Youssoup Nassoulkhanov (prononcer «Youssouf»), un homme d’une vingtaine d’années, d’origine tchétchène, travaillait depuis mai 2013 comme assistant infographiste à la mairie de Schiltigheim, une petite ville de l’agglomération strasbourgeoise. Il apparaîtrait dans une vidéo postée le 14 janvier sur internet, titrée «Des combattants français au sujet de Charlie Hebdo à Raqqa». Le maire de Schiltigheim, Jean-Marie Kutner, a été contacté jeudi soir par les services de renseignement français, l’informant que Youssoup aurait été reconnu sur la vidéo.
L’homme s’exprime en français mâtiné d’expressions arabes, vêtu chaudement, et portant un fusil d’assaut muni d’une lunette de précision. Après une introduction «Rencontres au sujet de l’attaque bénie en France», le jeune homme déclare : «Ça devrait être fait depuis longtemps», mais il ne cite pas nommément l’attaque de Charlie Hebdo, ni la fusillade de Montrouge ou l’Hyper Casher. «Les tawaghit(les idolâtres, ndlr) en France et dans toute l’Europe font tout pour détruire l’Islam, le vrai Islam. […] Je dirais à tous les Français, nous allons venir en Europe, ces opérations-là ils seront de plus en plus en France, en Belgique, en Allemagne, en Suisse, partout en Europe et partout en Amérique.» Dans une autre séquence, tournée dans une rue passante, il s’adresse ensuite à ses «frères qui ne peuvent pas rejoindre les terres de l’Etat islamique : faites votre mieux, faites tout ce que vous pouvez, tuez-les, égorgez-les, brûlez leurs voitures, brûlez leurs maisons. Le califat va s’installer dans toute l’Europe.» La vidéo se termine avec les exhortations de deux autres jihadistes, qui s’expriment eux aussi en français.
«C’est une vidéo classique de l’Etat islamique, explique Romain Caillet, doctorant à l’Institut du Proche-Orient. Ils aiment bien faire ce type de micro-trottoirs centrés sur des nationalités. On en voit plusieurs fois par semaine, mais mesurer leur impact est difficile. Cette propagande peut servir à montrer qu’il y a des Français là-bas, mais aussi à effrayer l’opinion publique.»
«D’UNE GRANDE GENTILLESSE ET D’UNE GRANDE POLITESSE»
«Je le croisais tous les matins dans l’ascenseur, on parlait, explique Jean-Marie Kutner. Il était d’une grande gentillesse et d’une grande politesse.» Un ancien collègue n’en revient toujours pas : «Son contrat se passait bien et on lui avait dit qu’on pourrait peut-être le titulariser après trois ans. Il était calme et réservé. On discutait de pas mal de choses.» Choqué, il ne voulait même pas voir la vidéo. «Çà me fait mal au cœur. J’ai pris un coup ce matin. Je ne voulais pas y croire.»
En juin 2014, Youssoup annonce à son employeur qu’il part pendant deux semaines en Tchétchénie avec sa sœur, pour régler des formalités administratives. Finalement, il y reste pendant un mois. A son retour, en juillet, durant le ramadan, pas de gros changements dans son comportement. «Même s’il ne parlait jamais de religion, on s’est posé des questions. Quand les autres restaient une heure à la mosquée, lui y passait cinq à six heures.», ajoute Jean-Marie Kutner. En août, selon la mairie, il demande à repartir. On lui répond que ce n’est pas possible. Toutes ses semaines de congé sont épuisées. Mais le 14 août, Youssoup ne se présente pas au travail, prétextant un rendez-vous chez le médecin. Il disparaît de la circulation et ne donne plus aucun signe de vie. Depuis le début de l’année, il n’avait plus de portable. Très inquiet, son père se serait déplacé trois fois à la mairie pour demander de ses nouvelles. En vain. Contacté vendredi par Libération, il ne souhaite pas s’exprimer.
«TOUT N’ÉTAIT PAS NOIR DANS SA VIE»
Youssoup serait arrivé en France à l’adolescence. Il habitait chez ses parents, avec ses frères et sœurs. «Je crois que pour lui, les traditions culturelles tchétchènes étaient un sacré poids, se souvient un ancien collègue.Pendant un moment, il parlait de trouver un appartement. Finalement, ça ne s’est pas fait. Mais tout n’était pas noir dans sa vie.»
En mai 2014, nous avions rencontré Youssoup pour un reportage consacré au Street Work Out (1). Mélange entre musculation et acrobaties, cette discipline consiste à faire des figures sur le mobilier urbain. Il faisait partie d’un petit groupe de jeunes qui s’entraîne régulièrement dans un parc de la ville. Youssoup, qui voulait créer une association, était très accueillant, peu bavard mais passionné. Son attitude, dans la vidéo postée jeudi, contraste terriblement avec la personnalité qu’il montrait à l’époque. Entouré de sa bande de copains, il voulait organiser des compétitions, faire parler de ce sport. Youssoup était l’un des plus talentueux. Au milieu de nombreux éclats de rires, de la musique dans les oreilles pour se motiver, il testait de nouvelles figures devant les autres qui l’encourageaient. « Dans notre groupe, il y a toutes les nationalités qu’on peut trouver, se réjouissait le jeune homme. On partage entre nous, quoi. »
Comment Youssoup aurait-il pu basculer à ce point? Messaoud Boumaza, le recteur de l’institut Al-Andalous, à Schiltigheim, ne se l’explique pas. «C’est la deuxième plus grande ville du Bas-Rhin après Strasbourg. Ca n’est pas une ville pauvre, ça n’est pas une ville difficile avec beaucoup de délinquance. La seule réponse que je peux trouver c’est l’effet boule de neige. L’un part et d’autres suivent. Nous sommes doublement horrifiés, en tant que citoyens français et en tant que musulmans.» Après les attentats qui ont secoué la France la semaine dernière, l’imam a choisi d’axer ses prêches sur ces questions. Depuis plusieurs années, il tient «des cercles de réflexion hebdomadaires avec des débats ouverts» qui réunissent 15 à 50 jeunes tous les jeudis. Il faut «multiplier nos efforts pédagogiques auprès des jeunes et de la société, poursuit-il. Il ne faut pas cantonner le problème à la communauté musulmane. Ce sont des enfants de la France. Ils ont fréquenté l’école de la République.»
Youssoup serait le deuxième Schilikois parti faire le jihad. Le 8 novembre, une vidéo était postée sur YouTube, montrant deux enfants armés d’une kalachnikov, disant venir de Strasbourg et Toulouse. Une troisième personne, qui n’apparaît pas à l’image, s’entretient avec eux. Il s’agirait d’Oumar Diaw, 33 ans, Français d’origine sénégalaise, issu d’une famille musulmane. Sa voix a été reconnue par des amis du quartier. La scène se déroulerait à Raqqa, le bastion syrien de l’État islamique. Celui qui se fait surnommer «Omar» avait rallié la Syrie quelques semaines après s’être marié à Schiltigheim, mais sans son épouse. Son départ avait lui aussi surpris ses amis.
(1) Dans le cadre d’un reportage – non publié – réalisé pour le Centre universitaire d’enseignement du journalisme, à Strasbourg (Cuej).