24Défense contre avions, et bientôt défense contre drones ? Il va bientôt falloir être capable d’abattre tout objet volant. Mais l’expérience contre les avions démontre qu’il ne suffit pas de détecter et d’abattre : d’autres facteurs sont à prendre en compte.
La Défense contre avions (DCA) est un nom générique qui traduit bien la multitude des solutions appliquées au problème de la défense contre des aéronefs. Sans même compter les solutions prototypes ou les plans farfelus, telle la tornade anti-bombardiers allemande en 1944, une grande variété de systèmes existent : défense passive par la fortification, par la discipline et la célérité des secours dans les centres urbains ou par la dispersion des cibles et par le camouflage en campagne ; défense active par les tirs de barrage (mitrailleuses, canons), par la destruction précise de l’attaquant (missilerie) ou par la contestation du contrôle de l’air à l’adversaire (chasse et interception aériennes). Les succès et échecs sont à l’avenant : les dirigeables allemands ont échoué sur l’Angleterre, Malte a brisé de multiples attaques aériennes de l’Axe, mais Rabaul a succombé à l’isolement et aux bombardements. La Luftwaffe a exercé un pouvoir d’attrition et d’effet tactique sur les flottes et les armées au début de la Deuxième Guerre mondiale, avant d’être tenue en échec par des défenses localisées en Union soviétique ou en Méditerranée et par une chasse anglo-saxonne qui l’a dépassée.
Dans ces évènements, les canons et les mitrailleuses jouent un rôle, mais aussi les projecteurs, les radars, les guetteurs et autres « enablers » ; tandis que des avions de chasse, voire des campagnes aériennes, parvinrent parfois à détruire une aviation sur ses bases ou à fragiliser sa logistique. À tous ces égards, la DCA est un objet complexe à considérer sur les plans technique et tactique, mais aussi opératif, voire stratégique. Si l’on se restreint aux armements sol-air, éventuellement suppléés par des intercepteurs, la DCA est de nature défensive à l’interface entre les milieux terrestre/naval et aérien. Il y a alors une simplification de l’équation militaire qui revient à compter le nombre de cibles détruites par rapport aux pertes subies par les appareils attaquants, elles-mêmes à relativiser avec la quantité de munitions utilisées de part et d’autre, et les pertes potentiellement subies par la DCA elle-même. Les campagnes de bombardement au Vietnam ou en Serbie illustrent cette simplification.
Dans les deux cas, l’objectif était de détruire un tissu d’infrastructures et de positions militaires pour gagner un avantage dans le conflit, et l’enjeu technique y fut déterminant sur les pertes subies par les forces aériennes. Il fut assez simple, même pour les contemporains, de déterminer si tel ou tel système d’armes était à la hauteur ou non, et d’envisager son remplacement ou la correction de ses défauts. Et, particulièrement au Vietnam, les forces engagées furent considérablement transformées par rapport à ce qu’elles étaient avant le conflit : l’US Air Force et l’US Navy progressèrent dans leur usage du missile et de la bombe guidée, revinrent sur certaines de leurs certitudes (comme la massification des attaques), développèrent la guerre électronique et apprirent à lutter contre des défenses adverses étoffées. Il fut et reste encore, en revanche, plus difficile de juger de l’effet de la campagne aérienne, car les cibles étaient variées, réparables, et l’effet militaire de leur destruction ne s’observait qu’à long terme. La raison tient dans la nature globalement défensive des positions et des forces engagées par les Vietnamiens et les Serbes.
Or, et c’est l’objet de cet article, certains conflits présentent des bilans plus tranchés, en raison d’une nature différente : la DCA y est utilisée pour protéger les forces terrestres, et uniquement elles, sur un terrain où les infrastructures à cibler sont pratiquement absentes. Une attaque aérienne dans ces conditions produit alors trois formes d’effet, généralement distinctes :
• l’interdiction sur les arrières, c’est-à‑dire la destruction de la logistique et des mouvements ennemis en territoire ennemi ;
• le coup d’arrêt porté à une attaque, c’est-à‑dire l’immobilisation et l’incapacitation des feux portés par une force ennemie ;
• la destruction d’une force, cas dans lequel l’élimination du commandement, des soldats, des engins et le coup porté au moral enlèvent toute force combative à des unités.
Pour contrer l’un de ces trois effets, les systèmes de DCA doivent, en sus de l’adaptation au terrain (1) et à la situation tactique, avoir des qualités parfois contradictoires : grand rayon d’action, nombre suffisant pour défendre des forces largement déployées, concentration du feu pour rompre les attaques adverses les plus fortes, précision du feu pour infliger des pertes (2), coût et impact logistique restreints pour éviter qu’une empreinte trop forte ne réduise la capacité des forces terrestres à agir dans la zone couverte par la DCA (3), mobilité pour suivre les mouvements de ces dernières. À ces spécifications d’ordre général s’ajoutent les spécifications techniques pour répondre aux différentes formes prises par la menace, considérations auxquelles les armées ont répondu par la fameuse défense en « pelure d’oignon » allant du MANPADS (Man portable air defense system) à la batterie multivéhicules. Ce système de défense a démontré une certaine efficacité tant que l’écart technologique et numérique avec la force aérienne adverse n’était pas trop important (4). Mais bien souvent, dans le cadre d’une attaque terrestre, sa capacité à protéger des forces opérant offensivement a montré des limites.
Quelques exemples
De prime abord, cela étonne, car être à l’offensive apporte des avantages non négligeables aux systèmes lourds : capacité à concentrer les forces idoines (donc la DCA) avant de les mettre en branle et à constituer des stocks de munitions, effet de surprise, réduction de la capacité de l’aviation adverse à organiser sa réaction. Mais dans les exemples ci-dessous, aucun de ces facteurs n’a suffi.
1973
L’utilisation de SAM de fabrication soviétique par les forces arabes durant la guerre du Kippour est bien connue. Elle tient en échec la Heyl Ha’Avir, protégeant notamment les ponts sur le canal de Suez. L’attaque égyptienne initiale sur le canal de Suez se déroule bien, l’aviation israélienne compte 14 appareils perdus au soir du 7 octobre, rien que sur le Sinaï (5). Le front se stabilise vite, tel que l’a planifié l’armée égyptienne, tandis que sur le Golan l’armée syrienne mène des combats plus durs sur une ligne de front plus floue. Le 9 octobre au matin, Israël rapporte à Kissinger la perte de 14 Phantom, 28 Skyhawk, 3 Mirage et 4 Super Mystère (6) soit 10 % de son effectif total. Quelques modifications des tactiques, incluant le recours à des attaques en piqué et à des attaques de revers, et la coopération avions/hélicoptères dans l’attaque des sites SAM, permettent aux Israéliens de continuer à voler. Mais les pertes essuyées restent lourdes. Ce sont surtout les tirs d’artillerie et l’attaque blindée à l’ouest du canal de Suez qui, en détruisant au sol ou en chassant les batteries, ouvrent des trous dans la défense et permettent à l’aviation israélienne d’opérer plus librement. Mais celle-ci aura perdu une centaine d’appareils, en grande majorité du fait de la DCA adverse (7).
Au-delà de la lutte tactico-technique, l’offensive du Kippour a fait apparaître une nette faiblesse au sein de la DCA arabe : la couverture des forces à l’offensive. En effet, après la première attaque-surprise et la création d’une tête de pont par les 2e et 3e armées égyptiennes, la situation s’est figée : infanterie, artillerie et chars restent sous la protection des SAM. Seule la 1re brigade mécanisée s’avance imprudemment vers Ras Soudar, hors de portée des batteries SA‑6. Elle est alors immédiatement étrillée par des bombardiers Super Mystère qui attaquent en vol rasant pour éviter les tirs des SA‑2 et SA‑3 encore à portée. Enhardi par le succès défensif initial et appelé à l’aide par l’allié syrien, Sadate ordonne de nouvelles attaques : le 14 octobre, 260 chars égyptiens sur 500 sont détruits par les chars et l’aviation israélienne. La DCA égyptienne ne bouge pas, restant pour l’essentiel à l’ouest du canal. Les ponts égyptiens sont saturés par la consommation d’antichars, d’obus de chars et de munitions d’artillerie qu’il faut alimenter. Cette situation était en théorie tenable, puisqu’il était prévu que les Israéliens perdent leurs maigres réserves dans des contre-attaques. Mais la contrainte posée par d’autres fronts (en l’occurrence le front syrien) a brisé ce fragile équilibre.
1980
Censée profiter du chaos généré en Iran par la révolution, l’attaque irakienne sur le chott El-Arab montre un schéma similaire. Face à une aviation iranienne mieux équipée, les Irakiens répondent par une attaque initiale sur ses terrains – plutôt ratée –, et par une abondante couverture de DCA basée sur des systèmes essentiellement soviétiques, et quelques autres européens. La couverture se montre efficace pour l’avance initiale, mais dès que les unités s’éloignent, commencent à manœuvrer ou abordent le relief des monts Zagros, les choses se compliquent. La couverture de DCA commence à se trouer, les Irakiens ne parvenant pas à intégrer un roulement de leurs batteries dans le flot de véhicules : au lieu que l’une se déplace pendant que l’autre reste en couverture, les ordres touchent les batteries par zone géographique et annulent donc la couverture d’un ensemble d’unités pendant plusieurs heures. Ailleurs, c’est la résistance acharnée de quelques points d’appui (8), souvent dans des villages, qui tord le front irakien et crée les trous.
La force aérienne iranienne exploite cette situation avec ses avions, et surtout ses hélicoptères d’attaque. Elle dispose de 200 AH‑1 Cobra, hélicoptères armés d’un canon M‑61 Vulcan de 20 mm et pouvant emporter des missiles TOW et des roquettes Hydra‑70. Exploitant le relief, ils s’attaquent particulièrement aux unités blindées. Mais leur plus grand succès est remporté contre la 4e division d’infanterie irakienne qui, après avoir rencontré une résistance, bascule pour la contourner via un « itinéraire bis ». Ce faisant, ses colonnes roulent parallèlement au front et sont attaquées aléatoirement sur toute la longueur, rendant inefficace la défense que tentent d’assurer les canons à tir rapide, trop peu nombreux pour couvrir l’ensemble du déploiement. Cet assaut héliporté brisera un pan de l’attaque irakienne, avec comme conséquences à long terme la formation d’un point faible et les encerclements d’Adaban et de Dizfoul.
2022
Ce schéma se retrouve en 2022. L’attaque russe, pour ce que l’on peut en savoir aujourd’hui, pariait sur une forte maîtrise du ciel qui aurait permis de neutraliser la manœuvre ukrainienne et de lancer des forces parachutistes en avant des colonnes. Face à l’atomicité de la résistance, équipée d’armes individuelles antichars, à des réactions locales rapides et agressives (par exemple dans la contre-attaque sur Hostomel), ce modèle d’offensive bute un peu partout. Les blocages qui se créent, illustrés par des colonnes de blindés ou de camions immobilisés sur les routes, ne pouvant se disperser dans les champs boueux, sont « transformés » en points d’attrition grâce à l’action aérienne : des petits drones de l’unité Aerozdivka aux TB2, les frappes se multiplient et entraînent des pertes sensibles en véhicules. La conséquence stratégique n’est cette fois pas l’affaiblissement d’une portion du front, mais l’affaiblissement et l’isolement des colonnes, dont aucune n’atteindra Kiev (9). La DCA russe, visiblement prévue comme un auxiliaire de seconde zone pour obtenir le contrôle du ciel par rapport à l’aviation et aux frappes sur les bases aériennes ukrainiennes, a manqué pour contrer ces actions.
Plus tard, malgré la présence de systèmes de DCA d’origine russe et occidentale, la première phase de la contre-offensive ukrainienne de 2023, sur la portion sud du front, s’est vue opposer des attaques de drones, mais aussi de couples hélicoptères/missiles tactiques de longue portée, représentés notamment par des Mil Mi‑28 équipés de missiles LMUR (Legkaya Mnogotselevaya Upravlyayemaya Raketa, « Fusée guidée polyvalente et légère »). Ici, le déploiement de la DCA ukrainienne avait été préalablement pensé, mais s’est avéré insuffisant pour couvrir la très basse altitude au-delà de quelques kilomètres. Enfin, l’Ukraine a plus récemment entamé une campagne de frappes sur les bases aériennes russes, qui pourrait avoir pour objectif non seulement de réduire les sorties de frappe à la bombe planante, mais aussi peut-être de préparer une prise de contrôle du ciel par les futurs avions devant être reçus.
La centralité de la défense aérienne
Trois guerres, trois offensives a priori bien parties, qui toutes butèrent sur deux problèmes identiques : la friction tactique au sol, d’une part, et l’incapacité à protéger les forces à l’offensive de la menace aérienne au-delà des premiers kilomètres, d’autre part. De ce deuxième point ressort un fait particulier : la vulnérabilité naturelle d’une force d’attaque moderne à l’action aérienne et la difficulté à la défendre lorsqu’elle passe à l’offensive. Un point qui suscite des interrogations lorsque l’on pense aujourd’hui aux opérations d’appui-feu réalisées par des drones tactiques armés (notamment les FPV – First person view), et que l’on considère que la plupart des défenses alignées contre cette menace sont basées à terre, pour partie fixes, et sur des véhicules lourds donc nécessitant un appui logistique et de manœuvre important. En effet, quels systèmes peuvent aujourd’hui contrer une attaque d’engins aériens sans pilote visant une unité d’attaque, qu’elle soit constituée d’infanterie ou de véhicules, blindés ou non ? Les solutions sont basées sur les brouilleurs, les armes légères ou lourdes à tir rapide, la missilerie. Quelques solutions complémentaires sont encore peu utilisées : drones d’interception hit-to-kill tels que des FPV, gros drones porte-filets, lasers…
Tous ces systèmes présentent un point commun : ils offrent une portée efficace d’une dizaine de kilomètres au mieux contre des drones d’observation ou d’attaque, mais sont plutôt imposants et donc vulnérables à des frappes. En revanche, leurs moyens d’action sont très différents. Si certains reposent sur l’électromagnétisme et sont susceptibles d’être contrés par des changements technologiques, au moins le temps de s’y adapter, d’autres sont pratiquement indépendants de la nature de la cible et peuvent frapper aussi bien une bombe planante qu’un drone, la principale limite étant alors l’obtention d’une ligne de visée dégagée et la cinématique de la cible. En raison de ces limitations, il apparaît qu’une force progressant à l’offensive se trouverait très rapidement assaillie par des drones d’attaque, et ce même si elle a trouvé un moyen de neutraliser les éléments qui lui faisaient face : en effet, en matière d’attaque terrestre, le principal obstacle à une progression en profondeur est souvent constitué par les deuxième et troisième lignes, ainsi que les réserves, plutôt que par la première ligne qui tient le front, aisément repérable et neutralisable. Or la relative légèreté des unités de drones tactiques leur confère une mobilité suffisante pour jouer le rôle de « pompiers » de la défense.
Ce phénomène a été fréquemment observé lors des attaques russes sur Bakhmout ou des tentatives ukrainiennes de franchissement du Dniepr : dans les deux cas, d’importants mouvements initiaux n’ont mené à rien de tangible, si ce n’est l’établissement de quelques têtes de pont, car les moyens mis en œuvre pour protéger l’avancée n’ont pas tenu assez longtemps. Ces moyens comprenaient notamment l’appui-feu d’artillerie, la contre-batterie et la lutte antidrone à l’aide de brouilleurs. Dans le cas du franchissement du Dniepr, le fleuve empêchait leur passage, tandis qu’à Bakhmout, ils furent parfois tout simplement détruits par d’autres moyens comme l’artillerie.
En matière de DCA donc, s’il faut partir à point, il faut aussi être un coureur de fond. Face à l’aviation moderne alignant des appareils complexes et donc relativement peu nombreux, il est envisageable d’effectuer des roulements avec les systèmes de DCA, de les protéger contre les autres modes d’attaque, leur portée offrant une « bulle de tranquillité » de plusieurs dizaines de kilomètres aux forces terrestres. Face aux drones en revanche, les dimensions de l’équation se réduisent et établir un maillage correct devient ardu. De plus, le rapport coût/capacité destructive des drones d’attaque rend les tactiques de saturation pratiquement inutiles : sauf peut-être avec l’engagement de drones terrestres (qui ne saurait être exclusif), une masse « financièrement abordable » de chars, de véhicules ou de fantassins ne pourrait être sacrifiée. Au-delà des pertes subies, c’est la désorganisation qui empêcherait de tirer de l’attaque autre chose qu’un grignotement de terrain. La solution qui permettra d’offrir une lutte antidrone suffisamment performante devra donc, soit par la portée, soit par le nombre, soit par la mobilité au plus près de l’attaque, offrir une solution capable d’accompagner les offensives au-delà de la dizaine de kilomètres.
Notes
(1) Accessibilité, disposition optimale des sous-parties du système qui sont souvent distribuées sur plusieurs emplacements, champ de vision des capteurs non obturé par le relief.
(2) Et éviter de se retrouver dans une situation où la première attaque est contrée au prix de l’essentiel des munitions, et où les appareils adverses reviennent pour une seconde attaque sans opposition
(3) La difficulté consiste en effet à la cantonner à une « fonction support » des forces au lieu d’en faire une fin en soi.
(4) Cela a notamment été le cas sur mer ou dans la défense des centres urbains.
(5) Joseph S. Doyle, « The Yom Kippur War and the Shaping of the United States Air Force », Drew Paper no 31, Air University, Maxwell Air Force Base, Alabama (https://media.defense.gov/2019/Feb/28/2002094404/-1/-1/0/DP_31_DOYLE_THE_YOM_KIPPUR_WAR_AND_THE_SHAPING_OF_THE_USAF.PDF).
(6) Ibidem.
(7) https://nsarchive2.gwu.edu/NSAEBB/NSAEBB98/octwar-56.pdf
(8) Souvent tenus par les Pasdarans.
(9) Car les Russes ont attaqué en profondeur plutôt que d’adopter progression méthodique.
Simon Le Bouché
areion24.news