Samedi dernier, le président afghan Hamid Karzaï a créé la surprise en affirmant pour la première fois en public que les « Etats-Unis sont impliqués dans des pourparlers de paix avec le Taliban ». Cette déclaration arrive dans le contexte des tensions croissantes que rencontrent les efforts de Washington, qui pousse Karzaï à accepter un accord de partenariat stratégique permettant l’installation de bases militaires permanentes US/OTAN.
Les projets d’accord étasunien et afghan divergent radicalement. Samedi, Karzaï a formulé des conditions préalables strictes en vue de conclure un accord de partenariat stratégique : « Les forces étrangères doivent être dirigées selon les lois afghanes et l’aide étrangère doit être canalisée à travers le gouvernement afghan ».
Il a ajouté qu’en cas d’accord, « l’Afghanistan veut une armée complètement équipée et qui inclut des avions F-16 pour les liens stratégiques avec les Etats-Unis. »
Karzaï s’exprimait juste avant l’annonce du Président US Barack Obama sur le retrait des troupes américaines en juillet, qui laisserait entendre que le Pentagone recherche un simple retrait notionnel à ce stade, afin que le « surge » puisse effectivement se poursuivre jusqu’à fin 2012.
Les intérêts de Karzaï sont en contradiction avec les priorités du Pentagone. Il s’est retenu de condamner explicitement le « surge ». Le Conseil de Sécurité des Nations-Unies a décidé vendredi de séparer le régime des sanctions contre le Taliban de celui contre al-Qaïda et a pris des dispositions pour supprimer les sanctions qui frappent certains leaders Taliban. L’ambassadrice des Etats-Unis auprès de l’ONU, Susan Rice, a déclaré : « Les Etats-Unis pensent que le nouveau régime de sanctions pour l’Afghanistan servira d’outil important pour encourager la réconciliation […] [Le nouveau régime de sanctions] a envoyé un message clair au Taliban qu’il y a un avenir […] »
Mais Karzaï a bien fait comprendre que ceci est l’affaire de l’Amérique et qu’il ne joue aucun rôle dans les pourparlers avec le Taliban. « Les forces étrangères [l’OTAN], en particulier l’Amérique, conduisent elles-mêmes ces pourparlers. Du côté du gouvernement, nous n’avons aucune négociation avec eux. » Evidemment, il ressent de l’irritation que les Etats-Unis lui aient coupé l’herbe sous le pied.
Quand le chantage fait boomerang
Karzaï se trouve aujourd’hui dans la position désagréable d’apprendre par les Américains comment les choses se déroulent sur le front de la paix. D’un autre côté, les éléments non-Pachtounes qui appartiennent à l’ancienne Alliance du Nord pointent leurs fusils contre lui, en l’accusant de « brader le pays » aux Talibans. Karzaï sait suffisamment bien que certaines de ces personnalités de l’opposition autoproclamées, comme l’ancien chef des services de renseignements Amrullah Saleh ou l’ancien ministre des affaires étrangères Abdulhah Abdulhah, bénéficient du copinage avec les Etats-Unis. Karzaï se sent frustré par l’ensemble des intentions étasuniennes.
Dernièrement, les Américains ont commencé à répandre l’information selon laquelle Karzaï a l’intention de se retirer de la politique lorsque son mandat se terminera en 2014. En effet, des accords directs entre les Etats-Unis et le Taliban finiront par sacrifier Karzaï de la politique afghane d’ici à 2014. Mais il est déterminé à ne pas se laisser facilement convaincre et il pourrait ne pas hésiter à travailler sur des intérêts communs, même avec le Pakistan, qui se trouve également hors de la boucle concernant l’entreprise anglo-américaine engageant le dialogue avec les Talibans. Karzaï a dit ostensiblement que le rôle du Pakistan dans le processus de réconciliation était « très important ».
Karzaï se retranche derrière ses conditions préalables, en vue de conclure cet accord de partenariat stratégique avec les Etats-Unis. Jusqu’à présent, le plus près où il est arrivé a été une conférence de presse qui s’est tenue au palais présidentiel à Kaboul le 11 avril dernier :
Nous leur avons fait valoir nos diverses conditions préalables et nous les avons tenus pour responsables […] Les conditions relatives à l’aide des Etats-Unis, les opérations militaires défaillantes et autres qui ont [actuellement] empêché le gouvernement afghan de se renforcer, de même que la légalisation de la présence des forces étrangères, sont mentionnées dans le projet envoyé aux responsables américains. Si l’Amérique veut des relations avec nous, elle devrait accepter nos conditions qui sont logiques.
C’est sans surprise que l’administration Obama est furieuse. L’accord de partenariat stratégique est aujourd’hui l’aspect le plus important des relations entre les Etats-Unis et Karzaï. Il déterminera les liens politiques, militaires et économiques des USA avec l’Afghanistan pour les décennies à venir et il fait partie intégrante des stratégies régionales étasuniennes en Asie Centrale contre la Russie et la Chine.
L’administration Obama espérait que cet accord soit signé d’ici juillet et que les conditions préalables de Karzaï se résument à un simple effet de manche pour arracher des concessions financières. (Karzaï insiste sur le fait que la future aide des Etats-Unis devra passer par son gouvernement. Le volume d’argent pourrait s’élever à des milliards de dollars). L’administration Obama teste actuellement la détermination de Karzaï.
Les enquêtes sur les pratiques frauduleuses de la Banque de Kaboul ont fourni une arme opportune à Washington pour coincer Karzaï, puisque des politiciens afghans influents qui sont alignés sur lui ont été impliqués dans ce scandale. Karzaï maintient que cette crise est arrivée au tout départ à cause des mauvais conseils occidentaux sur les pratiques bancaires internationales. De toute façon, le FMI a pris l’affaire en main et a rejeté le plan de Karzaï pour sauver cette banque. Cela signifie un gel des versements de la part du Fonds en fiducie pour la reconstruction de l'Afghanistan (FFRA) administré par la Banque Mondiale, alors qu’un ensemble de mesures de soutien par le FMI est un sceau d’approbation que la plupart des donateurs attendent avant de promettre leur aide. Le gouvernement de Karzaï se dirige vers une contraction de liquidités et pourrait avoir des difficultés pour verser les salaires des fonctionnaires.
Le FFRA devait débloquer 200 millions de dollars cette année pour le paiement des salaires. La Grande-Bretagne a stoppé ses versements en mars. Au milieu de tout cela, Obama a établi une vidéo conférence avec Karzaï la semaine dernière, durant laquelle il a apparemment exprimé ses inquiétudes à propos de cette crise bancaire et il l’a liée explicitement à la relation à long-terme entre les Etats-Unis et l’Afghanistan. Mais Karzaï résiste à la pression des Etats-Unis. Il a envoyé son ministre des finances, Omar Zakhilwal, pour une visite de 12 jours à Moscou afin de trouver en Russie de quoi soulager sa dette.
Contacts régionaux
Manifestement, les divergences se creusent, alors même que les négociations sur le statut de cet accord ont repris à Kaboul samedi dernier avec la visite d’une délégation américaine.
Les Américains pourraient mal interpréter que la discorde avec Karzaï se résume à sa mentalité de « rentier », telle qu’elle est perçue, et qu’il pourrait être persuadé à travers la pression du FMI et des propositions d’argent. Washington pourrait faire un grave et mauvais calcul sur le sens de l’honneur afghan.
Washington ignore que les Etats-Unis perdent lentement mais sûrement leur monopole sur la résolution du conflit en Afghanistan et que Karzaï ne peut plus être écarté des contacts avec les puissances régionales. La position provocante prise par Karzaï samedi dernier est arrivée peu après son retour à Kaboul de sa participation à la réunion au sommet de l’Organisation de la Coopération de Shanghai (OCS) à Astana.
Ce sommet de l’OCS a adopté, mercredi, une déclaration appelant à un Afghanistan « neutre et indépendant » (comprendre : libre de toute occupation étrangère). Nurusultan Nazarbayev, le président du Kazakhstan, qui accueillait Karzaï, a déclaré officiellement : « Il est possible que l’OCS assume la responsabilité sur de nombreuses questions en Afghanistan après le retrait des forces de la coalition en 2014. »
Il se trouve que samedi a été également une journée extraordinaire avec l’arrivée à Kaboul du ministre iranien de la défense, Ahmad Vahidi, une visite sans précédent dans l’histoire des relations afghano-iraniennes, pour « explorer les voies d’une extension des liens entre nos deux pays voisins ». La visite de Vahidi représente indubitablement une grosse rebuffade pour l’administration Obama.
Vahidi est allé directement au but en parlant du statut de l’occupation étasunienne de l’Afghanistan après 2014. Il a dit à Karzaï : « Assurer la stabilité régionale ne sera possible que par les efforts collectifs des pays de la région et le retrait des forces étrangères ».
En attendant, Karzaï a déjà manœuvré pour tenir une loya jirga (grand conseil) peu après la fête de l’Aïd. Telles que se présentent les choses, la probabilité d’une telle réunion tribale traditionnelle approuvant des bases militaires permanentes US/OTAN est éloignée. Le peuple afghan milite contre l’occupation étrangère de leur pays.
Le plan de jeu américain consistait à rassembler suffisamment de soutien au parlement afghan pour cet accord stratégique. Mais une loya jirga est une tout autre histoire ! Dans les remarques qu’il a faites samedi, lesquelles ont été télédiffusées dans tout le pays, Karzaï a dit : « Elles [les forces de l’OTAN emmenées par les USA] sont ici pour leurs propres objectifs, pour leurs propres buts, et elles se servent de notre sol pour cela ». Il en appelle au nationalisme afghan.
En somme, l’administration Obama voit la conclusion de cet accord stratégique avec Karzaï, les pourparlers directs avec les Talibans et le retrait des troupes en juillet, comme des vecteurs entremêlés d’un processus d’ensemble où Washington aura le commandement total – assisté de façon compétente par Londres. Obama aura du mal à avaler qu’il doit accepter que les lois afghanes prévalent sur la conduite de ses troupes.
Karzaï affirme avec provocation que c’est sa prérogative de décider des opérations de « montée en puissance » de l’OTAN et des forces étrangères américaines. Karzaï insiste sur le fait que la réconciliation avec le Taliban devrait être « menée par les Afghans », afin que son leadership ne soit pas mis en danger, et il lie la présence à long-terme de troupes étasuniennes à ses conditions préalables, disant que les Américains devront dépendre de lui et apprendre à travailler sous son leadership plutôt que l’inverse.
Il menace de s’en remettre au peuple afghan si les Américains ne remplissent pas les conditions préalables. Karzaï compte sur un rôle d’équilibrage de la part des puissances de la région dans cette fin de partie afghane. Il est intéressant qu’il ait critiqué violemment, samedi, l’intervention militaire de l’OTAN en Libye.
M K Bhadrakumar
Diplomate de carrière dans les services extérieurs indiens pendant plus de 29 ans. Ses affectations incluent l'Union Sovétique, la Corée du Sud, le Sri Lanka, l'Allemagne, l'Afghanistan, le Pakistan, l'Ouzbékistan, le Koweït et la Turquie