L'historien américain Edward Luttwak, qui fut conseiller de Ronald Reagan et de George Bush, dévoile ce qui se cache derrière l'opération russe en Crimée.
Vladimir Poutine rêve d'un nouvel État qui comprendrait tous les territoires à l'est du Dniepr. © Alexsey Druginyn / AFP
Annoncé de longue date, le plan russe de partition de l'Ukraine mérite une réponse plus sérieuse que les phrases creuses de ces derniers jours. Il est inacceptable de déclarer "inacceptable" ce que nous avons carrément accepté sans y répondre réellement. C'était pathétique de voir les leaders européens se précipiter pour condamner l'opération russe tout en laissant immédiatement entendre qu'ils n'avaient aucune intention d'avoir une réaction à la mesure de l'événement. Le secrétaire d'État américain John Kerry se contentant de son côté de désinviter Poutine du sommet du G8. Certes, ces réunions présentent beaucoup d'avantages, les journalistes et les photographes y sont nombreux, et les menus généralement excellents. Mais, pour Poutine, la Crimée vaut bien un tiramisu.
En réalité, les Russes veulent beaucoup plus que la Crimée. Le projet concocté au Kremlin est celui d'une "Novy Russia", un nouvel État qui comprendrait tous les territoires à l'est du Dniepr et que la Fédération de Russie prendrait sous son aile, jusqu'à sa reconnaissance pleine et entière. Tout est déjà prévu, y compris le drapeau de ce nouvel État. Ce territoire trans-Dniepr serait bien plus vaste que la République de Transnistrie, cette enclave russophone que les Russes ont réussi à arracher à la Moldavie en 1992, qui n'a pas été reconnue par la communauté internationale et où stationnent toujours des troupes russes.
En devenant une frontière, la grande rivière Dniepr donnerait définitivement la Crimée à la Russie, avec son irremplaçable base navale, et surtout aurait l'avantage d'amener dans le giron de Moscou une population qui inclut beaucoup de citoyens d'origine russe, beaucoup d'Ukrainiens russophones, et beaucoup d'Ukrainiens déjà tournés vers l'Est, parce que leur activité économique dépend de la Russie. Poutine n'aurait donc aucune difficulté à faire appel au principe incontestable et wilsonien de l'autodétermination pour légitimer le nouvel État.
Dans le giron de la mère patrie
De plus, cette "Novy Russia" trans-Dniepr pourrait même garder Kiev comme capitale, puisque la ville est en partie située sur l'est du fleuve. L'autre partie de la ville, l'antique Kyiv, restant la capitale de l'Ukraine. Poutine pourrait même montrer sa largeur d'esprit en acceptant de céder Odessa, historiquement russe, mais située à l'ouest du Dniepr. Le président russe n'aurait pas trop de soucis à se faire avec l'opinion de ses compatriotes : beaucoup de Russes considèrent que l'Ukraine tout entière devrait retourner dans le giron de la mère patrie. Et ceux qui savent un peu d'histoire se souviennent que l'ancienne Novorossiya, conquise sur les Tatars, s'étendait sur les deux rives du Dniepr.
Les Américains et les Européens se trouvent maintenant devant un choix difficile : commencer une nouvelle guerre froide, avec sa routine de non-coopération avec Moscou, ou accepter le processus d'extraire un État viable de l'Ukraine en acceptant le principe d'un référendum dans les 24 oblasts - les provinces - concernés et dans la République autonome de Crimée. Commencer une nouvelle guerre froide aurait l'avantage de la clarté sur le plan moral et l'inconvénient de diviser l'Europe : les Allemands accepteraient difficilement de se fâcher avec Moscou au risque de remettre en cause leur stratégie où prime l'économie. L'acceptation d'une réorganisation de l'Ukraine serait la promesse d'une nouvelle stabilité, mais présenterait le défaut majeur de légitimer l'usage de la force par Poutine. Ce qui, en revanche, n'a aucun intérêt et ne rapporte rien, c'est de répéter des phrases creuses et de brandir des menaces enfantines.
Michel Colomès