Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

jeudi 5 décembre 2013

Mort d'Arafat : l'impossible vérité


Le plus grand flou règne de nouveau sur les circonstances exactes de la mort de Yasser Arafat. Un mois après qu'un rapport scientifique suisse a évoqué la possibilité d'un empoisonnement du raïs palestinien, une équipe d'experts français rejette catégoriquement cette thèse. Neuf ans après la disparition de l'ex-président de l'Autorité palestinienne, le Point.fr revient sur une affaire rocambolesque aux multiples zones d'ombre.

Novembre 2004 : la mystérieuse mort du raïs

Le 12 octobre 2004, Yasser Arafat, qui vit depuis trois ans retranché dans son quartier général de la Mouqataa, encerclé par l'armée israélienne, est victime de violents spasmes abdominaux après avoir dîné. En dépit de l'intervention de ses médecins personnels, la santé du raïs ne cesse de se dégrader. Fin octobre, le Premier ministre israélien Ariel Sharon accepte de le laisser quitter le territoire. Le leader palestinien est admis fin octobre à l'hôpital militaire de Percy, en région parisienne.

Mais les médecins français se révèlent tout autant incapables d'expliquer cette aggravation. Le 3 novembre, Yasser Arafat tombe dans le coma. Il décède le 11 novembre, à l'âge de 75 ans. D'après le rapport de l'hôpital, Yasser Arafat a été victime d'une inflammation intestinale d'"allure infectieuse" et de troubles "sévères" de la coagulation. Mais le document n'élucide pas pour autant les causes de la mort. Les rumeurs les plus folles circulent alors. Cancer, cirrhose due à l'alcool, empoisonnement ou même sida. Mais la veuve du défunt, Souha Arafat, refuse à l'époque de faire pratiquer toute autopsie.

Juillet 2012 : Al Jazeera relance la théorie de l'empoisonnement

Une enquête saisissante réalisée par la chaîne qatarie Al Jazeera met le feu aux poudres. D'après le documentaire, l'ex-président de l'Autorité palestinienne aurait bel et bien succombé à un empoisonnement. Les journalistes de la chaîne se sont procuré ses derniers effets personnels - vêtements, brosse à dents et même son emblématique keffieh - toujours imbibés du sang, de la sueur, de la salive et de l'urine du raïs palestinien. Ces éléments ont ensuite été soumis à l'Institut de radiophysique de Lausanne.

Après analyse, les scientifiques suisses affirment avoir mesuré une quantité élevée et inexpliquée de polonium 210, une substance radioactive invisible mais ultra-toxique. Les experts helvétiques affirment alors vouloir comparer leurs résultats aux échantillons de sang et d'urine détenus par l'hôpital Percy. Or, ils ont tous été détruits. Les révélations font en tout cas sortir de son silence Souha Arafat, qui décide de porter plainte contre X à Paris pour "assassinat". D'après la veuve, le produit toxique aurait été administré par un membre de l'entourage du raïs. La femme du défunt demande à l'Autorité palestinienne d'exhumer le corps enterré à Ramallah, en Cisjordanie, pour en avoir le coeur net.

Juillet 2012 : Israël accusé

Très vite, les soupçons s'orientent sur l'État hébreu, qui s'est déjà livré par le passé à des assassinats ciblés contre des dirigeants palestiniens. "Israël est le premier, le principal et unique suspect", ose même annoncer Taoufiq Tiraoui, le président de la commission d'enquête officielle palestinienne. Pourtant, d'après Denis Charbit, professeur en sciences politiques à l'université ouverte d'Israël, l'État hébreu n'aurait eu aucun intérêt à éliminer le leader palestinien, marginalisé sur la scène internationale au profit de Mahmoud Abbas, futur président de l'Autorité palestinienne.

"En 2004, le maintien au pouvoir d'un Yasser Arafat prisonnier de son QG servait plutôt les intérêts israéliens", renchérit Jean-François Legrain, chercheur au CNRS-Gremmo (Groupe de recherches et d'études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient). "Ainsi, les difficultés entre les deux parties pouvaient être imputées par Israël au raïs, quand Mahmoud Abbas, en tant que Premier ministre, et Salam Fayyad, aux Finances, se devaient d'entretenir sur la durée une Autorité palestinienne qui n'avait plus d'intérimaire que le nom, estime le spécialiste du Proche-Orient. Et la perspective d'un État souverain s'en trouvait d'autant plus éloignée."

Novembre 2012 : la dépouille du raïs exhumée

Avec l'accord de Mahmoud Abbas, les juges d'instruction diligentés par le tribunal correctionnel de Nanterre ordonnent l'exhumation de la dépouille de l'ex-dirigeant, qui intervient le 27 novembre 2012. Une soixantaine d'échantillons sont alors répartis pour analyse entre trois équipes d'enquêteurs. Des scientifiques suisses et russes, mandatés par l'Autorité palestinienne, et des Français, pour le parquet de Nanterre. Chaque équipe est tenue de travailler individuellement, sans le moindre contact avec les autres.

Novembre 2013 : le rapport suisse sème le doute

Un an après l'exhumation du corps de Yasser Arafat, c'est de nouveau Al Jazeera qui publie les résultats du centre d'analyse suisse à l'origine de la polémique. D'après la chaîne qatarie, qui dévoile le rapport dans son intégralité, les échantillons prélevés sur le corps du défunt raïs font état de taux de polonium 18 fois plus élevés que la normale. "Les scientifiques disent être sûrs à 83 % que le leader palestinien a été empoisonné avec du polonium", affirme la chaîne.

Des certitudes pourtant absentes du rapport suisse, qui ne fait que soutenir "modérément l'hypothèse du polonium comme cause de la mort". D'ailleurs, lors d'une conférence de presse organisée dans la foulée, François Bochud, directeur de l'Institut de radiophysique appliquée, se montre extrêmement prudent : "Est-ce que nous pouvons exclure le polonium comme cause de la mort ? La réponse est clairement non." Et de renchérir : "À l'opposé, est-ce que nous pouvons dire avec certitude que le polonium a été la cause de la mort du président Arafat ? La réponse est malheureusement non." Toutefois, Patrice Mangin, directeur du Centre universitaire romand de médecine légale, rappelle que l'on "n'absorbe pas par accident du polonium", ce qui suppose "l'intervention d'un tiers". Il n'en faut pas plus à Souha Arafat pour affirmer avoir "la preuve scientifique" que son mari a été "tué".

Décembre 2013 : le démenti des experts français

Le parquet de Nanterre est formel. Mardi, il affirme que les scientifiques français concluent à l'absence d'empoisonnement au Polonium 210. Plus tôt dans la journée, une source proche du dossier affirmait que le rapport français allait "dans le sens d'une mort naturelle". Pourtant, Français comme Suisses sont d'accord sur un point : le corps de Yasser Arafat contient bien un taux de polonium supérieur à la moyenne. Mais là où le laboratoire de Lausanne évoque la thèse d'un empoisonnement, l'équipe française attribue la présence du gaz toxique à une "origine environnementale naturelle", à savoir l'existence d'un gaz radioactif naturel, le radon, dans la tombe du défunt. Problème, hormis les fuites et le communiqué du parquet, le détail du rapport français n'a pas été dévoilé.

"Bouleversée" par la nouvelle, Souha Arafat s'est dite mercredi "convaincue" que son mari "n'est pas décédé de mort naturelle". S'estimant "choquée" que le rapport médical français qui lui a été transmis "se résume à 4 pages", contre 108 pour le document suisse, la veuve du raïs palestinien a demandé, par la voix de son avocat, que l'expertise du laboratoire de Lausanne soit versée à la procédure française afin d'apporter une conclusion "homogène".

Et ce ne sont pas les conclusions de la dernière équipe - russe - qui vont éclaircir une affaire déjà inextricable. Le 15 octobre dernier, Vladimir Ouïba, directeur de l'Agence fédérale d'analyses biologiques, avait assuré que les experts russes n'avaient "pas trouvé trace" de polonium 210 sur les échantillons émanant de la dépouille du défunt... avant de revenir sur ses propos. Puis de conclure à l'impossibilité de déterminer si le polonium est bien la cause du décès de Yasser Arafat.

les Suisses persistent et signent 

Le professeur François Bochud (à gauche), directeur de l'Institut radiophysique de Lausanne, et le professeur Patrice Mangin, directeur du Centre de médecine légale de Lausanne, présentent leur rapport sur les causes de la mort de Yasser Arafat, le 7 novembre à Lausanne. © Laurent Gillieron / Sipa 


Les scientifiques suisses ne sont pas d'accord avec leurs collègues français et tiennent à le faire savoir. L'équipe d'experts de l'Institut de radiophysique de Lausanne, dont les conclusions sur un possible empoisonnement de Yasser Arafat ont été contredites mardi par des experts français, répète que l'on peut "raisonnablement soutenir la thèse d'un empoisonnement" du raïs palestinien au polonium-210, une substance radioactive invisible hautement toxique. Interrogé par la Radio télévision suisse (RTS), le professeur Patrice Mangin, directeur du Centre universitaire romand de médecine légale, qui a dirigé l'expertise suisse, se dit "surpris par les explications" fournies par les scientifiques français.

Les équipes suisses et françaises, mandatées respectivement par l'Autorité palestinienne et le parquet de Nanterre, ont pu analyser des échantillons prélevés sur la dépouille de l'ancien dirigeant palestinien, exhumée le 27 novembre 2012. Un an plus tard, ils arrivent au même résultat : le corps de Yasser Arafat contient bien un taux de polonium-210 supérieur à la moyenne. D'après les Suisses, les quantités de polonium-210 mesurées seraient même jusqu'à 20 fois supérieures à la normale.

"Absence de diagnostic précis"

Mais là où le laboratoire de Lausanne évoque la thèse d'un empoisonnement, l'équipe française attribue la présence du gaz toxique à une "origine environnementale naturelle", à savoir l'existence d'un gaz radioactif naturel, le radon, dans la tombe du défunt. Ainsi, les Français vont dans le sens d'une "mort naturelle", même si, à la différence du rapport suisse, le document français n'est pas disponible dans son intégralité. Une conclusion que le professeur Patrice Mangin trouve pour le moins "étrange" et dit "ne pas comprendre", d'autant plus que les scientifiques français ne disposent pas de diagnostic précis.

À la mort du raïs en 2004, "les plus grands experts de la place de Paris se sont penchés sur son sort et aucune cause n'a été établie", rappelle le directeur du Centre universitaire romand de médecine légale. "L'hypothèse de l'infection a été, semble-t-il, celle qui a été le plus facilement écartée. Il n'y avait pas de fièvre, pas de syndrome infectieux et toutes les investigations microbiologiques se sont révélées négatives." Et le scientifique de s'interroger sur les nombreuses zones d'ombre qui entourent l'affaire, comme l'absence d'autopsie du corps ou la destruction des échantillons prélevés à l'époque par l'Institut de recherche dépendant de l'armée.

"Pas de certitude"

Autre personne à s'étonner des conclusions françaises, la veuve du raïs, Souha Arafat, qui s'est dite mercredi "convaincue" que son mari "n'est pas décédé de mort naturelle". S'estimant "choquée" que le rapport médical français qui lui a été transmis "se résume à 4 pages", contre 108 pour le document suisse, la veuve du raïs palestinien a demandé, par la voix de son avocat, que l'expertise du laboratoire de Lausanne soit versée à la procédure française afin d'apporter une conclusion "homogène". Quant à l'équipe russe, la troisième à avoir analysé les échantillons de la dépouille du raïs, elle a conclu à l'impossibilité de déterminer si le polonium est bien la cause du décès de Yasser Arafat.

"On va rester dans le doute", prédit Patrice Mangin. L'équipe de l'Institut de radiophysique de Lausanne reste toutefois très prudente sur la thèse d'un empoisonnement. "Nous avons simplement évoqué une hypothèse, mais nous n'avons pas d'élément de certitude", rappelle le scientifique. Interrogé par le journaliste Darius Rochebin sur les moyens de se procurer du polonium, Patrice Mangin rappelle néanmoins qu'il est "difficile" d'en obtenir. "Pour fabriquer du polonium, il faut disposer d'un réacteur, et ce sont les État qui maîtrisent ce genre de chimie", souligne-t-il.