Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

dimanche 11 janvier 2015

Cyberdjihad : une plongée dans les réseaux suisses



L’Etat islamique est le premier groupe terroriste qui profite aussi massivement de l’usage des réseaux sociaux. Ses membres ont tous grandi avec Internet.

Sur Facebook ou Twitter, accéder en ligne aux profils et aux comptes des djihadistes qui combattent en Syrie, dont une poignée de Suisses, et à leur propagande est d’une facilité déconcertante.

Durant plusieurs semaines, Le Temps s'est immergé dans ce monde obscur, entre vidéos horrifiantes, appels aux meurtres, humour atroce et codes secrets pour échapper à la censure.

Une enquête de Valérie de Graffenried




La phrase, sanglante, figure sur le compte Facebook d’un djihadiste belge. Avec une photo d’un homme mort, à terre, les jambes à moitié déchiquetées. Elle a été «likée» par une cinquantaine de combattants ou sympathisants de djihadistes. Dont un Suisse. C’est ce que l’on peut trouver en enquêtant sur la scène francophone du djihad sur Internet.

Le Temps a suivi des centaines de profils de combattants étrangers en Syrie depuis plusieurs mois. Parmi eux, des Suisses. On y échange des vidéos de décapitation – la dernière fait l’objet de commentaires scabreux avec une allusion à une émission culinaire de TF1 -, des photos de combats ou de «trophées». Comme celle, insoutenable, montrant un homme qui tient une tête tranchée, avec une longue natte, d’une combattante kurde. A côté, une photo d’elle vivante et souriante, les doigts en V pour «victoire». Dessous, des commentaires abjects. Saif Al Aghani, qui l’a diffusée, écrit: «Franchement, je la trouve vraiment magnifique sans sa tête de tueuse de mouhajirine [combattant].» Bienvenue dans le monde du cyberdjihad.

La plupart des profils sur les réseaux sociaux sont publics, avec les drapeaux de l’Etat islamique bien affichés, et de la propagande explicite. Quelques clics suffisent pour y accéder. Une fois un pied mis dans la sphère cyberdjihadiste, plus besoin de chercher: c’est le djihad qui vient à vous. Les djihadistes entrent très rapidement en contact une fois les invitations lancées. 

Mourad Fares, à droite. Abou Suleyman Suissery à gauche.


Plusieurs Suisses naviguent dans ce monde. Une vingtaine seraient en Syrie et en Irak. Le plus connu est Abou Suleyman Suissery. Il est parti d’Orbe en octobre 2013 pour combattre en Syrie. Mais d’autres, basés en Suisse, selon leurs propres dires, ne cachent pas leur sympathie ou fascination pour l’Etat islamique. Et pourraient, un jour, décider de rejoindre l’organisation terroriste .
   
Certains se trouvent à Genève. C’est le cas de Mehdi. Il «aime» des publications discutables et violentes, commente un combat de MMA (mixed martial arts) auquel il a assisté, en se réjouissant des «frères qui se trouvent parmi les combattants dans la cage».

Véritable sympathisant des thèses de l’Etat islamique, simple curieux ou jeune en mal d’adrénaline, son compte n’est en tout cas plus visible. Depuis plusieurs semaines, les «Suissery», «Suisry» ou «Swissery», accolés à leur kunya (nom de guerre) ont presque disparu d’Internet. Depuis fin septembre, plusieurs vagues de blocage ou suspension de comptes ont eu lieu sur Twitter et Facebook, initiées par les sociétés de réseaux sociaux elles-mêmes.




C’est en fait depuis l’arrestation de Mourad Fares, alias Abou Hassan, le 16 août dernier, que les profils de djihadistes francophones ont été davantage inquiétés. Abou Hassan était, avec Omar Omsen, l’un des principaux recruteurs des djihadistes francophones. Il était en contact avec plusieurs Suisses, dont Abou Suleyman Suissery. Ce dernier l’avait rejoint au sein de Jabhat al-Nosra, avant de prendre les armes pour l’Etat islamique, en mai, pour devenir, comme relayé par certains djihadistes en Syrie, émir d’un groupe de combattants francophones.


Abou Suleyman Suissery, qui reste en contact régulier avec sa famille du Nord vaudois, n’existe plus sous cette identité sur Internet, mais nous avons recensé au moins trois profils lui appartenant. Jusqu’à tout récemment, il disposait encore d’un compte Twitter avec son véritable nom.


Le 27 septembre, sur Twitter, il relayait le message suivant: «Les comptes qui donnent des infos sur l’EI doivent arrêter de publier les infos sur les mouvements et positions des troupes.» Un message qui confirme, comme l’évoquait récemment Le Monde, que l’EI opte désormais pour une stratégie plus prudente sur Internet, pour éviter de donner des indications utiles à l’ennemi. La date du 27 septembre n’est pas le fruit du hasard: ce jour-là, l’EI a fait diffuser, avec le mot-clé #CampagneDeDiscrétionMédiatique, près de 10 000 tweets en quelques heures pour propager ce message. Voilà une autre raison qui explique la «disparition» de certains combattants sur internet.

Carte : le parcours d'un djihadiste suisse







Abou Suleyman Suissery est par ailleurs très proche d’un Yverdonnois qui gérait la plateforme «Ansar Ghuraba». Comme l’a révélé la RTS, le site a été fermé peu après une perquisition de la police judiciaire fédérale, en août. Son responsable assure l’avoir fait de lui-même. «Ce site servait de portail d’échanges et de recrutement. Depuis le mois de mai, seuls les gens qui acceptaient de se montrer par Skype recevaient l’autorisation d’y accéder», affirme au Temps une source sécuritaire.

Un autre djihadiste parti de Suisse intrigue. D’origine daguestano-bosniaque, il aurait des liens avec Neuchâtel, serait actuellement en Syrie, mais personne n’est encore parvenu à connaître sa véritable identité. Plurilingue, il est très actif sur Internet et semble particulièrement bien maîtriser les réseaux sociaux, sachant crypter sa navigation et ses messages quand il le faut. Dans un tweet, il n’hésitait pas à déclarer regarder en boucle la vidéo de la décapitation de James Folley.


Il serait une sorte de «facilitateur-propagateur», grâce à sa grande maîtrise des langues. Et ferait même le lien entre les scènes du djihad en Suisse romande et en Suisse alémanique. Impossible toutefois de savoir la nature de ses liens avec Abou Suleyman Suissery, qu’il connaît. Rien ne permet d’assurer qu’ils combattent côte à côte en Syrie.

Kobané en Syrie au mains de l'Etat islamique. D'après les derniers chiffres pour 2014, une cinquantaine de Suisses auraient rejoint la Syrie ou l'Irak.


Comme beaucoup de jeunes de 15 à 30 ans partis faire le djihad, Abou Suleyman Suissery est un récent converti – il est devenu musulman en 2012 –, qui s’est radicalisé via Internet. Malgré ses racines algériennes, il maîtrisait peu l’arabe avant de partir.

Son parcours ressemble à celui de Maxime Hauchard, le Français qui a participé à la dernière vidéo qui mettait en scène la décapitation de l’otage américain Peter Kassig et de 18 prisonniers présentés comme des soldats syriens. Dans un communiqué diffusé le 19 novembre, le procureur de la République de Paris pensait avoir identifié un deuxième Français, Mickael dos Santos, 22 ans, parti en Syrie en août 2013 avec d’autres candidats au djihad originaires de Villiers-sur-Marne. Mais ce dernier a affirmé le 20 novembre sur Twitter, qu’il ne s’agissait pas de lui. Une thèse plausible aux yeux d’experts comme le journaliste David Thomson, auteur du livre Les Français jihadistes, et Romain Caillet, chercheur à l’Institut français du Proche-Orient à Beyrouth




Le message de Mickael dos Santos qui a suivi son démenti n’était par contre pas des plus rassurants: «Mais sachez bien que je suis prèt pour les prochains épisodes in chaa Allah, moi ainsi que tout les frères présent à l’EI. Mais c’est surtout une tète d’un soldat français ou américhien qui m’intéresse, leurs sangs est bien plus délicieux à savouré… (sic).»

Les djihadistes n’utilisent pas uniquement les réseaux sociaux pour recruter, faire de la propagande avec une esthétique de l’horreur redoutable, se dépeindre comme des victimes innocentes du «complot américano-sioniste», ou échanger, grâce à des codifications subtiles, des informations sensibles. Ils s’en servent aussi comme défouloir. A côté des images violentes, d’humour de mauvais goût ou de versets du Coran, on trouve des photos de leur quotidien. Des «selfies» qui les mettent en scène, parfois avec humour.




Il y a enfin les «lolcats». Le compte Twitter «Islamic State of Cat», créé le 25 juin, publie par exemple des photos de chats, animal vénéré, à côté de kalachnikovs ou jouant avec des djihadistes. Une manière pour eux d’espérer s’attirer une certaine sympathie. D’anciens rappeurs – c’est le cas de l’Allemand Deso Dogg – convertis en combattants de l’EI insistent sur cette dimension «cool». L’EI a aussi créé ses propres jeux vidéo. De quoi séduire des jeunes désœuvrés à la recherche de repères.
   
Même Abou Suleyman Suissery a cédé un temps à la mode des chatons: il a déjà utilisé comme photo de profil une boule de poils grise sur un drapeau de l’Etat islamique.




Retour à Genève

Un profil en particulier nous a intrigués: celui de Salahdin (prénom fictif), récemment réapparu sur Facebook avec le qualificatif «as-Swissry», avant de disparaître une nouvelle fois du réseau social, du moins sous ce nom-là. «Basé à Genève», il affichait clairement sa sympathie pour l’Etat islamique, à travers, entre autres, sa photo de profil qui reprenait le drapeau de l’organisation. Comme la plupart de ses «amis».
   
Selon nos informations, Salahdin, la vingtaine, est d’origine maghrébine. Il connaît Abou Suleyman Suissery, parti du Nord vaudois pour combattre en Syrie . Il a également des liens, plus indirects, avec le Conseil central islamique suisse, dirigé par le controversé Nicolas Blancho. Ce dernier vient d’ailleurs de publier, cinq ans après l’interdiction des minarets, une vidéo à l’esthétique troublante, évoquant parfois celle des djihadistes de l’Etat islamique.

Distribution de corans en Allemagne par le groupe "Lis!".


Plus intéressant, les fréquentations de Salahdin permettent de le relier à «Lies!» (Lis!, en français), initiative lancée par un groupe de musulmans installés en Allemagne, qui distribue gratuitement des Corans. A sa tête: le prédicateur Ibrahim Abou-Nagie, un chef d’entreprise de Cologne d’origine palestinienne, proche des milieux salafistes, prônant donc un islam radical. C’est lui qui a fondé, en 2012, «Die Wahre Religion», avec l’intention de distribuer 25 millions de Corans dans plusieurs pays, dont la Suisse. De quoi inquiéter les services de sécurité
   
Le mouvement «Lis!» basé en Suisse a son propre groupe sur Facebook, en français. Le premier commentaire date du mois d’août. Des stands ont été organisés dans plusieurs villes de Suisse, dont Bâle, Lausanne, Fribourg et Genève.
   
Un moyen de propagande et de prosélytisme au service d’une organisation extrémiste? C’est ce que soupçonnent les autorités, sans preuves tangibles. Difficile de prouver des connections évidentes avec des mouvements tels que Jabhat al-Nosra, Ansar al-Charia ou l’Etat islamique, malgré certaines inscriptions douteuses visibles lors de leurs manifestations. Des photos de stands ont été soumises au Service de renseignement de la Confédération (SRC). «Dans une vidéo qu’ils ont eux-mêmes faite d’une de leurs opérations à Lausanne, on pouvait clairement voir le logo d’Ansar al-Charia Tunisie», glisse une source sécuritaire. Une chose est sûre: «Lis!» s’inscrit dans un courant rigoriste. Les traductions distribuées seraient très approximatives. Sans explications, des injonctions comme celles suggérant des châtiments corporels peuvent s’avérer dangereuses.

Salahdin a été connecté à «Lis!» à travers un autre résident suisse, lié à des djihadistes suisses en Syrie. «Salahdin a précisé que le groupe suisse, dont il confirme faire partie, a divisé la Suisse en gouvernorats. Il affirme être lui-même responsable du «gouvernorat» de Genève. Ils n’ont par contre pas de QG car ils disposent de moyens limités», commente une source proche des milieux sécuritaires. «Il a lui-même déjà distribué de nombreux exemplaires de Corans.»
   
Selon ses dires, le groupe «Lis!» suisse comprend une centaine de personnes. «Il dit ne rien faire d’illégal et n’agir que dans le cadre de la liberté d’expression. Par contre, il ne distribue pas d’interprétations du Coran, car c’est interdit, dit-il.» Selon ce spécialiste, le mouvement est beaucoup plus structuré qu’il n’en a l’air.



Sur son compte Facebook, «Lis!» suisse commente, le 26 octobre, une distribution de Corans à Lausanne: «La distribution d’hier s’est plutôt bien passée. En effet, nous avons distribué 168 traductions de Coran. Rappel sur le fonctionnement du stand: nous n’allons pas à la rencontre des passants. Ce sont eux qui viennent à notre rencontre et nous demandent si nous pouvons leur donner une traduction de Coran.»

Le 3 octobre, c’est Mouwafac El-Rifai, l’imam du Centre islamique de Lausanne, qui est montré du doigt, toujours sur le compte Facebook: « Il qualifie les traductions de Coran du projet LIS d’«erronées». En réalité, c’est la compréhension de cet imam qui est erronée, notamment dans le sujet de l’Unicité des Noms et Attributs d’Allah.» Les responsables du compte vont plus loin et l’accusent de faire partie de «la secte ahbach, connue pour son alliance avec Bachar Al-(F)assad». «Mouwafac El-Rifai ferait mieux de dénoncer les meurtres, les tortures et les viols du régime syrien, au lieu de mettre en garde contre une mise à disposition des traductions de Coran», soulignent-ils encore.

Salahdin lui-même songerait à se rendre en Syrie. Aujourd’hui, sur internet, il se montre beaucoup plus prudent. Par crainte d’être infiltré, il n’utilise désormais ses profils que pour communiquer avec des proches, mais ne poste plus de commentaires. Et se méfie de possibles nouveaux «amis».
  

Crédits

Réalisation : Jean Abbiateci
 Iconographie : Marc Sauser-Hall
 Icones : David Wagnières
 Illustrations : François Supiot
 Photos : Reuters et AFP (sauf mention contraire)
 Code Data le Temps, adapté de la NPR