Sur la Syrie, l'attitude française est marquée par la continuité. Les plans de frappes sont prêts depuis février 2012.
Les préparations à une opération militaire française contre le régime de Bachar el-Assad ne datent pas d'hier. Dès janvier 2012, près de six mois avant l'arrivée de François Hollande à l'Élysée donc, des plans de frappes ont commencé à être étudiés par le CPCO (Centre de planification et de conduite des opérations) de l'état-major des armées. Alors que le conflit en Libye venait tout juste de se terminer, les Français préparaient déjà conjointement des plans de frappes avec les Américains et les Britanniques (que les militaires, les diplomates et les espions appellent entre eux le P3), bientôt associés à deux autres grands pays alliés, dont on tait le nom. On parle alors de P3+...
Dissuader Israël
Dès cette époque, tous ces pays savent bien sûr de très longue date que la Syrie est dotée d'armes chimiques et des vecteurs permettant de les lancer : c'est même un secret de Polichinelle. Il suffit pour s'en convaincre de lire le rapport très détaillé publié en juin 2008 par le CSIS de Washington. Missiles sol-sol Scud-B et Scud-C, M600 ou SS-21, ou encore obus d'artillerie, bombes larguées par des bombardiers, roquettes pour hélicoptères : la panoplie est complète. Les services occidentaux, les Israéliens et les Russes s'accordent pour évoquer une quantité simple à retenir : 1 000 tonnes. En fait, ils ne savent pas exactement !
Avant que la révolte populaire syrienne ne se transforme en guerre civile, tous les experts sont d'accord. Ils estiment tous que l'arsenal chimique syrien n'a été conçu et constitué que dans un seul but : dissuader Israël de menacer le régime syrien dans sa survie. L'expression qui revient alors souvent à propos de l'arme chimique est celle de "bombe atomique du pauvre". En clair : on la possède, mais on ne s'en sert pas. De ce simple fait, le chimique syrien n'est pas considéré comme une menace inquiétante. Depuis des années, les services occidentaux savent assez précisément que les Syriens disposent de gaz sarin, de gaz moutarde (ypérite) et de VX. Ils subodorent, sans en avoir confirmation, que les Syriens disposent aussi d'armements biologiques. C'est-à-dire de germes pathogènes pouvant être dispersés dans l'air ou dans l'eau.
Août 2012 : l'accélération
Dès la fin de l'hiver 2011-2012, la Délégation aux affaires stratégiques du ministère de la Défense, que dirige alors l'ambassadeur Michel Miraillet, coordonne des études sur les aspects juridiques, politiques, diplomatiques et militaires de l'armement chimique syrien et de son éventuelle utilisation. Les questions qui se posent alors portent sur la vraisemblance d'un usage de ces armes, sur les réponses à y apporter, sur les mesures militaires à envisager. Un membre de cabinet gouvernemental confie : "Lorsque nous sommes arrivés fin mai 2012, ce travail était très largement entamé. Mais la situation demeurait relativement stable sur le plan chimique." À mesure que la guerre civile s'intensifie et que la violence s'installe en même temps que les premières vraies menaces sur le régime, les choses vont cependant changer.
À l'été 2012, les services de renseignements observent les premiers mouvements autour des sites où les gaz de combat sont stockés. Aucune preuve n'est alors disponible sur ce qui se prépare. Mais pour des analystes des services de renseignements, une porte qui s'ouvre sur un terrain militaire, un véhicule qui apparaît devant un local naguère inoccupé, une conversation téléphonique captée : tout fait sens. C'est l'alerte. Le 20 août 2012, Barack Obama est très précis, concernant l'emploi éventuel d'armes chimiques : "Nous avons fait savoir de façon claire et nette à toutes les forces dans la région qu'il s'agissait d'une ligne rouge pour nous et qu'il y aurait des conséquences énormes." Une semaine plus tard, François Hollande lui emboîte le pas : "L'utilisation d'armes chimiques serait pour la communauté internationale une cause légitime d'intervention directe." Difficile d'être plus clair...
"Quatrième armée chimique"
Les services occidentaux vont employer les mois suivants à décortiquer la chaîne de commandement syrienne. Le rôle central au Centre d'études et de recherches scientifiques (CERS) apparaît très clairement, avec un seul responsable : Bachar el-Assad. Comme l'explique la synthèse très édulcorée des notes des services de renseignements français diffusée le 2 septembre 2013 par l'Élysée : "Bachar el-Assad et certains des membres les plus influents de son clan - essentiellement son frère Maher - sont les seuls habilités à donner l'ordre d'utiliser des armes chimiques. L'ordre est ensuite transmis aux responsables des branches compétentes du CERS. En parallèle, l'état-major des armées reçoit l'ordre et décide des cibles, des armes et des toxiques à mettre en oeuvre."
Pour les services de renseignements, la chaîne se poursuit ensuite jusqu'aux unités régionales chargées de la préparation militaire et de la sécurisation des armes. Puis de les "militariser", lorsque l'ordre en arrive du pouvoir central. Plusieurs unités régionales sont chargées de cette mise en oeuvre : l'unité 450 au sud du pays, que dirige le général Ghassan Abbas. Son pendant au nord est l'unité 451. La mise en oeuvre opérationnelle des armes est à la charge des forces les plus fidèles : il s'agit de la garde présidentielle commandée par Maher al-Assad, de la 4e division blindée et des forces spéciales. Pour simplifier le discours français sur la Syrie, Jean-Yves Le Drian a intégré ces unités chargées de la mise en oeuvre du chimique dans une "quatrième armée chimique" qui oeuvrerait à côté des armées classiques (terre, air, mer).
Terreur de masse
S'agissant de l'emploi des armes, les services occidentaux sont convaincus que le régime a fait évoluer son arsenal. Le rapport gouvernemental français déjà cité note que le 29 avril "un hélicoptère a survolé à haute altitude la ville et a largué sur les quartiers ouest de petites munitions diffusant une fumée blanche".
Cette manière de faire a beaucoup surpris les services. Ils ont alors considéré, dit un expert ayant connaissance de leurs productions, que "cet usage ne correspondait pas à ce que nous connaissions. Cette attaque était de nature tactique, visait précisément une efficacité militaire sur le terrain, sur de petites zones. Alors qu'avant la doctrine d'emploi du chimique visait à inspirer une terreur de masse. Qui a aidé les Syriens, qui n'ont certainement pas mis au point tout seuls ces nouveaux modes d'emploi ? Les Russes ? Les Iraniens ?"
Jean Guisnel