’UNRWA, en mai 2018. Et plus récemment lors de l’établissement de la stratégie de la Suisse pour le Moyen-Orient pour ces quatre prochaines années, publiée en octobre dernier. Ignazio Cassis y faisait la part belle à la formation des jeunes et aux nouvelles technologies. Il manquait pourtant au document une référence sans ambiguïté à la «solution des deux Etats» (israélien et palestinien): la pierre angulaire de la position suisse dans la région depuis les Accords d’Oslo en 1993. La version initiale a été âprement négociée, puis «retouchée» par la présidente de la Confédération. «La position du Conseil fédéral est déterminée par la continuité», expliquera le chef du DFAE quelques semaines plus tard devant le Conseil des Etats.

Mais peut-on vraiment parler de continuité? «Les procédures au sein du département ont radicalement changé», estime un diplomate qui, jusqu’à récemment, était plutôt enclin à laisser à son chef «le bénéfice du doute». Il insiste: «Il y a beaucoup plus de décisions opaques, voire secrètes, que par le passé. Ignazio Cassis donne constamment l’impression de douter de ses propres compétences. Du coup, cela le pousse à vouloir tout verrouiller, à surcontrôler.» Mises à l’écart inattendues, interruption abrupte de certains processus, sentiment d’arbitraire dans les décisions prises auxquels s’ajoute actuellement la chasse aux «fuiteurs», aggravée par l’épisode de la rocade des ambassadeurs.

Une réponse du DFAE

A nos questions, le DFAE a toutefois répondu que, «d’après le dernier sondage effectué auprès du personnel de l’administration fédérale, le degré de satisfaction au DFAE a progressé au cours des trois dernières années».

«Tout chef d’administration se voit confronté à l’existence de certaines baronnies et à des ego parfois surdimensionnés, a fortiori dans le domaine diplomatique, sourit un connaisseur. Mais le fait que cette polémique déborde dans le domaine public, comme elle le fait aujourd’hui, montre qu’Ignazio Cassis ne parvient pas à contrôler les feux.»

Ecouter sans broncher?

Ce flottement est perceptible jusque dans les rencontres les plus importantes. Après avoir vu Mike Pompeo et John Bolton à Washington, Ignazio Cassis assurait tout sourire qu’il avait évoqué avec les deux faucons de l’administration de Donald Trump les questions de l’Iran ou du Venezuela, pays dans lesquels la Suisse représente les intérêts américains. Dans un communiqué lapidaire, le Département d’Etat américain indiquait pour sa part que la conversation avait porté sur «la nécessité de réformer les institutions multilatérales».

«Avant ces rencontres, poursuit le diplomate, ses collaborateurs fournissent à Ignazio Cassis des «talking points» conformes à la position de la Suisse. Ce sont eux qui figurent ensuite sur les communiqués.» Mais ce type de déclarations finales laissent planer le doute sur ce qu’il assure réellement à ses interlocuteurs, souligne une autre source. «Au mieux, on peut imaginer qu’il écoute sans broncher ce qu’ils lui disent, sans prendre la peine de les contredire.»

Au pire, une ligne diplomatique qui lui est propre. Des «partis pris» largement pro-israéliens? Une «aversion» pour les enceintes multilatérales, en accord avec les vues défendues par Donald Trump? Même si Ignazio Cassis a démenti à plusieurs reprises ces reproches, le doute persiste. «C’est vrai, le ministre est particulièrement attentif aux réseaux qui défendent les intérêts d’Israël. Il est aussi possible qu’il ait mis un peu trop d’ardeur à plaire aux Américains», concède un interlocuteur. Mais il nuance: «Au-delà de ces petites vagues, peu de choses ont changé. La substance de notre diplomatie reste la même.»

Une position suisse fragilisée?

Cet avis est pourtant loin de faire l’unanimité. D’autres affirment que trois ans de direction d’Ignazio Cassis ont déjà fragilisé la position de la Suisse auprès de certains acteurs au Moyen-Orient. Au point que, notent plusieurs sources à l’intérieur et à l’extérieur du département, la perception du rôle de la Suisse serait altérée, y compris aux plus hauts échelons des Nations unies. Le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, aurait ainsi fini par écarter l’idée de nommer un Suisse au poste d’envoyé spécial pour la région, comme on lui en prêtait l’intention.

«Le soft power de la Suisse est écorné, résume l’un des interlocuteurs. La détérioration de l’image est très marquée. Et cette érosion est d’autant plus préoccupante que cette image d’un pays sur lequel on peut compter sur le long terme est l’une de nos grandes forces à l’heure où il s’agit de promouvoir nos intérêts.» Plus clair encore: «C’est la seule ressource sur laquelle un petit pays comme le nôtre peut compter pour maximiser ses capacités d’influence.»

Quelques dates de la législature Cassis

Le 19 septembre 2017, le PLR tessinois Ignazio Cassis est élu au Conseil fédéral, au deuxième tour. Il devance Pierre Maudet et Isabelle Moret. Il prend ses fonctions le 1er novembre 2017 comme chef du DFAE.

Le 17 mai 2018, de retour d’Israël et des Territoires occupés, Ignazio Cassis déclare dans la presse alémanique que l’UNRWA «fait partie du problème» israélo-palestinien, plutôt que de la solution.

Le 7 janvier 2019, lors d’une tournée de cinq jours en Afrique, Ignazio Cassis visite en Zambie une mine de cuivre opérée par Glencore. Sa présence au côté du géant minier zougois controversé et ses commentaires (il est «impressionné par la modernité des installations […] et la formation des jeunes») lui vaudront de très fortes critiques.

Le 2 juin 2019, au Castelgrande de Bellinzone, Ignazio Cassis reçoit le secrétaire d’Etat américain Mike Pompeo, décrit alors comme la «cheville ouvrière de Trump». Le courant passe bien entre les deux hommes, au point que le patron du DFAE sera critiqué pour «avoir mis un peu trop d’ardeur à plaire aux Américains».

Le 29 juillet 2019, un rapport interne de l’UNRWA parvient à plusieurs médias. Il met gravement en cause le patron de l’agence, Pierre Krähenbühl, immédiatement lâché par Ignazio Cassis et qui doit démissionner le 6 novembre.

Le 2 septembre 2019, la Suisse et Israël célèbrent leurs 70 ans de relations diplomatiques. Ignazio Cassis reçoit le ministre Israel Katz à Lucerne. Ce dernier affirmera qu’ils ont abordé «les vraies questions», comme «la disparition future de l’UNRWA». Le DFAE ne l’a pas contredit.

Au Conseil fédéral, le 3 juillet 2020 à Riggisberg, la distance n’est pas que sociale. Ignazio Cassis a été «recadré» à deux reprises par ses collègues, sur l’UNRWA et sur la stratégie suisse au Moyen-Orient. De plus, ses relations avec sa camarade de parti Karin Keller-Sutter sont notoirement mauvaises.

Le 17 décembre 2020, l’émission Temps Présent dévoile que le rapport final de l’ONU sur Pierre Krähenbühl et l’UNRWA ne comporte en fait que peu d’éléments à charge. Le DFAE ne fait aucun commentaire.

Début 2021: les rocades d’ambassadeurs suscitent un nombre important de fuites de diplomates mécontents de la gestion du département.

Boris Busslinger

 Luis Lema

letemps.ch