Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

vendredi 4 octobre 2013

John Fitzgerald Kennedy: la face cachée du mythe

John F. Kennedy à Dallas avec Jackie, juste avant son assassinat. ASL/RTS/Jacques Lowe, «Meine Jahre mit den Kennedys», Süddeutsche Zeitung/2013/DR


Cinquante ans après son assassinat le 22 novembre 1963, JFK reste le plus chéri des présidents américains de l’histoire contemporaine. Son aura mythique éclipse cependant de nombreuses zones d’ombre. Eclairage d’un historien.


Il y a 50 ans, le 22 novembre 1963, John Fitzgerald Kennedy était assassiné à Dallas. A 46 ans, le président démocrate entrait dans la légende. Mais qui était vraiment cette star de la politique? Pour tenter de cerner le personnage, l’historien Thomas Snégaroff, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques à Paris, met en lumière certaines de ses zones d’ombre. Comme Le Caravage, il brosse son portrait en «clair-obscur» («Kennedy, une vie en clair-obscur»,Thomas Snégaroff, Armand Colin, 2013.), sans idolâtrie ni sensationnalisme, pour faire ressortir l’homme qui se cache derrière la célébrité. Démontant le mythe par un strict retour aux faits, il balaie toutes les rumeurs. Même les théories du complot passent à la trappe.


- On a tout dit sur l’assassinat de JFK: qu’il a été tué par les anticastristes, la mafia, le lobby militaro-industriel, les Républicains, les services secrets et même le vice-président Johnson. Quelle est aujourd’hui la thèse la plus crédible?

Thomas Snégaroff: Je vais vous décevoir. La thèse la plus vraisemblable reste celle du tueur isolé, Lee Harvey Oswald, à savoir la thèse officielle de la commission Warren. En fait, année après année, les théories de complots s’affaiblissent. Bien sûr, la question du nombre de coups de feu entendus par des témoins interpelle. Mais l’effet de l’écho sur le square Dealey Plaza peut expliquer ces divergences. La théorie officielle est peut-être la moins excitante, mais je suis plutôt légaliste sur le sujet.

- Quel était le mobile d’Oswald?

Oswald était un militant communiste. Il a vécu quelques années en URSS, où il a rencontré sa femme Marina. A son retour aux Etats-Unis, il se profile comme procastriste. Les positions américaines anticastristes, et surtout le débarquement de la baie des Cochons, développent en lui une haine viscérale envers Kennedy. Oswald n’est pas un enfant de chœur. Quelques mois plus tôt, il a déjà tenté d’assassiner le général Edwin Walker, un anticommuniste et anticastriste convaincu. Il était aussi extrêmement violent avec sa femme. Marina avait d’ailleurs décidé d’emménager chez une amie, qui travaillait justement dans le dépôt de livres de la Dealey Plaza, d’où Oswald a pu tirer des coups de feu.

- De nouveaux documents permettent-ils aujourd’hui de mieux expliquer l’assassinat?

Pas vraiment. A la suite du film «JFK» d’Oliver Stone, en 1991, on attendait énormément de l’ouverture des archives. En fait, des documents ont été publiés progressivement. Il ne reste que 3 ou 4% d’archives inconnues. Elles concernent l’enquête proprement dite, la façon dont les auditions ont été menées. Mais apparemment, selon les gens qui les ont vues, il n’y a rien d’extraordinaire. Il n’y a donc pas de grandes avancées, seulement des hypothèses. Il y a quelques années, on a encore pu voir un film montrant le couple présidentiel dans la voiture où Kennedy a été tué. Son col était un peu relevé. Certains ont dit qu’il était impossible que la balle ait pu le toucher au cou sans laisser de trace sur la chemise. Mais c’est une théorie un peu fumeuse.

- Si l’assassinat peut s’expliquer si simplement, pourquoi y a-t-il tant de théories?

C’est dû au caractère sidérant de l’événement. Comme les attentats du 11septembre 2001 ou le premier pas de l’homme sur la lune en 1969. Les trois images américaines les plus iconiques du XXesiècle ont toutes donné lieu à des théories de complots, à des soupçons de manipulation. La psychologie humaine est ainsi faite que l’on ne peut pas en rester à une théorie officielle, ni accepter que l’explication soit si simple.

- Vous vous êtes intéressé en particulier à la naissance du mythe…

Le rapport entre la réalité de la vie de Kennedy, souvent désastreuse, et son image mythique éblouissante, m’a intrigué. J’ai beaucoup travaillé sur la santé de JFK, ses maux de dos, sa maladie d’Addison, une insuffisance surrénalienne chronique rare. Son corps était malade et fatigué. C’est pourtant un corps viril et triomphal, rompant avec l’image de son prédécesseur Dwight Eisenhower, que renvoie le mythe. Cette image a été façonnée par le père de John, «Joe» Kennedy. Grâce à la puissance de ses réseaux et de l’argent, il a fortement contribué à sa carrière politique.

- Qu’a fait le père Kennedy pour dorer à ce point le blason de son fils?

Il a notamment fait retravailler son mémoire de fin d’études à Harvard, qui était plutôt médiocre, par les journalistes Arthur Krock et Henry Luce. Il a fait éditer l’ouvrage puis en a acheté des milliers d’exemplaires jusqu’à ce que le livre devienne un best-seller, faisant finalement de John un génie des relations internationales. En 1943, «Joe» a aussi exploité l’accident militaire de son fils dans le Pacifique, alors que ce dernier officiait comme lieutenant de vaisseau. JFK lui-même avait plutôt honte de cet incident: son patrouilleur avait été coupé en deux par un destroyer japonais! Mais son père a réussi à le propulser héros de guerre.

- Tous les coups semblent permis pour mettre en lumière JFK…

C’est le cas en 1955, alors que Kennedy est hospitalisé. Il a l’idée d’écrire un livre sur le courage en politique, lui qui en manque singulièrement. En faisant la biographie de sénateurs courageux, il espère des retombées pour sa renommée. En réalité, c’est son conseiller Ted Sorensen qui écrit l’ouvrage. Mais c’est John qui décroche le Prix Pulitzer, grâce au lobbying de son père! On le voit, chez les Kennedy, tout fantasme devient réalité. Cette propension à embellir le réel transparaît jusque dans l’image de la famille Kennedy, une famille parfaite. Pourtant «Jack» est un mari infidèle, un séducteur impénitent qui croit pouvoir obtenir tout ce qu’il veut.

- A la Maison-Blanche, Kennedy doit toutefois déchanter…

Pour lui, la présidence, c’est l’apprentissage du réel. Face à Fidel Castro ou à Nikita Khrouchtchev, la potion magique ne fonctionne plus. Il le vit très mal. Lors de sa rencontre avec Khrouchtchev, au début 1961, il est prêt à en découdre. Mais Khrouchtchev lui renvoie l’image de son père, qui était dur avec lui. Cela se passe très mal. Il se sent humilié. Khrouchtchev lui fait une leçon sur le socialisme, lui parle comme à un petit garçon. Il en sort détruit. Il dit au journaliste James Reston que Khrouchtchev l’a «massacré». Et plus tard, à son frère Robert: «Il est pire que papa!» Il prend sa revanche lors de la crise de Cuba. Il apparaît comme l’homme fort de la situation. En fait, la crise de Cuba a été réglée secrètement, avec de grosses concessions américaines: le retrait des missiles Jupiter qui étaient en Turquie et en Italie. Aujourd’hui, on pense que c’est plutôt Khrouchtchev qui a évité le conflit: plus mûr politiquement, il a été le plus prudent.

- Finalement, JFK a-t-il été un grand président des Etats-Unis?

Sa mort brutale a totalement mythifié le personnage. En réalité, son bilan politique est assez faible, notamment parce qu’il a dû travailler avec un Congrès républicain qui n’était pas favorable à son programme législatif, appelé «Nouvelle frontière» (détente envers l’URSS, envoi d’un homme sur la lune, égalité des Noirs et des Blancs, relance de l’économie,etc., ndlr). Il avait envisagé d’importants projets pour son second mandat, comme les assurances santé Medicare et Medicaid pour les retraités et les plus pauvres. Le président Lyndon Johnson les a concrétisés.

Kennedy ne s’est emparé de la question des droits civiques qu’en août 1963, après le discours de Martin Luther King «I have a dream», soit très tard. C’est que Kennedy n’est pas un homme de conviction, il vit dans l’air du temps. En politique étrangère, il a créé le Peace Corps, un corps de la paix actif dans le monde entier. S’il n’avait pas été tué, se serait-il opposé à l’engagement américain au Vietnam? La question reste ouverte…

- En tant qu’historien, que retenez-vous de Kennedy, 50 ans après?

Ce qui m’intéresse, au-delà de l’histoire de son mandat, c’est de voir à quel point l’Amérique d’aujourd’hui regarde l’Amérique de Kennedy avec nostalgie. J’y ai pensé en lisant le roman «22/11/63» de Stephen King. Dans les années 1960, l’économie va bien, mais les Etats-Unis souffrent d’inégalités sociales inacceptables, avec des Noirs assassinés. Aujourd’hui, cette période est extrêmement embellie. C’est le dernier triomphe de Kennedy: celui d’avoir réussi à imposer une lecture des années 1960 totalement fantasmée par rapport à ce qu’elle était en réalité. I

=> Voir aussi le documentaire «Dallas, une journée particulière», de Patrick Jeudy, dimanche sur RTS 2.


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Une double vie qui sent le soufre

«Happy birthday, Mister president!» En chantant d’une voix «glamourissime» pour John Kennedy, à l’occasion de ses 45 ans fêtés lors d’un gala démocrate en 1962, Marilyn Monroe a suscité de nombreuses rumeurs sur une possible idylle. «Il y a eu des livres entiers sur John et Marilyn, mais ils reposent essentiellement sur des rumeurs», commente l’historien Thomas Snégaroff. Et de souligner qu’en réalité leur relation a été de courte durée. «Très vite, John a mis les voiles, parce qu’il commençait à y avoir des rumeurs, et qu’il ne voulait pas en entendre parler.»

Si l’idylle entre Marilyn et JFK n’est pour l’essentiel que de la littérature, la sexualité débridée du président est en revanche dûment attestée. «Kennedy avait un rapport compulsif à la séduction et aux femmes, qui trouve son origine dans sa relation avec sa mère, très distante avec lui, et dans sa volonté de valider en permanence sa capacité de transformer le fantasme en réel», explique l’historien. «En ce sens, Marilyn était la proie absolue.»

A Washington, tout le monde savait que JFK trompait régulièrement sa femme. Mais la presse était à l’époque extrêmement respectueuse de la vie privée. «Plusieurs relations auraient pu mal tourner. Parfois, cela a senti le soufre!», note Thomas Snégaroff. Ainsi, pendant la Seconde Guerre mondiale, John a dû être éloigné du «grand amour de sa vie», Inga Arvad, une journaliste danoise qui avait été proche du nazisme. D’autres maîtresses se sont révélées dangereuses pour lui, entre autres parce qu’elles avaient des liens avec des mouvements communistes. Ces affaires se sont réglées toujours très discrètement.

Pascal Fleury