Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

jeudi 18 mai 2006

LE PROJET HT LINGUAL

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Un programme de la CIA pour intercepter les courriers de la ville de New York.

Ce projet d'interception des courriers de la ville de New York sera l'un des plus vaste, de tous les programmes d'ouverture du courrier, mis sur pieds par la CIA.(1)

C'était une opération pour intercepter le courrier suspect à destination de l'URSS, qui étaient envoyées de la ville de New York, aux Etats-Unis. Elle se déroula sur une période de vingt ans, entre 1952 et 1973.
Elle avait été proposée initialement en 1952 par la "SR Division" (Soviet Republic Division), et soutenue par le "Chief of the Opérations Staff", le "chef du personnel des opérations", et "l'Office of Sécurity", le "bureau de sécurité".

En plus des noms à espionner, qui étaient indiqués sur les listes de surveillance, les objectifs principaux, propres à l'agence étaient:

- Fournir un maximum d'éléments d'informations, récents et actuels, pour la "guerre psychologique";

- Pouvoir produire des preuves de la loyauté de certains individus, envers les Etats-Unis. En particulier pour les agents ayant des contacts et des informateurs en URSS;

- Apporter des copies de documents fiables et significatifs pour le travail des agents;

- Produire des informations pour le renseignement, en liaison directe avec des éléments déjà connu ou des évènements réels et concrets;

- Créer une liaison pour pouvoir assurer l'envoi de communications aux agents opérants à l'intérieur même de l'Union Soviétique.


En 1957, la CIA créera des "catégories" pour classer les différents noms figurant sur les listes de surveillance. Ces catégories étaient:

1) Les anciens agents ou le personnel sous contrat qui venaient originellement de l'Europe de l'Est qui n'était pas sous contrôle Américain et qui avaient été utilisé par l'agence. Et qui étaient maintenant établis aux Etats-Unis ou au Canada;

2) Les individus originaires d'Europe de l'Est ayant fait défection et les "transfuges" qui étaient sous le contrôle de l'agence et résidant aux Etats-Unis ou au Canada;

3) Les citoyens des Etats-Unis et du Canada qui avaient été rapatriés, mais qui étaient retournés ou souhaitaient repartir en URSS;

4) Ceux suspectés d'être des agents Soviétiques et d'autres individus résidant de façon permanente ou temporaire aux Etats-Unis et qui était connu ou suspectées d'avoir des activités d'espionnage ou de contre-espionnage pour l'URSS;

5) Les étrangers originaires d'URSS et de ces pays satellites, qui résidaient maintenant aux Etats-Unis et qui pouvaient avoir un intérêt pour l'agence et pouvaient être utilisé de par leurs capacités.


La "catégorie spéciale".

Une "catégorie spéciale" sera créé, dans laquelle entrait es lettres échangées entre les politiciens Américains entre eux. Mais l'interception de ces courriers deviendra une situation très embarrassante pour l'agence. En août 1971, le fait d'avoir ouverte plusieurs lettres du sénateur Franck Church, posera la question de la politique de l'agence en matière du respect de la vie privée et de la violation du secret du contenu des courriers. Un mémorandum du 22 décembre 1971, protégera la correspondance des politiques (sénateurs, gouverneurs, officiels du gouvernement fédéral...etc) en précisant bien que les courriers entrants dans la "catégorie spéciale", ne devait pas l'objet d'une intrusion, de la part du projet HT Lingual. Et que les lettres déjà interceptées devaient être archivées dans une dossier spécial, "Special-Category Items".

Mais concrètement, cette nouvelle politique ne les empêchera nullement de continuer à ouvrir les courriers des politiques. Le dossier spécial proprement-dit, ne devenant qu'un fichier comme les autres, pour y archiver les lettres.

Un projet mis en place par la CIA, sans en informer le gouvernement.

Le gouvernement n'était pas au courant de ce projet, ni le ministre de la justice et encore moins le président des Etats-Unis. Lorsque Lyndon Jhonson sera président, Allan Dulles, qui n'était plus directeur de la CIA mais qui était encore en poste à la création du projet, lui en parlera lors d'une discussion informelle et privée en 1967 (sans mentionner des "ouvertures de courrier" proprement-dites). Mais en parlant seulement d'une "couverture de surveillance du courrier". Et Nixon, dira avoir "entendu parler" en 1970, d'un projet de la CIA visant une "couverture et une surveillance du courrier". Mais pas du tout de l'ouverture des courriers. Nixon approuvera l'opération, et donnera son autorisation verbale pour une opération de "covert mail coverage".


Le démarrage du projet.

L'étude de faisabilité.

Le 1er juillet 1952, le "Chief of the Spécial Sécurity Division", le "chef de la division de sécurité spéciale", recommanda d'entrer en contact avec le "Post Office Department", le service postal Américain, et ce, au plus haut niveau. Il était jugé que, vu l'importance de l'opération, elle ne pouvait être mise en place sans avoir leur coopération. Mais sans pour autant, que les responsables de la poste Américaine, soient mis dans la confidence des objectifs réels du projet.

Deux officiers de "l'Office of Security" et de la "SR Division", rencontrèrent des représentants de la "International Division of the Post Office", le "service de la poste Américaine internationale". Durant cette réunion, les officiels de la poste Américiane donnèrent leur agrément à l'opération et donnèrent l'assurance que l'agence aurait un accès à une partie du courrier transitant entre les Etats-Unis et l'URSS. Clifton C. Gardner, le "Postal Inspector of the Post Office Department", sera aussi contacté pour mettre au point les détails de l'application de l'opération sur le terrain. Il acceptera que un ou deux agents de la CIA puisse examiner le courrier, en présence d'un inspecteur des postes.(2)


La première étape.

L'étude de faisabilité ayant était estimé concluante, l'opération mise en place à plein temps, démarra en février 1953. Henry Montague, responsable du bureau de la CIA de New York, précisera bien aux agents, que pour cette première phase, "le courrier ne devait pas être ouvert". Et contactera le siège de la CIA, pour se mettre d'accord, sur le local dans lequel les agents devraient opéraient, à l'intérieur du "General Post Office", la poste central de New York.

En septembre 1953, après sept mois d'opération, les officiers de la "SR Division" demandèrent une extension de l'opération à la photographie des enveloppes. Mais les responsables de la poste Américaine, se montrèrent rétiçent à poursuivre leur coopération et s'investir dans l'opération à un plus haut niveau, sans ordres qui viendraient du gouvernement (mémorandum de la CIA du 4 janvier 1954). Il y aura une suggestion pour organiser une entrevue entre Allan Dulles, directeur de la CIA; Richard Helms, directeur des plans; le président Eisenhower; et le "Postemaster Général", le ministre des postes, Arthur E. Summerfield, pour les informer et discuter du projet. Et surtout, obtenir une approbation, même simplement orale du président, pour avoir le droit de procéder à la photographie des enveloppes.
Cela aura lieu le 17 mai 1954. Mais sans la présence du président ni du minstre des postes, avec le nouvel inspecteur des postes, David Stephens. Dulles dira à Stephens, qu'il avait informer oralement Summerfield, de l'extention du projet pour New York, pour les photographies des enveloppes (mais aucune référence à l'ouverture des courriers). Stephens demandera à Helms, de lui obtenir toutes les autorisations qu'il estimait nécessaire. Helms le rassura en lui répondant par l'affirmative. La seconde partie du projet, la photographie des enveloppes, pût alors commencer, après une courte entrevue entre Dulles et Summerfield.

La seconde étape.

En novembre 1955, James Angleton, chef du service de contre-espionnage de la CIA, demanda à Richard Helms, non seulement d'étendre le programme à l'ouverture des courriers, mais aussi d'avoir accès à la totalité du courrier, venant d'URSS et entrant aux Etats-Unis mais également le courrier concerné, qui transitant simplement dans le pays. Et suggéra que la responsabilité du projet, qui incombé jusque là au bureau de sécurité, soit transférée à la direction des plans. Cette proposition sera approuvée le 7 décembre 1955 et confirmée officiellement par une autorisation d'action du directeur-adjoint des plans, du 3 mars 1956, pour intercepter le courrier de Manhattan, mais alors dans une pièce sécurisée à l'intérieur de l'aéroport de La Guardia (où le courrier était alors ouvert).

Lorsque le FBI apprendra l'existence du projet HT Lingual, par la CIA elle-même en janvier 1954, cela amènera une extension encore plus grande de l'opération, du fait de la demande du bureau fédéral, de pouvoir en bénéficier lui-aussi (3).
Et en 1960-1961, le laboratoire du "TSD", "Technical Services Division", la "Division des services techniques", apportera une évolution au projet, en donnant son concours pour expertiser le contenu des courriers sensibles. Le laboratoire analysera près de 20% des courriers ouverts durant le programme.

Le traitement du courrier par les agents.

Le courrier était intercepté directement au La Guardia Airport entre 1956 et 1962. Par la suite, l'interception se fera à partir du Idlewild Airport (qui sera rebaptisé plus tard "Kennedy Airport"). Le principe était toujours le même. Le courrier entrant dans le pays et à destination de l'URSS, était apporté chaque jour par un employé des postes dans une pièce sécurisée, dans laquelle les agents opéraient, cinq jours par semaine (4).
Selon l'importance du flux du courrier, c'était chaque jour entre deux et six sacs de courrier, que se partageait les agents (ce qui représentait entre cinq et quinze mille lettres).
Quatre agents du bureau de sécurité photographiaient les courriers en utilisant une machine "Diebold". De 35 à 75 lettres par jours étaient selectionnées pour être ouvertes.
Entre 1969 et 1973, les copies photographiques des lettres ne se feront plus dans la pièce sécurisée, mais en employant des agents qui les apportaient au bureau de sécurité du bureau régional de la CIA de Manhattan (en les mettant simplement dans leurs poches quand il y en avait peu, ou en les transportant dans un attaché-case quand il y en avait beaucoup). Où les courriers étaient alors ouverts et photographiés. Ils étaient ensuite retourné, en général le lendemain matin à l'aéroport, pour reprendre leur parcourt normal.

Un index sera constitué pour répertorier les copies des lettres qui seront réalisées et il sera conservé par le service du contre-espionnage. Les traductions des lettres parviendront à la "SR Division", "l'Office of Security", le "Counterintelligence Staff" et le FBI.

La méthode utilisée pour l'ouverture des courriers.

Les agents qui s'occupaient de cette tâche, avaient tous reçu une formation au "TSD" au siège de la CIA, qui porte le nom de "le rabat et le seau", appellation officielle à la CIA de la pratique de "l'ouverture du courrier".(5)
La technique était très simple. La colle de l'enveloppe était rendue inefficace par la vapeur d'une bouilloir, et en passant une fine lame, pour décoller le rabat, l'enveloppe était ouverte. Cela leur prenait entre cinq et cinquante secondes par courrier. Mais à partir de 1960, la CIA mettra au point une machine à vapeur, pour gagner du temps et qui permettait d'ouvrir plusieurs courriers à la fois. Ensuite la lettre était remise dans l'enveloppe est bien sûr refermée tout simplement avec de la colle.(6)

Le TSD faisait aussi des tests chimiques sur certaines enveloppes et certaines lettres. Pour détecter les techniques d'écritures cachées utilisées (comme par exemple à "l'encre sympathique" qui fait apparaitre un message non visible, lorsque l'on applique quelque chose sur la lettre. Mais en beaucoup plus élaboré). Ou encore l'implantation d'éventuelles "micro-écritures".(7)
Les autres analyses autres techniques utilisées pour faire les expertises faites par le TSD sont restées secrètes, pour des raisons de sécurité.

Le bilan du projet.

En se basant sur les documents d'archive, on peut connaître précisément le volume des courriers interceptées à New York par la CIA, qui est de plus de vingt huit millions ! (28.322.796 lettres exactement). Plus de deux millions d'enveloppes (2.705.706 exactement) seront photographiées et 215.820 courriers seront ouverts, dont l'agence aura connaissance du contenu et qui seront photographié. L'année 1967 a été la plus élevée, avec 23617 courriers ouverts et lettres analysées.

(Seulement 25% des courriers examinés et/ou ouverts, figuraient sur les listes de surveillance).

Une fois le projet terminé, le "dossier spécial" (pour y mettre les lettres des politiques) contenait approximativement dix photographies, des résumés de lettres des sénateurs Churh et Edward M. Kennedy; d'un député du Congrès; et d'un gouverneur des Etats-Unis.


La fin du projet "HT Lingual".

Le projet se termina officiellement en octobre 1973, suite à un rapport du "Conseil Général" (l'organe qui s'occupe de l'inspection-générale, au sein de la CIA), datant de 1969, rédigé par l'inspecteur John Glennon. Ce dernier disait que: "le bureau étant en position de sympathie, la question de l'intérêt d'un tel projet, ne pouvait être une justification suffisante pour continuer à assumer un risque très sérieusement embarrassant". Le fait que le projet soit révéler au grand jour pourrait donner une très mauvaise image de l'agence de renseignement. Et il prendra même contact avec l'agent du FBI, Sam J. Papich, qui assurait la liaison avec la CIA, pour connaitre exactement la position du FBI, au sujet de ces projets d'ouverture du courrier. Papich lui dira que le bureau fédéral ne souhaitait pas assumer seul toute la responsabilité de ces opérations, et ne voulait pas être impliqué dans des activités d'ouverture du courrier.
La CIA et le FBI se renvoyait en fait chacun la responsabilité de leur projets respectifs, mais ne voulaient surtout pas être accusé ou incriminé pour leurs actes. Glennon dira: "L'agence ne voulait pas perdre la face et le Bureau ne voulait pas non-plus perdre la face". Glennon recommandera donc l'abandon total du projet HT Lingual.

Richard Helms, engagera des négociations avec le FBI, en voulant déterminer les responsabilités de chacun (en fait, il éspérait que le FBI accepterait de récupérer le projet HT Lingual à son compte. Ce qui aurait débarassé la CIA d'un projet devenu très encombrant. Mais le FBI refusera et restera sur ses positions). Helms organisera une réunion le 19 mai 1971, pour discuter de l'avenir du projet. Angleton, le chef du contre-espionnage voulait que le projet continu. Helms ne le souhaitait pas, compte-tenu des risques. Mais ce dernier donna son accord pour poursuivre le projet, avec malgré tout des mesures de sécurité supplémentaires.

La CIA risquait effectivement gros, au niveau pénal, étant donné qu'elle n'avait jamais réclamé, et encore moins reçu l'autorisation légale du président ou du gouvernement.

Ce qui décidera de la fin du projet sera un ultimatum de l'inspecteur en chef des postes, du nom de William Cotter. Participant du projet, il craignait que de par sa position, il ait des problèmes. Car en ouvrant le courrier, la CIA, avec la complicité des inspecteurs des postes, violait le code pénal Américain concernant les activités prohibées sur le courrier (article 18, section 1702). De plus, Blount et Mitchell, deux nouveaux inspecteurs participant, ayant apprit l'existence du programme, avaient envoyés des lettres pour le dénoncer. Blount avait écrit au ministre des postes et Mitchell avait donné sa démmission, peu de temps après avoir informé le ministre de la justice. Entre-temps, l'affaire dévoilée du Watergate, avait déclenchée un nouveau climat dans le pays. Et James Schlesinger (qui avait succédé à Helms, comme directeur du renseignement) préfèra faire suspendre le projet le 15 février 1973. Par la suite, il y aura plusieurs réunions avec des spécialiste en droit, sur les autorisations accordées par le Congrès pour les activités du renseignement,...etc. La CIA voulait savoir exactement ce qu'elle risquait et si elle pouvait trouver un moyen "légal" ou un article de loi quelconque qui aurait pût la sortir de là.
La suspention du projet deviendra ensuite définitive et il prendra fin quelques mois plus tard. Ce projet était parfaitement illégal et les agents de la CIA, qui y participèrent de près ou de loin, à quelques niveaux que ce soit, ne seront jamais inquiétés.




(1) Ce programme est en fait connu sous deux noms différents. Il avait reçu le nom de "Projet SR-Pointer", par "l'Office of Security", le bureau de sécurité; Et le "Counterintellignece Staff", "l'équipe directionnelle du contre-espionnage, l'avait dénommée "Projet HT Lingual".
(2) Il sera remplacé peu de temps après par l'inspecteur David Stephens, lorsque Eisenhower deviendra président des Etats-Unis en 1954. Stephen travaillera lui aussi avec la CIA pour le projet d'ouverture du courrier.
(3) Voir "Les Black Program: Le Projet Hunter", dans la catégorie "Les programmes secrets".
(4) Cet employé recevait une prime de cinq cent dollars par an, de l'agence de renseignement elle-même, pour ce supplément de travail. Mais il ne savait rien de l'activité exacte des agents.
(5) Dans l'argot de la CIA, un acte d'ouverture du courrier est appelé un "banjo".
(6) Ils utiliseront également une méthode spécifique, mise au point par le laboratoire du FBI. Voir "Les Black Program: Le Projet Hunter", dans la catégorie "Les programmes secrets".
(7) Un texte imprimé tellement petit, qu'il est invisible à l'oeil nu, mais qui apparait lorsque l'on regarde avec un appareil photo à très fort grossiment ou un microscope. Vous pouvez voir un exemple de cette technologie dans le film d'espionnage, "Le silencieux", de Claude Pinoteau, avec Lino Ventura. Où un espion du KGB (qui officièlement est chef d'orchestre), fait sortir des informations en les dissimulant par des micro-écritures, imprimées dans les notes noires de ces partitions de musique.

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