Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

vendredi 16 décembre 2016

Pourquoi la France a perdu en Syrie


Le maître de Damas peut jubiler. « Je veux assurer que ce qui se passe aujourd'hui, c'est l'histoire, que tout citoyen syrien est en train d'écrire », fanfaronne Bachar el-Assad dans une courte vidéo, filmée, semble-t-il, à l'aide d'un téléphone portable et diffusée sur le compte Facebook de la présidence. « Avec la libération d'Alep, on dira que la situation a changé, pas seulement pour la Syrie, pas seulement pour la région, mais pour tout le monde », a-t-il poursuivi, sourire aux lèvres, comme pour mieux narguer les dirigeants occidentaux qui prédisaient sa défaite.

« Bachar el-Assad ne mériterait pas d'être sur la terre », lançait ainsi dès août 2012 le ministre français des Affaires étrangères Laurent Fabius, estimant que le régime syrien devait « être abattu, et rapidement ». Aujourd'hui président du Conseil constitutionnel, l'ancien numéro deux du gouvernement français ne peut que constater, non sans amertume, le renforcement au pouvoir de celui qu'il vouait aux gémonies.






À l'occasion de la sortie de son livre 37 Quai d'Orsay (Éditions Plon), Laurent Fabius rappelle que la situation militaire en 2012 était tout autre. En juin, la révolte syrienne a gagné l'ensemble du pays, malgré la féroce répression du régime. L'armée syrienne libre (ASL), force d'inspiration démocratique et nationaliste composée en partie de déserteurs de l'armée régulière, progresse en direction des grandes villes. Le Front al-Nosra, qui n'est pas encore la branche syrienne d'Al-Qaïda, vient de voir le jour. L'État islamique n'existe pas encore dans le pays. Les défections se multiplient au sein du régime alors que celui-ci commet déjà des massacres contre des civils, notamment à Houla et à al-Qoubir, dans l'ouest du pays. Mais la Russie bloque déjà toute tentative de résolution condamnant Damas à l'ONU, en usant de son veto au Conseil de sécurité.

Genève I : la « gigantesque occasion ratée »

Une grande conférence internationale est organisée à Genève pour trouver une issue pacifique au conflit et garantir l'avenir politique de la Syrie. « La quasi-totalité de mes collègues estiment, alors, que Bachar va tomber », affirme Laurent Fabius dans 37 Quai d'Orsay. « Le débat entre nous tous n'est pas principalement de savoir si Bachar va partir, mais quand et comment. » Parmi ses collègues figure, selon le ministre français, Sergueï Lavrov, son homologue russe, soutien indéfectible de Bachar el-Assad. « Au cours d'une interruption de séance, Sergueï Lavrov, dont la position officielle est que la décision concernant Bachar appartient aux Syriens eux-mêmes, me dit : L'accueillir chez nous, en Russie, ce ne sera pas possible, nous en avons déjà plusieurs… »

Les discussions avancent. Les diplomates se mettent d'accord sur la formation d'un gouvernement d'union nationale, incluant des membres du régime comme de l'opposition syrienne. D'après le texte, une nouvelle entité gouvernementale « dotée de tous les pouvoirs exécutifs » doit être mise en place. « Ce qui signifie, si les mots ont un sens, que Bachar ne disposera plus de tous les pouvoirs », insiste Laurent Fabius.

« Alors que nous rédigeons le projet de communiqué, le ministre russe sort pour une longue conversation téléphonique, poursuit le ministre. À son retour, il demande et obtient que soit ajoutée dans un passage du texte la formule par consentement mutuel. Depuis, à chacune de nos réunions internationales sur la Syrie, nous butons sur cette contradiction : d'un côté, le communiqué de Genève I précise qu'une nouvelle entité gouvernementale devra être dotée de tous les pouvoirs, de l'autre, les Russes – et les Iraniens – soulignent que, selon ce même texte, la séquence devra recueillir un consensus, donc l'accord de Bachar » : une « gigantesque occasion ratée », résume l'ancien chef de la diplomatie française.

Mais en souhaitant écarter d'office Bachar el-Assad, alors toujours président à l'époque, la France ne s'est-elle pas mise en porte-à-faux en sous-estimant le pouvoir de résilience du maître de Damas et de son indéfectible allié russe ? « Qu'aurions-nous pu faire d'autre ? » nous demande l'un des plus hauts diplomates français de l'époque. « On ne pouvait pas parler avec Bachar el-Assad, cela ne servait à rien. Et nous avons peu à peu adouci notre position, en acceptant qu'il puisse faire partie du processus de transition, en le quittant à un moment ou un autre. »

Peu d'armes livrées à l'ASL

Profitant de l'impasse diplomatique, l'Iran, autre soutien-clé de Bachar el-Assad, décide à l'automne 2012 d'envoyer des troupes du Hezbollah libanais pour porter secours au président syrien. Aidée de ces milliers de combattants, l'armée syrienne lance au printemps 2013 une contre-offensive lui permettant notamment de couper les rebelles de leur base arrière au Liban.

En difficulté, l'Armée syrienne libre l'est d'autant plus qu'elle ne reçoit pas l'aide militaire escomptée de ses soutiens. « Nous, Occidentaux, hésitons à nous engager massivement dans le soutien opérationnel à ces groupes », explique Laurent Fabius. « Nous avons livré des équipements qui n'étaient pas sophistiqués », confie le haut diplomate cité plus haut. « Mais nous n'avons pas fourni de missiles sol-air qui auraient pu se retrouver entre les mains de terroristes, si ces derniers les confisquaient aux opposants modérés. »

D'autres États ne s'embarrassent pas de tels détails. Obnubilés par la chute de Bachar el-Assad, l'Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie vont notamment financer, outre des groupes affiliés à l'ASL, le Front islamique syrien, coalition de groupes islamistes ne faisant pas partie de l'ASL, mais aussi le Front al-Nosra, branche syrienne d'Al-Qaïda. « Certains partenaires de la région n'ont pas ces réserves et procèdent à des distributions diverses sans guère de discernement, contribuant à affaiblir la frange modérée de l'opposition », écrit l'ancien ministre des Affaires étrangères.

L'attaque chimique de la Ghouta

Le 21 août 2013, une attaque chimique d'ampleur frappe les quartiers rebelles de la plaine de la Ghouta, située en banlieue de Damas. Tous les regards se tournent alors vers Bachar el-Assad, qui dispose d'un arsenal chimique important. « Je demande à nos services de vérifier immédiatement cette information très grave », raconte Laurent Fabius. « Oui, répondent-ils après enquête, le régime a bien eu recours au chimique, ponctuellement plusieurs fois au cours des mois précédents, et à la Ghouta, où il les a utilisés massivement. Ce sont ces mêmes excellents services qui, quelques années plus tôt, ont démontré au président Chirac que, contrairement aux affirmations américaines, Saddam Hussein ne possédait pas d'armes de destruction massive. »

Pour l'Occident, la « ligne rouge » tracée par Barack Obama un an plus tôt, prévoyant une réponse ferme en cas d'utilisation de l'arme chimique par Damas, est allègrement franchie. La France, le Royaume-Uni et les États-Unis se préparent à punir le régime syrien. Sur le terrain, les rebelles se tiennent prêts à lui porter le coup de grâce. Le scénario libyen – et le chaos qui s'est ensuivi – est-il en train de se reproduire ? « Il ne s'agissait pas d'anéantir le régime syrien, mais de frapper des sites sensibles pour l'affaiblir », explique le haut diplomate français. « C'était un dernier avertissement, visant à forcer le régime à négocier sérieusement avec l'opposition. Et à l'époque, il y avait une opposition modérée en Syrie, et pas autant de terroristes. »

Premier coup de théâtre. Le 27 août, le Premier ministre britannique annonce qu'il conditionne sa participation à l'accord préalable de son Parlement, qu'il n'obtiendra pas. Et quatre jours plus tard, c'est la stupeur : le président de la République reçoit un coup de téléphone. De l'autre côté du fil, Barack Obama. « J'ai besoin de temps. La décision des Britanniques constitue un élément nouveau », affirme le pensionnaire de la Maison-Blanche, selon des propos rapportés par Laurent Fabius. « D'autre part, nous ne bénéficierons pas de l'appui unanime du Conseil de sécurité ; et puis, il serait utile de consulter le Sénat… »

La volte-face d'Obama

S'il ne l'affirme pas clairement, Barack Obama signifie à demi-mot à son interlocuteur français qu'il n'interviendra pas en Syrie. La France est lâchée par son principal allié. « Obama nous a mis dans la mouise », confie, dans des termes peu habituels, le haut diplomate français. « Il était dès lors impossible d'agir seul. L'intervention militaire prévoyait un partage des rôles et, politiquement, après la reculade d'Obama, on ne pouvait obtenir un consensus au Conseil de sécurité de l'ONU. Et pour la France, souligne-t-il, le droit international est important. »

Paris se sent d'autant plus trahi que le président américain va conclure dans son dos, avec Vladimir Poutine, un rocambolesque accord prévoyant le démantèlement de l'arsenal chimique syrien. « Lorsque vous êtes la première puissance au monde, et même si vous vous êtes engagés à retirer vos troupes du Moyen-Orient, vous ne pouvez tergiverser sur la Syrie, surtout quand vous avez fixé des lignes rouges », fulmine le haut fonctionnaire français.

Particulièrement échaudé par cet épisode, Laurent Fabius s'en prend personnellement à Barack Obama. « La responsabilité de Barack Obama dans l'évolution du drame syrien ne doit pas être sous-estimée », écrit-il. « Je dis Barack Obama, car il s'agit de choix personnels de sa part, dont certains n'étaient pas partagés par ses secrétaires d'État successifs. Hillary Clinton, tout en se montrant loyale, a souligné elle-même qu'elle aurait souhaité une politique plus ferme au Moyen-Orient. John Kerry, lors de plusieurs discussions sur la volte-face d'août 2013, m'a indiqué qu'il avait été surpris par cette décision présidentielle, contraire à ses recommandations. »

Évoquant un « coup de poignard » dans le dos, l'opposition armée se délite au profit de formations islamistes et djihadistes. Le Front al-Nosra se renforce, l'État islamique est proclamé à cheval sur la Syrie et l'Irak. « Lorsque vous recevez des bombes sur la tête et que l'opposition modérée est réfugiée à l'étranger, vous vous rapprochez inexorablement des groupes terroristes qui ont de l'argent », résume le haut diplomate.

Les attentats du 13 novembre

La « chance » de l'opposition syrienne a définitivement tourné. D'autant que Barack Obama décide finalement de s'engager en Syrie, non contre Bachar el-Assad, mais contre les djihadistes de Daech et d'al-Nosra. Pour l'heure, la France refuse d'intervenir en Syrie, de peur de faire le jeu du président syrien. « Soutenir Bachar, c'est d'une certaine façon soutenir le terrorisme, dans la mesure où ils se légitiment l'un l'autre, explique Laurent Fabius. Ils sont l'avers et le revers de la même médaille. D'ailleurs, beaucoup d'indications montrent que Bachar a instrumentalisé Daech : prisons vidées opportunément de leurs terroristes islamistes pour grossir ses rangs, achat de pétrole à l'État islamique, abandon de territoires devant son avancée, ciblage de l'opposition modérée là où elle faisait face au groupe terroriste ont fait partie de la stratégie du régime syrien. »

Le haut diplomate cite d'ailleurs un épisode troublant. « On sait que Bachar el-Assad achetait du pétrole à Daech. Nous avions identifié un convoi de plusieurs camions en Syrie et nous étions prêts à les frapper : devinez qui nous en a dissuadés, sous prétexte que le chauffeur n'était peut-être pas membre de Daech ? » Les attentats du 13 novembre 2015 bouleversent le dogme français du « ni Daech ni Bachar ». Privilégiant désormais la lutte contre Daech, la France, qui intervient depuis septembre en Syrie, tente de réunir une grande coalition contre le terrorisme en s'appuyant sur la Russie, elle aussi engagée contre le « terrorisme ».

Or, pour Laurent Fabius, c'est « surtout sur l'opposition modérée, plus que sur Daech et Al-Qaïda, que les Russes ont concentré leurs frappes ». « Les renseignements dont nous disposons l'attestent, souligne l'ancien ministre. Poutine avait promis le contraire au président français lors d'un dîner, le 26 novembre 2015, à la suite des attentats du Bataclan. Cette promesse-là non plus n'a pas été honorée. Il faut avoir un masque sur les yeux pour ne pas voir ces contradictions et ces manquements graves. »

Détermination russe

Pionnière dans le soutien politique à l'opposition syrienne, la France va dès lors se retrouver sur la touche, au profit du « couple américano-russe ». « On ne pouvait agir seul », répète le diplomate, qui récuse le qualificatif de « puissance moyenne » qui lui est proposé. « Au final, nous n'avons pas pu imposer notre solution, mais cela ne signifie pas que nous avions tort. » Si Washington et Moscou mènent désormais la danse, ils ne parviennent pas pour autant à obtenir de véritable cessez-le-feu, notamment à Alep.

« Dans ce jeu complexe dont Américains et Russes souhaitent écarter les autres, la balance finit par pencher en faveur de la détermination russe, et le résultat ne correspondant manifestement pas à l'intérêt fondamental de la Syrie et des Syriens », analyse l'ancien chef de la diplomatie française. Preuve en est, la reddition totale des rebelles anti-Bachar el-Assad à Alep, véritable objectif de Moscou, au détriment de la ville de Palmyre, reprise à l'armée syrienne par Daech.

Cette « détermination » russe en Syrie fait d'ailleurs l'objet d'une dernière anecdote pour le moins éclairante dans le livre de Laurent Fabius. G20 de Saint-Pétersbourg, les 5 et 6 septembre 2013. « Avec Sergueï Lavrov, ministre expérimenté, voilà déjà de longues minutes que nous discutons des armes chimiques dont la Russie nie toujours, à cette époque, que Bachar en ait fait usage. Toutes les ressources de la dialectique ont été utilisées de part et d'autre. Soudain Lavrov fait un geste avec sa main, comme pour arrêter notre échange, mais sans aucune agressivité. Avec le sourire, il regarde mes collaborateurs puis moi-même, les yeux dans les yeux : Tu as développé tes arguments. J'ai développé les miens. Nous pourrions continuer. Mais vois-tu, Laurent, ce jus de fruit qui est devant toi sur la table, tu le vois orange (il l'était en effet) ; eh bien, moi, je le vois bleu. Tu pourras me donner tous les arguments du monde, je continuerai à soutenir qu'il est bleu. »

ARMIN AREFI