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samedi 18 mai 2013

"N’importe qui peut être attaqué par un drone, n’importe où, n’importe quand"


Spécialiste de la question des drones, Stuart Casey Maslen est directeur de recherches à l’Académie de droit international humanitaire et de droits humains à Genève. Nous l’avons rencontré lors de son passage au Festival du film et forum international sur les droits humains (FIFDH), qui s’est tenu du 1er au 10 mars 2013 à Genève.

La principale justification du recours aux drones est-elle l’assurance d’une guerre plus propre (*)?

Stuart Casey Maslen : Ce n’est pas la principale, mais c’en est une. Dans le cas des Etats-Unis, ils défendent surtout l’idée de droit à l’autodéfense, au regard des événements du 11 septembre 2001, avec les moyens qui leur semblent les plus efficaces. Dans le même temps, on prétend, non sans raison, que les drones peuvent réduire le nombre de civils morts ou blessés car les caméras embarquées sur ces aéronefs permettent de voir les cibles jusqu’au dernier moment, de vérifier qu’il s’agit bien d’un objectif militaire légitime et qu’il n’y a pas de risque de dommages collatéraux excessifs.

Malgré tout, cela pose beaucoup de problèmes. Est-on vraiment dans une guerre mondiale contre le terrorisme, par exemple ? Il s’agit plutôt d’un slogan, à l’instar de la guerre contre la drogue, et non d’un concept reconnu par le droit international, slogan qui justifie tout sans aucune responsabilité. Et cette guerre n’a ni limite géographique ni limite temporelle. Qu’est-ce qui empêche donc que n’importe qui puisse être attaqué par un drone, n’importe où et n’importe quand ? On attend toujours une explication, une clarification par rapport au droit international non seulement en provenance des Etats-Unis mais aussi des deux autres Etats qui ont eu recours aux drones armés : la Grande-Bretagne (en Afghanistan) et Israël (à Gaza).

Qui est un civil ? Qui est un objectif militaire légitime ? Si quelqu’un combat dans un conflit militaire sur un champ de bataille, le droit international humanitaire n’interdit pas de l’abattre. Mais dès que l’on sort de ce cas de figure, ce sont les droits humains qui s’appliquent et qui restreignent de manière draconienne l’usage de la force létale. Il existe bien sûr des cas de nécessité immédiate de cet usage : si par exemple un kamikaze s’apprête à passer à l’acte, un policier peut l’abattre. Mais ce que l’on a pu découvrir dans un livre blanc confidentiel du ministère de la Justice sur les assassinats ciblés [dont des éléments ont été rendus publics par la chaîne NBC le 4 février], c’est la référence à la notion d’imminence, beaucoup plus floue et qui n’existe pas dans le droit international. Et ce document évoque uniquement le cas des citoyens étasuniens pouvant être abattus. Est-ce donc différent pour les étrangers qui constituent une menace ?

Tant que les Etats-Unis refusent toute transparence sur tous ces sujets, on ne peut se fonder que sur des rumeurs ou des fuites publiées par certains journaux comme The New York Times. Pour certains, cette politique ressemble à un programme d’assassinats, alors que l’assassinat est interdit par décret présidentiel depuis les années 1970. D’où la notion de "guerre globale" pour transformer un assassinat en un acte de guerre.

Les drones peuvent être utilisés dans un conflit armé ?

Une frappe de drone peut être considérée dans certains cas comme un acte au sein d’un conflit armé, mais, selon le droit international, il y a une présomption de statut de civil et non de combattant. Il faut donc que celui qui intervient militairement prouve que vous participez directement aux hostilités. Pourtant, la politique des Etats-Unis en la matière semble plutôt fondée sur la présomption de militant s’agissant des cibles potentielles. Ils ont donc inversé la charge de la preuve et parlent de Signature Strikes, des assassinats fondés sur de seuls "indices concordants". Prenons un exemple : vous êtes un groupe d’hommes entre 15 et 45 ans et vous voyagez dans un camion qui se dirige vers la frontière pakistanaise. Vous êtes alors un militant islamiste présumé. On est totalement en dehors des clous du droit international ! Même en temps de guerre.

Les drones seraient également source d’économies, selon leurs défenseurs…

Les drones coûtent entre quelques millions et 150 millions d’euros, pour les plus en pointe. C’est surtout un argument en termes d’économies de vies humaines : les pilotes ne sont plus exposés en première ligne et opèrent depuis des bases aériennes aux Etats-Unis. Le danger existe néanmoins, la preuve : les noms de famille sont masqués sur les tenues de ceux qui les dirigent car les autorités savent qu’ils sont une cible potentielle au regard du droit international. Si on me tire dessus, j’ai le droit de riposter et donc je peux le faire en territoire ennemi.

Quels sont les principaux problèmes provoqués par l’utilisation à grande échelle des drones ?

Même si, à court terme, l’utilisation des drones a été efficace pour éliminer des chefs d’Al-Qaida ou des talibans pakistanais, il faut se placer dans un contexte plus large. Quelle est donc la perception des Etats-Unis par les populations vivant sous la menace des frappes ? La réponse a été donnée par l’actuel secrétaire d’Etat John Kerry lors de son audience de confirmation devant le Congrès : "La politique étrangère américaine ne se résume pas à des frappes de drones et à des déploiements militaires." C’est une reconnaissance qu’il existe un grave problème de perception ! On ne peut pas garantir que ces frappes, en Afghanistan, au Pakistan, en Somalie ou au Yémen, poussent les gens à rejoindre Al-Qaida, mais le lien est fait par l’administration étasunienne. Ce qui est sûr, c’est que l’image des Etats-Unis en pâtit grandement. Actuellement, un manuel de contre-terrorisme est en cours de rédaction, élaborant notamment un cadre juridique pour l’utilisation des drones. Selon certains journaux, ces règles ne s’appliqueraient pas à la CIA – à l’origine de la plupart des frappes de drones – pendant un an. C’est très inquiétant.

Un précédent existe : un trafiquant de drogue a tué des citoyens chinois en Chine avant de se réfugier au Vietnam. Pékin, qui vient de lancer ses propres drones armés, a réfléchi sérieusement à l’abattre en usant du précédent étasunien. Les Etats-Unis tuent des trafiquants de drogue en Afghanistan alors qu’il ne s’agit pas de combattants selon le droit international. On manque donc d’un cadre juridique alors que la prolifération des drones va devenir la règle. On l’a déjà vu avec le Hezbollah, qui a eu recours l’an dernier à un drone. Il est clair que cette technologie ne restera pas aux mains des Etats et il est tout aussi clair qu’elle ne sera pas limitée aux militaires. La police française, par exemple, pourra un jour l’utiliser avec des balles en caoutchouc ou du gaz lacrymogène. Il y a donc un flou juridique très dangereux.

Comment réagissent les institutions internationales par rapport à l’usage des drones armés ?

Human Rights Watch a publié un rapport en février qui évoque l’utilisation de drones armés par l’armée israélienne dans le conflit à Gaza de novembre 2012. Ils ont identifié des victimes civiles et attendent des explications de Tel-Aviv à ce sujet.

Au niveau des Nations unies, la discussion est enfin lancée après des années de silence. Le rapporteur spécial pour les droits de l’homme et le contre-terrorisme a annoncé en janvier qu’il ouvrait une enquête sur l’utilisation de drones et d’autres formes d’assassinat ciblé au regard du droit international. Son rapport sera rendu à l’Assemblée générale cet automne. On attend donc avec impatience de voir si c’est le début d’un processus de transparence, de justice, d’acceptation de l’idée que tout recours à ces engins doit être accompagné d’un respect du droit.

En Afghanistan, il y a une nette réduction du nombre de civils tués par l’Otan lors de bombardements aériens en concomitance avec une meilleure reconnaissance des erreurs en présentant des excuses et en versant des réparations. Les deux aspects sont indéniablement liés. On attend toujours que cela se fasse pour les drones.

Quelle est la position de Barack Obama sur le sujet ?

C’est difficile de le savoir même s’il a fini par reconnaître, lors de son récent discours sur l’état de l’Union le 13 février 2013, que les Etasuniens avaient besoin de plus de garanties que sa seule parole pour s’assurer de la légalité du programme. Ce qui est sûr, c’est qu’en 2010 le nombre de frappes par drones était plus élevé que pendant les années Bush (2001-2009). Depuis, la situation a changé. En 2010, il y avait une frappe tous les trois jours au Pakistan, deux ans plus tard, elles étaient trois fois moins fréquentes. Est-ce dû à la pression internationale ?

Néanmoins, la baisse au Pakistan est compensée par les frappes au Yémen. D’ailleurs, les Etats-Unis n’ont jamais reconnu leur utilisation des drones armés dans ce pays ! Et des Yéménites dénoncent régulièrement cette situation, à l’instar de l’écrivain Ibrahim Mothana, qui a publié une tribune dans The New York Times en juillet 2012, défendant l’idée que les drones étaient les meilleurs alliés d’Al-Qaida.

Quel est l’impact psychologique pour les populations concernées ?

Il est très important, selon tous ceux qui enquêtent sur la question. Le survol continuel de drones (armés ou de surveillance) au-dessus des gens ne laisse pas indemne, c’est évident. Il y aurait un sentiment de terreur et de peur continu. Vous avez peur de sortir de chez vous car vous ne savez pas quels sont les critères utilisés pour les frappes. C’est du pain bénit pour Al-Qaida qui peut recruter plus facilement, notamment au Yémen.

La France est-elle potentiellement un pays susceptible de bafouer le droit international en usant elle aussi de drones armés ?

Cette question s’inscrit dans l’idée de prolifération des drones. On sait que les Etats-Unis ont accepté d’armer les drones italiens et que la Chine et l’Iran possèdent des drones armés. Il y a deux semaines, l’Allemagne parlait ouvertement d’en acheter à son tour. Au même moment, le ministre de la Défense français a laissé entendre que ce serait également le cas pour la France. Pour l’instant, Paris a uniquement des drones de surveillance, actuellement en service au Mali selon toute vraisemblance.

Et qu’en est-il de l’éventuelle utilisation de robots armés dans les années à venir ?

C’est extrêmement préoccupant. Un ordinateur a du mal à distinguer entre une pomme et une orange… Alors comment vont-ils établir que vous êtes un terroriste ou un civil au Yémen, un pays où les armes prolifèrent ? Il y a trois fusils par personne au Yémen ! Ils ne sont pas tous terroristes ! Comment un robot peut-il déterminer le statut de combattant d’une personne sans une intervention humaine ? Déjà, des erreurs se produisent avec les drones qui pourtant possèdent des caméras… Sur ce point, les Etats-Unis ont été plus lucides. Ils ont dit : on ne peut pas utiliser de robots sans intervention humaine tant que les problèmes juridiques ne sont pas réglés. A mon avis, ils ne le seront jamais.

C’est donc une crainte légitime, mais le problème actuel, ce sont les drones, pas les robots. Près de 5 000 personnes ont été tuées par les drones depuis 2001**. D’ailleurs, des procès sont en cours aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et au Pakistan, pour reconnaître la responsabilité des Etats concernés dans la mort de civils.

** Plusieurs ONG indépendantes tentent depuis des années de comptabiliser le nombre de membres d’Al-Qaida et de civils tués dans les frappes de drones américains. La New American Foundation, à Washington, estime que le bilan se situe entre 1 963 et 3 293 personnes tuées, dont 261 à 305 civils. Une organisation britannique, le Bureau of Investigative Journalism, évoque un chiffre entre 3 072 et 4 756 personnes tuées, dont 556 à 1 128 civils, au Pakistan, au Yémen et en Somalie. Selon le sénateur étasunien Lindsey Graham, les drones auraient tué 4 700 personnes dans le monde.

Interview de Stuart Casey Maslen, par Daniel Matias

(A noter, la sortie prochaine du dernier ouvrage de Stuart Casey Maslen : Weapons under International Human Rights Law, aux éditions Cambridge University Press)