Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mercredi 21 novembre 2012

Annick Cojean, les femmes, instruments sexuels du pouvoir déchu en Libye




Annick Cojean, grand reporter du Monde, dévoile dans son livre Les Proies (Grasset) une réalité morbide en Libye. Sous le régime de Kadhafi, la femme n’était guère plus qu’une marchandise sexuelle.

Kadhafi se présentait dans un discours en 1981 comme le «libérateur de la femme à qui il voulait donner toutes les chances dans la vie». Or beaucoup de femmes ont subi des atrocités, des viols, mais refusaient de témoigner par peur des représailles et du déshonneur. Cojean rencontre Souraya, 22 ans, qui a été pendant cinq ans l’esclave sexuelle du dictateur déchu, comme tant d’autres. Repérée à 15 ans dans son école, elle fut enlevée de force. C’est la descente en enfer: violée, battue, droguée, elle découvre un univers sordide.

Kadhafi utilisait le sexe pour affirmer son pouvoir, non seulement en Libye, mais à l’échelle du continent africain et du monde arabe. Même des femmes européennes étaient « invitées » à Bab el-Azizia. Un réseau de trafiquants lui fournissait les femmes désirées.

Les Proies, traduit en arabe, sera disponible en Libye au début du mois de novembre.


Le sexe était son obsession. On l’a longtemps décrit comme un ascète, très pieux, partant se recueillir dans le désert et exigeant l’intégrité absolue de ses collaborateurs. Or, dès sa prise de pouvoir, il a fait des jeunes militantes et gardes révolutionnaires des proies sexuelles qu’il n’a eu de cesse d’humilier.

Sadique, il frappait, violait, insultait, et essayait de corrompre moralement les jeunes filles en les forçant à fumer, boire, prendre de la drogue, comme il le faisait lui-même. Ceux qui l’ont approché savent qu’il était la plupart du temps sous substance. Posséder le corps des Libyennes était aussi une façon pour lui d’avoir du pouvoir sur leurs hommes, pères, frères, maris. «Il gouvernait, humiliait, sanctionnait, promouvait par le sexe».

Soraya avait tout juste 15 ans quand Kadhafi a visité son école, à Syrte, sa ville natale. Choisie parmi les plus jolies filles de l’école pour lui offrir un bouquet de fleurs, elle a attiré l’attention du «Guide» qui, après l’avoir jaugée derrière ses lunettes noires, a posé sa main sur la tête, faisant ainsi le geste qui signifiait à ses gardes du corps: «Celle-là, je la veux.» Le lendemain, trois hommes en uniforme venaient la chercher chez ses parents et elle pouvait dire adieu à son enfance. Kadhafiallait la séquestrer pendant des années, la battre, la violer et l’intégrer à une sorte de harem, constamment renouvelé, hébergé dans les sous-sols de sa résidence de Tripoli.

Quant à sa garde rapprochée, constituée des fameuses «amazones», c’était une mascarade qui comblait son narcissisme et servait sa propagande. Il y glissait ses maîtresses et esclaves sexuelles du moment.

Impossible d’avancer de chiffres précis. En 42 ans de pouvoir absolu, le dictateur n’a cessé de renouveler ce qu’il faut bien appeler un harem. Ce sont donc des centaines de femmes qui en ont fait partie à un moment ou un autre. Mais si l’on compte les jeunes proies dont il a pu se saisir pour une heure, une nuit, une semaine avant de les renvoyer dans leur famille ou de les marier rapidement, il faut parler de milliers de victimes.

Il disposait de réseaux impliquant des diplomates, des militaires, des employés de l’administration et du protocole qui avaient pour mission essentielle de procurer à leur maître des jeunes femmes–ou des jeunes hommes–pour sa consommation quotidienne. Et aussi, parfois, de mettre en œuvre des stratégies plus élaborées–cadeaux, voyages, promesse d’argent ou d’avantages considérables–pour amener vers lui des femmes éminentes qui le fascinaient ou dont il voulait dominer, voire écraser le père ou le mari. Sous l’amphithéâtre de l’Université de Tripoli, Kadhafi disposait d’une garçonnière sordide avec une salle d’examens gynécologiques. Kadhafi forçait également ses ministres et ses militaires à avoir des relations sexuelles avec lui.

Je n’ai pas enquêté sur les fils, sur lesquels–contrairement au père–circulaient mille rumeurs et dont toute la Libye connaissait les frasques, les mœurs barbares et les fêtes tapageuses. Le père restait le maître et a plusieurs fois volé–ou «emprunté»–à ses fils, leur épouse ou copine du moment.

Sans doute les chancelleries occidentales connaissaient-elles les mœurs de Kadhafi. Mabrouka Shérif, la cheffe de son «service spécial», qualifiée par certains de «mère maquerelle», était suivie par les services français lorsqu’elle venait à Paris recruter des jeunes filles pour le «Guide». Mais on ignorait sans doute l’étendue du système et la violence de ce qui se passait dans le sous-sol de sa résidence.


Les Libyens doivent avoir accès à leur histoire et lui faire face, quelle que soit la force du tabou. Il était temps de rompre ce silence qui fut le meilleur allié de Kadhafi et qui peut se révéler un poison pour les générations à venir.

L'affaire des cent (100) mannequins du mois d'août 2011, remonte à la surface. L'enquête ouverte pour proxénétisme par les autorités sénégalaises avait fait, à l'époque, couler beaucoup d'encre.

Je ne pense pas que mon livre déliera les langues des malheureuses victimes qui risquent encore l’opprobre, sinon la vie. Mais j’espère que des élus, des juges, des avocats, des défenseurs des droits de l’homme, des organisations féministes s’en saisiront pour provoquer des débats, enquêter sur les complicités et reconnaître la souffrance de milliers de femmes qui se terrent encore en Libye avec leur terrible secret.


TF121