Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

jeudi 24 septembre 2009

L’ex-patron de la DST raconte les coulisses de l’affaire Farewell

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Alors que le film "L’Affaire Farewell" sort sur les écrans ce mercredi, Marcel Chalet, ancien directeur de la DST, qui supervisa, en 1981, le traitement d’une "taupe" soviétique s’est confié à LEXPRESS.fr.

Chef de la direction de la surveillance du territoire (DST) de 1975 à 1982, Marcel Chalet a supervisé l’opération "Farewell". "Farewell", le nom de code qu’avait attribué la DST au lieutenant-colonel Vertov, sans doute la taupe la plus extraordinaire du service dans la lutte contre l’Union Soviétique.

Vertov appartenait en effet à une direction très importante du KGB et a fourni à la France plusieurs centaines d’informations capitales pendant plus d’un an.

Comment prévenez-vous le président Mitterrand de l’existence de "Farewell" ?

J’étais le pilote de l’opération. J’ai d’abord hésité au regard de l’extrême sensibilité de notre source à prévenir le président Valéry Giscard d’Estaing. Nous étions en pleine campagne électorale. Je voulais qu’un seul homme, le chef de l’Etat qui allait être élu, soit au courant. Dans l’immédiat, notre priorité absolue était la poursuite de l’opération dans les meilleures conditions de sécurité. A l’intérieur même du service, les gens au courant étaient très peu nombreux. J’admets cependant que j’attendais avec patience le résultat du vote des Français. Personnellement, je m’étais mis dans l’idée que ce serait François Mitterrand.

Le président élu n’avait pas une très bonne image de la DST. On lui prêtait même l’intention de supprimer le service. "Farewell" ne vous-a-t-il pas sauver la mise ?

Il y avait un contentieux sérieux et de multiples attaques contre le service. Il n’était donc pas question pour moi d’aller immédiatement à l’Elysée. Il me fallait d’abord convaincre le ministre de l’intérieur, Gaston Defferre, que la DST était fiable. Je ne connaissais pas Defferre, mais nos rapports ont très vite été bons. Il pensait que nous avions brûlé des archives et fait disparaître des documents concernant le président Mitterrand. Il m’a même demandé si celui-ci avait une fiche. Je lui ai répondu : il en a plusieurs ! Et je lui ai proposé de lui livrer une synthèse des fiches manuelles sur lesquelles il apparaissait. Aucune d’entre elles ne mentionnait d’enquête ou d’écoutes téléphoniques sur le président. J’ai aussi fait le point sur les affaires qui nous valaient des soupçons. A partir de là, les rapports ont changé. Et j’ai travaillé en parfaite harmonie avec le directeur du cabinet du ministre, le préfet Maurice Grimaud. Et, c’est vrai, il y a eu "Farewell".

Avant d’en venir à la manière dont vous avez alerté François Mitterrand, la présence de ministres communistes au sein du gouvernement de Pierre Mauroy vous posait-elle un problème ?

Elle en posait aux Américains. Ronald Reagan avait envoyé à Paris son vice-président George Bush (père, NDLR) pour protester contre la présence de quatre ministres communistes dans le gouvernement d’un pays de l’Alliance Atlantique. En tant que ministre des transports, Charles Fiterman pouvait avoir accès à des documents de l’Otan, ce qu’interdisait la charte de l’Alliance.

Comment entrez-vous en relation avec le président de la République ?

J’ai informé le ministre de l’intérieur que je souhaitais voir François Mitterrand pour une affaire de la plus haute importance. J’en ai donné à Defferre les grandes lignes en lui précisant que cela allait pouvoir servir les intérêts nationaux. J’ai requis le plus grand secret et indiqué que nous allions devoir en parler avec les Américains. Là, Defferre m’a dit : on va s’en charger tous les deux : j’ai un copain avocat à New York bien introduit dans le monde politique ! J’étais interloqué. Je lui ai répondu : je vous supplie de ne pas le faire. Vous savez monsieur le ministre, nous avons d’autres moyens pour avoir des contacts directs aux Etats-Unis.

Comme vous l’aviez exigé, le secret a été bien gardé...

Quand j’ai révélé l’affaire au ministre, nous étions en tête-à-tête dans son bureau. Il m’a dit "il ne faut pas en parler à Hernu : il raconte tout à sa femme". Defferre ne m’a absolument pas dit que le ministre de la défense était un agent soviétique ; ces propos lui ont été prêtés à tort par la suite [NDLR. En 1996, l’Express révéle qu’un rapport confidentiel de la Securitate, service secret roumain, remis en 1992 à la DST affirme que Charles Hernu, a été recruté dans les années 1950 et est devenu un informateur]. Je lui ai dit que j’avais tout de même besoin d’informer le chef d’état-major des armées. Pour voir le président, j’ai attendu plusieurs semaines. J’ai fait à maintes reprises le siège du ministre, car des décisions urgentes étaient à prendre. Defferre me dit que ce n’est pas facile. Au conseil des ministres, il est assis à la droite du président, mais Fiterman est à sa gauche, et il tend toujours l’oreille ! Je trouvais ça curieux.

Finalement, le 14 juillet 1981, vous entrez dans le bureau présidentiel...

J’avais été prévenu quelques jours auparavant. Defferre m’avait dit vous serez reçu après la garden-party. Outre François Mitterrand et moi-même, étaient présents Gaston Defferre, Maurice Grimaud et Pierre Bérégovoy, alors secrétaire général de l’Elysée.

Connaissiez-vous François Mitterrand ?

Non. Enfin si... Disons que je ne le connaissais pas personnellement. Sous la quatrième république, au moment de l’affaire dites des "fuites" au profit de l’Union soviétique, il était ministre de l’intérieur et il était venu entendre, dans notre service, l’audition d’un haut-fonctionnaire suspect. On ne s’était pas parlé. A l’époque, j’étais en quelque sorte le scribe de l’affaire au service de documentation. J’étais chargé d’écouter les interrogatoires des suspects. A un moment, le préfet qui était mis en cause, a évoqué son passage à Alger au commissariat à l’intérieur aux côtés d’Emmanuel d’Astier de la Vigerie [soupçonné d’être un crypto-communiste]. Je n’ai pu m’empêcher de dire : "ça explique beaucoup de choses". Mitterrand m’a fusillé du regard. Et à la fin, le préfet de police qui était là m’a glissé : "jeune homme, il faut savoir se taire". Mais en 1981, le président ne se souvenait pas de cet épisode !

Revenons en à Farewell, que dites-vous à Mitterrand ?

Le président avait donné la parole à Defferre. J’ai trouvé celui-ci un peu confus. Je lui ai presque coupé la parole. Et j’ai largement expliqué au président les tenants et aboutissants de l’affaire. Je n’ai pas cité le nom de Vetrov, j’ai évoqué "une source au sein du KGB, capable de produire abondamment des informations de première grandeur". Nous étions convaincus que la source était d’une totale sincérité. Il était inimaginable que le KGB ait pu monter une intoxication aussi subtile. J’ai montré au président de nombreux specimens de la production. Il est resté absolument silencieux. A la fin, il m’a simplement demandé : que suggérez-vous ?

Et alors ?

Il était capital de le convaincre que nous devions poursuivre l’affaire, même si elle était hors du champ de notre compétence [NDLR. La DST est un service de contre-espionnage et n’opère pas à l’extérieur du territoire français]. J’ai insisté sur la sécurité nécessaire pour notre taupe. Il y aurait des difficultés si le SDECE (service d’espionnage) traitait le dossier. Mitterrand m’a interrompu d’un grand éclat de rire, et a dit : "surtout pas !" Par ailleurs, il y avait la question des Américains. Les papiers du KGB montrait l’énormité de son travail en direction des Etats-Unis. Plein de taupes étaient évoquées, une clairement désignée. Vetrov nous apprenait de manière incontestable que le système de protection radar des Etats-Unis était pénétré par le KGB grâce aux recrutements effectués aux Etats-Unis. L’un des systèmes de protection de la Maison Blanche était aussi connu des Soviétiques, et truffé de micros ! Grâce à Farewell, nous avions connaissance de tous les objectifs fixés aux recherches du KGB en matière d’armements et de technologies de pointe dans le monde entier. Pénétrer le service où travaillait Vetrov était le plus haut objectif pour les Occidentaux. Enfin, nous avions aussi le bilan des résultats du KGB pour les années 1979 et 1980. Et le tableau complet des officiers chargés de travailler sur ces sujets dans le monde entier.

Qu’a pensé François Mitterrand de l’idée d’alerter les Américains ?

J’ai surtout essayé de le convaincre. Il y avait un précédent en sens inverse. En 1961, sous la présidence de John Kennedy, les Américains récupèrent un transfuge soviétique, Golytsine, une source de première grandeur sur le KGB. Celui-ci avait eu la connaissance indirecte d’informations concernant la France. C’était imprécis et n’aboutissait pas à l’identification directe des suspects. Mais Kennedy avait écrit au général De Gaulle, lui proposant d’envoyer quelqu’un à Washington récupérer ces éléments. Le général de Rougemont, chef d’état-major particulier, avait ainsi entendu Golytsine. Nous avions donc une bonne occasion de renvoyer l’ascenseur, d’autant que je connaissais personnellement le vice-président Bush. Je l’avais fréquenté en 1976, lorsqu’il était le directeur de la CIA. Depuis, nous échangions régulièrement des cartes de voeux. Mitterrand m’a donné son accord.

Il a d’abord prévenu le président Reagan, le 19 juillet à Ottawa...

Je lui ai laissé une lettre préparée à l’avance pour Ronald Reagan. Elle proposait d’établir une liaison directe pour organiser une rencontre entre Bush et moi à la suite d’une correspondance personnelle. "Farewell", c’était l’occasion de montrer aux Américains que nous pouvions être autre chose que des larbins, puisque la France avait entre les mains des armes qu’eux-mêmes n’avaient jamais eues, en clair, une connaissance approfondie des secrets les plus secrets des Soviétiques. J’ai dit à Mitterrand : "maintenant, on sait quand ils nous mentent. On saura ce qu’ils font et quels sont leurs résultats." Mitterrand n’a rien dit mais l’intensité de son regard m’a fait comprendre qu’il avait bien vu l’intérêt politique qu’il pouvait en retirer.

Comment se passe votre entrevue avec George Bush ?

Elle a eu lieu le 3 août dans sa résidence privée à Washington. L’entretien a duré plus de trois heures. Je n’ai donné ni l’identité, ni la localisation de la source, mais j’ai évoqué tout ce qui concernait la sécurité des Etats-Unis. Nous étions en tête-à-tête d’abord dans le salon, puis dans le parc. C’était un peu étrange, j’ai eu l’impression que Bush était inquiet de faire savoir tout cela à Reagan. J’avais apporté quelques specimens de documents. Bush m’a dit "c’est la première percée majeure dans leur système ! Il faut étudier le dossier tout de suite." Il a convoqué aussitôt le directeur de la CIA, du FBI et de la NSA. Ils étaient totalement estomaqués. J’ai insisté sur un point essentiel à mes yeux. Aucune action répressive ne devait être engagée qui pût dénoncer Vetrov. Bush a été d’accord. Il fallait savoir, mais surtout ne pas agir.
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Pascal Ceaux,
Jean-Marie Pontaut