La communauté américaine du renseignement ne jure que par les logiciels de traduction automatique de Systran, une entreprise créée par la NSA, française depuis 1985.
Peu de Français ont entendu parler de l'entreprise Systran. C'est pourtant une véritable pépite technologique, qui offre ses logiciels de traduction automatique aux entreprises et au grand public, mais pas seulement. En réalité, le vrai gros client de la société française n'est autre que la communauté américaine du renseignement. Et d'abord la désormais fameuse NSA (National Security Agency), qui a littéralement mis la planète sur écoutes. Elle veut tout traduire en anglais, que ce soit (entre autres) des emails, de la presse, des sites web qu'elle siphonne en permanence. Dans pratiquement tous les services américains, donc, ce sont des logiciels français qui tournent à plein pour traduire toutes les langues imaginables.
Enfin, presque... Pour le commun des mortels, qui peuvent acheter ses logiciels dans le commerce, Systran propose 52 "paires" de langues, comprenant aussi bien le chinois que le japonais ou le serbo-croate, ce qui revient à dire que l'on traduit 52 langues dans 51 autres. En réalité, pour les services de renseignement américains, Systran fait des efforts qui demeurent confidentiels. Combien de langues ? Mystère... Comme le rappelait un dossier récemment paru dans le magazine scientifique La Recherche, la planète ne compte pas moins de 7 000 langues. 274 d'entre elles sont parlées par un milliard d'hommes, les six autres milliards s'exprimant en 6 700 langages différents ! Mais seulement 74 langues sont parlées par plus de 10 millions de locuteurs. Et parmi celles-ci le russe.
D'abord le russe, puis le français
Dans les années 1950, qui voyaient naître l'informatique balbutiante, seule la langue de Pouchkine et de Lénine intéressait les espions de l'Oncle Sam. Ils doivent traduire des tonnes de journaux et de documents techniques et entreprennent très vite de les automatiser. Non sans difficulté, l'US Air Force et divers laboratoires liés aux services parviennent en 1964 à mettre au point une machine IBM Mark II opérationnelle pour traduire le russe en anglais. Comme c'est souvent le cas dans les technologies de l'information aux États-Unis, les services de renseignement ne veulent que les technologies les plus en pointe et acceptent souvent que celles qu'ils ont financées au départ soient proposées dans le commerce.
C'est exactement ce qui se produit en 1968 : l'un des chercheurs les plus en vue dans le domaine de la traduction automatique, Peter Toma, du California Institute of Technology, lance son entreprise Systran avec pour objectif d'améliorer la traduction du russe en anglais. Systran devient dès lors un fournisseur exclusif de systèmes de traduction pour les espions américains, et se lance rapidement dans d'autres langues que le russe. Ce seront d'abord le français et l'espagnol. Mais les scientifiques ne sont pas toujours de bons gestionnaires, les succès techniques de Systran ne sont pas longtemps accompagnés par la réussite économique.
Leader mondial
Parallèlement à cette histoire américaine, un industriel français spécialisé dans la robinetterie, Jean Gachot, s'intéresse vivement à l'informatique au début des années 1980. Il croit discerner des perspectives dans la traduction automatique et commence par acquérir auprès de Systran une licence pour traduire l'arabe vers l'anglais. Puis il décide d'acheter Systran en 1985 à son fondateur Peter Toma. La société conserve tous ses contrats aux États-Unis, engage d'importants efforts de recherche et de développement, mais la réussite financière n'est toujours pas au rendez-vous. Rachetée en 1993 par son actuel P-DG, Dimitris Sabatakakis, la société emploie 75 personnes et réalise environ 10 millions d'euros de chiffre d'affaires par an. Elle est aujourd'hui leader mondial dans son domaine. Un petit joyau de ce qu'on appelle en France la BITD, ou base industrielle et technologique de défense, et qui dans ce monde cruel a pris pour slogan la formule camusienne "ma patrie, c'est la langue française".
Jean Guisnel