Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

dimanche 23 novembre 2025

Repenser les enjeux de sécurité des infrastructures numériques

 

Plus de cinq ans après la première chronique « Penser le cyber », il semble important de revenir sur les notions, concepts, représentations et modèles qui irriguent la réflexion et la pratique en matière de cybersécurité et de conflictualité numérique. La diversité et l’ampleur du champ, tant du point de vue académique que sur le plan professionnel, conduisent en effet à des approches multiples, segmentées et difficiles à appréhender pour le profane. En outre, cette fragmentation – parce qu’elle s’appuie souvent sur une forme de naturalisation des enjeux – rend difficiles leur mise en perspective, leur hiérarchisation et leur traduction en termes concrets (politiques, opérationnels ou éthiques).

Une première étape passe par la caractérisation et la définition du champ. Si le terme « cyberespace » – et l’usage du préfixe « cyber » – s’est généralisé, il importe de l’appréhender sur le plan analytique. Il s’agit en effet d’un concept pratique, utilisé pour donner du sens à des activités routinières dans un contexte professionnel ou culturel spécifique. Il véhicule donc des postulats, des prérequis et des orientations qui, s’ils ne sont pas discutés, risquent d’enfermer les acteurs dans une vision particulière et de les aveugler sur les évolutions, enjeux ou usages émergents (1). Ce qui est utile du point de vue de la gestion peut l’être moins sur le plan de l’adaptation à des conditions nouvelles (2). Dans le cas de « cyberespace », le problème tient autant à son origine dans la science – fiction qu’à sa définition volontiers technique et à son utilisation dans un contexte culturel « occidental ». À titre d’exemple, son usage par les autorités de la République populaire de Chine est cantonné à la Cyberspace administration of China, c’est-à‑dire l’organe régulateur de l’Internet dans ce pays.

Si donc les termes de cyberespace, espace numérique et sphère informationnelle ont leur utilité, leur prolifération (sans qu’ils soient toujours bien distingués les uns des autres) est davantage un problème pour une démarche analytique. Qu’il s’agisse de monter en généralités ou d’étudier des cas contextualisés, il manque un modèle permettant de rendre compte des enjeux dans une perspective comparative. À ce titre, la construction du concept de « data-

sphère » en 2016-2018 autour du centre « GEODE » est une étape clé dans ce processus (3). Dans le cadre de cette chronique, il est proposé de parler d’infrastructures numériques. La littérature en sciences humaines et sociales de même que les praticiens et les analystes privés recourent volontiers et de plus en plus à la notion d’infrastructures pour évoquer les assemblages, les dispositifs ou les réseaux qui permettent le fonctionnement ou la conduite d’opérations dans le cyberespace. Le mot peut tout autant désigner les moyens matériels, l’ensemble des acteurs ou encore les paramètres divers qui structurent le champ dans son aspect très concret.

On peut donc conceptualiser une infrastructure assurant le transfert, le traitement et l’exploitation de l’information dans sa forme numérique. Cette infrastructure est composée de systèmes matériels et physiques, d’un ensemble d’acteurs permettant de les opérer et de les maintenir, de protocoles et de règles tout aussi techniques ou administratives que juridiques, le tout agencé en réseaux plus ou moins denses, interconnectés et interdépendants. Sous cet angle, les infrastructures numériques sont particulièrement complexes, mais elles sont aussi cruciales pour l’ensemble des autres infrastructures (économiques, sociales, politiques) tant à l’échelle mondiale que sur le plan national ou local. Par ailleurs, envisager le cyberespace comme un ensemble d’infrastructures numériques éclaire aussi les logiques de pouvoir et de puissance, les risques et configurations de vulnérabilités et de dépendances, les stratégies de gestion des risques, les opportunités ou menaces que représente leur exploitation à des fins stratégiques.

Car la seconde étape consiste à envisager les enjeux de sécurité selon toutes les perspectives possibles. Sur le plan intellectuel comme organisationnel, la cybersécurité s’est en effet construite autour de deux perspectives qui, tout en étant complémentaires et cohérentes, sont souvent considérées isolément. La première s’intéresse aux menaces, en matière tant de modes opératoires que d’analyse des acteurs. Il s’agit d’un pan entier de l’industrie de cybersécurité (la Cyber threat intelligence) autant que de la recherche académique (notamment en matière d’études stratégiques). L’approche centrée sur la menace est essentielle dans la mesure où elle tente de circonscrire les intentions des acteurs, leur manière de conduire des opérations ainsi que leurs faiblesses éventuelles. Elle est particulièrement au cœur des processus d’imputation et d’attribution des cyberopérations. Cela signifie qu’elle est surtout orientée vers la réponse et la lutte. Sur le plan culturel et organisationnel, on la retrouve donc au cœur de la réflexion en matière de cyberdéfense, mais aussi dans les dimensions diplomatiques et judiciaires du sujet « cyber ». À l’intersection entre les acteurs privés et publics, la focalisation sur la menace s’est traduite par le développement des pratiques de threat hunting qui mettent en avant le renseignement sur la menace ainsi que diverses modalités d’entrave. Légitimement mise en avant par les gouvernements et par les acteurs de la défense et de la sécurité nationale, cette démarche peut devenir problématique si elle n’est pas articulée avec l’autre perspective orientée vers les vulnérabilités.

L’approche de la cybersécurité centrée sur l’identification, la réduction et la résolution des vulnérabilités est également présente aux origines de « la sécurité de l’information » (Information Security ou Infosec) (4). Elle est le moteur d’une industrie florissante de services de sécurité (antivirus, pare – feu, etc.), mais aussi de pratiques plus ambiguës de « tests de pénétration » (penetration testing ou PenTest) ou de « bug bounty » (la recherche de vulnérabilités au profit d’un fournisseur de biens ou de services désireux d’en connaître les failles). Cette démarche se justifie par la configuration propre des infrastructures numériques. Plus particulièrement, il faut tenir compte de leur architecture décentralisée, de leur structuration en plusieurs couches (matérielles, logicielles et cognitives), de leur déploiement selon des logiques principalement globales et transnationales et enfin de l’absence de « sécurisation dès la conception » tant dans l’ensemble du système que dans les dynamiques de ses acteurs. Cette omniprésence des vulnérabilités est une clé essentielle permettant d’appréhender les enjeux de sécurité dans les infrastructures numériques. Elle structure les politiques et dispositifs de cybersécurité à toutes les échelles et selon des logiques à la fois économiques, politiques et sociales. Ainsi notamment de la répartition des responsabilités et des obligations entre les acteurs privés de la cybersécurité, les opérateurs des infrastructures numériques, les services essentiels ou les pouvoirs publics. La question des vulnérabilités peut ainsi faire l’objet de négociations plus ou moins harmonieuses et conflictuelles entre les régulateurs étatiques ou de société civile d’une part, le secteur privé – numérique ou non – d’autre part (réglementation, coopération, partage d’informations, etc.).

De la même manière, les services de l’État occupent une position ambivalente. D’un côté, ils sont censés faciliter, voire piloter, et coordonner l’atténuation des risques liés aux vulnérabilités (par l’information, la fourniture de services de sécurisation, la protection des acteurs face aux risques réputationnels ou économiques par exemple). De l’autre, ils sont des moteurs de la prolifération ou de la persistance de certaines vulnérabilités en matière logicielle (voire matérielle) dans la mesure où celles-ci sont un levier à exploiter dans le cadre de leurs compétitions ou rivalités avec d’autres États. Ainsi, le marché lucratif des failles logicielles est-il aussi alimenté par la demande étatique, aux États-Unis hier, en République populaire de Chine aujourd’hui. Le contexte géopolitique incite en effet les acteurs à saisir les opportunités que semblent leur offrir les infrastructures numériques sur le plan stratégique. De fait, l’interdépendance entre les acteurs et la porosité des modes opératoires entre les volets offensif et défensif sont des éléments montrant qu’il est crucial de réfléchir à la manière dont les pratiques en matière de remédiation des vulnérabilités d’une part et de lutte contre la menace d’autre part doivent être envisagées simultanément et en interrelation.

Ainsi, sans que cela épuise la réflexion sur les enjeux de sécurité dans les infrastructures numériques, un cadre analytique (mais aussi juridique, politique, économique et social) plus global est aujourd’hui nécessaire pour penser ensemble menaces et vulnérabilités et réintroduire les dimensions politique et stratégique de la cybersécurité.

Notes

(1) Jordan Branch, « What’s in a Name? Metaphors in Cybersecurity », International Organization, vol. 75, no 1, 2020, p. 39-70 ; Stéphane Taillat, « Conceptualizing Cyberwarfare », in Tim Stevens et Joe Devanny (dir.), Research Handbook on Cyberwarfare, Edward Elgar, Cheltenham, 2024, p. 34-51.

(2) Jon R. Lindsay, Information Technology and Military Power, Cornell University Press, Ithaca, 2020.

(3) Frédérique Douzet et Alix Desforges, « Du cyberespace à la datasphère : le nouveau front pionnier de la géographie », NetCom, vol. 32, no 1/2, 2018, p. 87-108.

(4) Andrew J. Stewart, A Vulnerable System: The History of Information Security in the Computer Age, Cornell University Press, Ithaca, 2021.

Stéphane Taillat

areion24.news

samedi 22 novembre 2025

La Suisse investit dans un nouveau système pour détecter les mini-drones

 

La Suisse se dote d'un nouveau système de défense pour détecter des mini-drones et protéger les infrastructures militaires. L'Office fédéral de l'armement (armasuisse) a confié au fournisseur helvétique Securiton la livraison de plusieurs systèmes de défense.

L'acquisition se monte à 3,5 millions de francs. Elle est financée par le crédit d'engagement pour l'équipement personnel et matériel à renouveler de l'armée suisse, a indiqué jeudi armasuisse dans un communiqué.

Espace aérien violé

Grâce à leur nature semi-mobile, les systèmes pourront être utilisés si nécessaire indépendamment du lieu à d'autres fins et pour d'autres missions de l'armée, précise armasuisse. Par exemple lors d'un engagement subsidiaire au profit des autorités civiles ou d'un service de promotion de la paix. Des essais avaient été conduits en été. Ils se sont révélés positifs.

Cet automne, des drones ont violé l'espace aérien européen à plusieurs reprises. L'armée suisse a indiqué début octobre avoir observé à plusieurs reprises cette année des mini-drones au-dessus de terrains militaires ou de troupes.

ATS

Isserson et les opérations dans la profondeur : l’obsession de la rupture du front

 

« Les fronts existeront toujours, et de ce fait il faudra qu’ils puissent être rompus. (1) » Loin d’une lapalissade, ces mots prononcés par Georgii Isserson (1898-1976) en 1930, à l’ère de la réflexion sur le combat mécanisé et la recherche de la victoire par la guerre courte, éclairent parfaitement la réalité de la guerre en Ukraine et du retour de la guerre d’usure par fronts continus. Ils mettent en exergue ce que l’auteur ne cesse de rappeler dans ses écrits : le risque permanent d’échec de l’offensive initiale. Donnant une consistance opérationnelle à la théorie de Hans Delbrück sur les deux formes de guerre, anéantissement et usure, il offre un éclairage indispensable au retour au premier plan de la conflictualité de haute intensité.

Pourtant, si sa pensée est féconde et a été inscrite au plus haut niveau de la doctrine soviétique dans l’entre – deux – guerres (2), Isserson est souvent le parent pauvre de l’art opératif. Déjà mal maîtrisé et peu étudié en Europe, l’art opératif soviétique (3) est en effet souvent porté au travers de la figure de proue qu’est Alexandre Svetchine. Opposé alors à Toukhatchevski et à Triandafillov, on aurait le « bon » et le « mauvais » art opératif, distinguant entre ces derniers, théoriciens de l’offensive blindée à outrance, et Svetchine, plus conservateur et centré sur la dimension économique et industrielle des conflits.

Si une différenciation est bien entendu nécessaire, la pensée de ces stratèges n’étant pas interchangeable, elle doit être plus de degré que de nature. De fait, l’ensemble de ces protagonistes a participé dans les années 1920 et 1930 à la fondation de la doctrine soviétique et à la formation des commandants militaires par le biais de l’Académie Frounzé. Ce que l’on nomme art opératif est ainsi une nouvelle façon d’envisager l’art de la guerre, non pas du fait des seules évolutions technologiques de la Grande Guerre, mais bien de la nécessité de réinventer la guerre de mouvement pour sortir du blocage permanent de fin 1914 à fin 1918 (4). Cette révolution militaire théorique passe ainsi par la transformation du paradigme napoléonien de la guerre, toujours dominant à l’époque, pour insérer une voie médiane entre la stratégie définissant l’orientation de la campagne militaire et la tactique permettant la bataille décisive (5). L’art opératif, plus qu’un niveau intermédiaire de la guerre, est une révolution de sa pensée et de sa conduite, puisque le centre de gravité de la planification et de la production des effets n’est plus la bataille, mais l’opération qui lui donne un sens et l’exploite.

Ainsi, c’est dans ce cadre que la pensée d’Isserson prend toute son importance. De fait, en tant que voie médiane, l’art opératif est à la fois orienté « vers le haut » dans son lien avec la stratégie, qu’elle rend possible par la coordination des efforts sur l’ensemble d’un théâtre de guerre, et « vers le bas » dans la conduite et l’organisation des batailles entre elles pour leur offrir une résonance stratégique. Or, si le volet « haut » de l’art opératif est le plus connu et le plus mentionné – notamment au travers de Svetchine –, le volet « bas » est largement ignoré. Isserson, qui en fait le cœur de sa réflexion, invite ainsi à penser comment éviter l’atonie tactique telle que constatée durant la Première Guerre mondiale, pour donner ensuite des effets à exploiter sur le plan stratégique ; une dimension qui est redevenue un impératif au regard de la guerre en Ukraine.

La transformation de l’art de la guerre au service de la rupture du front

L’effort théorique d’Isserson repose sur une étude historique de l’art opératif. Rare auteur soviétique en ce sens, il ne considère pas que l’art opératif est une invention soviétique, mais plutôt que son dernier stade n’est théorisable et envisageable que par les Soviétiques. En effet, Isserson fait preuve d’une grande connaissance de la pensée militaire de son époque, démontrant la dynamique relationnelle de la pensée militaire d’alors plutôt qu’un particularisme culturel (6). Il cite notamment les travaux français sur l’art opératif comme ceux du général Loizeau, expliquant que la préoccupation pour la conduite d’opérations plutôt que de simples batailles n’est pas nouvelle. Toutefois, en bon Soviétique, Isserson considère que si l’URSS est la seule à pouvoir mettre en place le dernier stade de l’art opératif, c’est parce qu’elle peut puiser dans le matérialisme historique et sa déclinaison militaire que sont les œuvres d’Engels (qu’il cite régulièrement). Ainsi, alors que les nations capitalistes sont centrées sur la victoire rapide en faisant de la guerre un « moment » dans leurs échanges et sont donc plus enclines à rechercher la bataille décisive même lorsqu’elles pensent à conduire des opérations, la vision soviétique, intégrant la guerre dans un cadre plus large, prend en compte par essence les considérations économiques et politiques des conflits et permet de ce fait de donner plus naturellement un sens stratégique aux opérations.

Le détour historique alors réalisé permet à Isserson de poser clairement la problématique de la guerre contemporaine : comment gagner militairement en cas de retour d’une guerre d’usure par fronts continus ?

Il insiste de ce fait sur la nécessité de révolutionner la conduite de la guerre par l’art opératif puisque les autres visions théoriques ont échoué. Ainsi, après l’impossibilité de la bataille décisive par les lignes intérieures (modèle napoléonien) du fait du développement du chemin de fer permettant une mobilisation rapide sur l’ensemble de la frontière à défendre et de l’augmentation de la puissance de feu facilitant les feux défensifs même avec peu de profondeur (artillerie, mitrailleuse), le modèle dit du « front linéaire » a également échoué dans la Première Guerre mondiale. Ce modèle est décrit par Isserson comme le fait de rechercher la prise de flanc de l’ensemble du dispositif ennemi désormais étiré et donc vulnérable à une prise de revers. Or, même un plan entièrement tourné vers cet objectif (l’offensive allemande de 1914 et la controverse autour du plan Schlieffen) n’aura pas suffi, du fait d’une carence dans le commandement et d’une incapacité à exploiter le succès tactique initial (7).

Pis, le « front linéaire » aboutit alors à son antithèse en devenant non pas un moyen du mouvement tournant, mais la cause d’une paralysie tactique et de l’immobilisme. Les batailles sont alors vouées à l’échec puisqu’elles n’apportent au mieux que des succès tactiques, des percées rapidement colmatées ne permettant aucune espérance de gain stratégique et consommant inutilement des forces. La seule solution, et la raison même de l’art opératif contemporain selon Isserson, réside de ce fait dans la capacité à rompre le front, antidote à l’atonie du front continu. Pour ce faire, l’art de la guerre doit réaliser une révolution spatiale, en ne pensant plus la production des effets selon une logique linéaire et concentrique (modèle napoléonien de la concentration des effets dans une bataille décisive), mais selon une conception de l’action dans la profondeur (8).

Sans une telle vision, consistant à détruire l’ensemble des capacités ennemies de combat, à la fois de contact sur la première ligne et de renforcement sur les lignes en arrière, toute action tactique ne conduirait qu’à des brèches rapidement colmatées. Or, il ne s’agit pas de percer, mais bien de rompre et, pour ce faire, il faut briser la capacité de l’ennemi à reformer son dispositif. Cela est désormais possible du fait de l’arrivée à maturité des capacités mécanisées terrestres et aériennes qui décuplent la vitesse des unités et la portée des frappes, rendant donc vulnérables les arrières et nœuds logistiques ennemis.

Voilà l’essence des concepts de bataille dans la profondeur et d’opérations dans la profondeur. Rendre concret l’art opératif pour atteindre la victoire et rompre le front implique de penser la profondeur, et ce à tous les niveaux d’engagement et de planification. Pour ce faire, puisque la guerre implique toujours le combat, il faut pouvoir construire le liant entre bataille et opération en appliquant ce principe de profondeur (9). On discerne clairement le lien entre bataille et opérations dans la profondeur. Pour rompre le front, la clé réside dans l’exploitation de la percée, et ce de manière continue : il faut noyer l’adversaire sous les assauts pour éviter qu’il ne se reforme. Broyer de la sorte la capacité adverse implique donc, tant sur le plan tactique que sur le plan opératif, de disposer de cette capacité d’action continue. Il en ressort un impératif d’échelonnement et de coordination (10). Un échelonnement des forces qui doit être prévu en amont et intériorisé dès les premiers contacts, faisant de la bataille un affrontement pensé en profondeur, et une coordination des diverses batailles pour faire des percées tactiques des ruptures opérationnelles dans la profondeur. La victoire stratégique par la rupture du front implique de ce fait, sur les lignes d’effort désignées, une série continue d’opérations dans la profondeur, elles-mêmes déclinées sur le plan tactique en batailles dans la profondeur.

Isserson et la guerre d’Ukraine, un guide opérationnel

Le cœur de la théorie de l’art opératif d’Isserson ainsi compris, sa transposition à la guerre d’Ukraine offre un éclairage plus que pertinent. En premier lieu, les phases de cette guerre démontrent clairement la clairvoyance de l’auteur quant à la nature de la guerre et en l’espèce à la possibilité toujours présente – quels que soient les moyens à disposition et le rapport de force initial (11) – d’une guerre d’usure par fronts continus. Dans ce cas, l’invariable question reviendra : comment rompre le front (12) ?

En second lieu, la lecture de ses théories éclaire parfaitement l’impossibilité de débloquer la situation par l’action et le gain tactique. En transposant l’étude qu’il fait des offensives allemandes de 1918 aux offensives ukrainiennes de 2023 et russes de 2025 (y compris celles de cet été dans la zone de Pokrovsk), il apparaît clairement que, quelle que soit la profondeur de la percée, si celle-ci n’est pas exploitée dans la profondeur, alors elle conduira invariablement à un arrêt par renforcement ou recul contrôlé de l’ennemi, n’apportant aucun gain opérationnel et encore moins stratégique. La raison est simple : plus un conflit par fronts continus dure, plus les capacités défensives tactiques s’accroissent puisque le terrain est valorisé et que le cycle d’innovation technique n’est pas assez rapide pour ne pas trouver de contre – mesures (avions et armes chimiques durant la Grande Guerre, drones aujourd’hui). La seule solution est alors politique, où le centre de gravité se décale à mesure que la décision par les armes s’éloigne, dans l’érosion de la capacité de l’ennemi à durer : baisse de l’assistance militaire internationale, incapacité à mobiliser, érosion de la capacité économique et industrielle, etc.

Enfin, et c’est l’apport le plus important d’Isserson dans l’éclairage de cette guerre, qu’est-ce qui empêche la rupture du front ? Si la prise en compte théorique de l’art opératif par les deux belligérants ne fait pas de doute, Ukraine et Russie étant héritières de la formation soviétique, ni les conditions matérielles ni les priorités de planification ne semblent réunies. De fait, dans le cas d’un front linéaire, il faut pouvoir disposer de suffisamment de forces, non pas simplement pour percer le dispositif ennemi (ce qui demande déjà d’importants efforts), mais bien pour le rompre. Or cela nécessite un second échelon de forces, supérieur au premier, afin de disloquer les moyens ennemis jusque sur les arrières.

Par conséquent, le manque de masse imposant l’emploi des forces les plus aguerries et les mieux équipées pour la percée (lors de l’offensive contre les lignes fortifiées russes par les Ukrainiens en 2023 et dans les assauts russes dans le Donbass depuis 2024) empêche tout échelonnement, sans compter que l’interdiction aérienne généralisée confine l’action dans la profondeur aux éléments terrestres, ce qui complexifie d’autant les opérations. Une telle crise des réserves explique, des deux côtés, l’impossibilité de réaliser cet échelonnement et donc de dépasser l’action tactique pour conduire de véritables opérations dans la profondeur.

Quelles perspectives pour rompre le front ?

Fort de ce constat concernant la guerre d’Ukraine ainsi que des théories d’Isserson, il s’agit d’explorer les pistes pouvant conduire à la rupture du front et ainsi retrouver l’expression pleine de la manœuvre. Puisque l’accroissement significatif des moyens n’est pas envisageable à un horizon raisonnable, il apparaît que la solution doit être organique ou opérationnelle. Dans ce cadre, Isserson insiste sur deux éléments complémentaires.

En premier lieu, sur le plan organique, Isserson souligne l’importance du C2 comme démultiplicateur de forces. Ainsi, malgré l’augmentation continue des capacités d’artillerie et l’apparition des chars, ce qu’il manquait à la fin de la Première Guerre mondiale était la capacité à coordonner efficacement les opérations sur l’entièreté du front, pour que les attaques puissent être simultanées et orientées vers la même logique de pénétration en profondeur. En ce sens, la dispersion des efforts, l’organisation des Ukrainiens en brigades relativement autonomes, etc., semblent contre – productifs pour assurer une défense en profondeur crédible, voire pour espérer réaliser efficacement des contre – attaques. Il en est de même pour l’effort russe qui procède plus par bonds que par actions continues. Une réforme du C2 – par ailleurs souvent évoquée pour l’Ukraine – semble de ce fait être une priorité pour espérer disposer d’une plus grande manœuvrabilité tactique.

En second lieu, sur le plan opérationnel cette fois, une nouvelle lecture des combats semble nécessaire. Ainsi, si l’on reprend les quatre prérequis à l’efficacité d’une bataille dans la profondeur, on constate qu’aucun n’est réellement à portée des belligérants : forces suffisantes pour créer la percée ; coordination des feux dans la profondeur pour neutraliser simultanément les arrières afin d’éviter des renforts ; échelon d’exploitation immédiate de la percée ; isolement de la zone de l’attaque de ses arrières stratégiques pour éviter tout redéploiement efficace (13). Dans ce cas, il faut cesser d’espérer la rupture, et se concentrer sur la capacité à épuiser les forces adverses à moindres frais ; en somme, apprendre à manœuvrer sous blocage tactique, en attendant que les conditions pour mener des opérations dans la profondeur soient réunies ou, à défaut, que la défaite vienne du niveau politique.

Pour conclure, avec le retour de la guerre d’usure de haute intensité en Ukraine, la question de la rupture du front redevient centrale. Dans ce cadre, relire Isserson apparaît comme un passage obligé. Sa pensée, construite comme antithèse au blocage de la Première Guerre mondiale, offre un regard sur la dimension « basse » de l’art opératif, la planification des batailles devant conduire à une rupture tactique qui, savamment exploitée, entraînera une rupture opérationnelle et ainsi le succès stratégique. Cependant, conduire des batailles et des opérations dans la profondeur n’a rien d’aisé. Il ne s’agit pas seulement de mieux gérer ses ressources, mais bien de porter une vision totalement nouvelle sur l’art de la guerre en pensant la simultanéité et la redondance des actions pour emporter la décision par une action continue une fois la percée effectuée. Appliqués à la guerre en Ukraine, ces concepts permettent d’en éclairer la dynamique, depuis le danger de l’illusion de la guerre courte jusqu’à la vacuité de la percée tactique seule. Ils permettent également d’esquisser une possible rupture du front qui, si elle semble impossible à court terme, impose alors d’envisager une transformation des C2 et surtout d’accepter le blocage pour manœuvrer au mieux en attendant de pouvoir créer les échelons suffisants pour rompre le front. In fine, si l’évolution technique peut aider, en 2025 comme en 1925, cela ne pourra passer que par une révolution de la pensée militaire pour trouver une nouvelle capacité à manœuvrer dans des espaces contestés, et relire Isserson est en ce sens une aide précieuse.

Notes

(1) Georgii S. Isserson, The Evolution of Operational Art, Combat Studies Institute Press, 1936 (1930), p. 108.

(2) Isserson est notamment le directeur du département de l’étude des opérations de l’Académie militaire de Frounzé à partir de 1932

et l’éditeur et le coordinateur de la doctrine militaire soviétique de 1936 (PU-36) : Richard Harisson, Architect of the Soviet Victory in WWII: the Life and Theories of G.S. Isserson, Library of Congress, 2010 (1952).

(3) Exception notable de l’excellent ouvrage de Benoist Bihan vulgarisant le phénomène au travers de la pensée de Svetchine : Benoist Bihan et Jean Lopez, Conduire la guerre : entretiens sur l’art opératif, Perrin, Paris, 2023.

(4) Aleksander Svechin, Strategy, East view publication (traduction), 1992 (1927).

(5) Georgii S. Isserson, The Evolution of Operational Art, ouvr. cité, p. 14-38.

(6) Voir, pour une étude plus détaillée du phénomène : Thibault Fouillet, « Penser la guerre ou penser l’autre (1870-1914) : la dimension relationnelle de la pensée militaire franco-allemande et son influence sur les doctrines d’avant-guerre », Guerres mondiales et conflits contemporains, no 297, 2025, p. 89-105.

(7) Georgii S. Isserson, The Evolution of Operational Art, ouvr. cité, p. 22-32.

(8) Ibid. p. 48.

(9) Georgii S. Isserson, The Fundamentals of Deep Operations, Combat studies institutes press (traduction), 1933.

(10) Ce n’est pas un hasard si les armées soviétiques sont alors organisées en échelons, avec souvent au niveau tactique une première force de percée et un second échelon devant exploiter celle-ci, puis au niveau opératif la même organisation avec des groupes d’armées de contact et un second échelon devant poursuivre leur effort dans la profondeur.

(11) Isserson invite ici à la modération, particulièrement concernant l’illusion techniciste (il consacre un long développement aux nouveaux moyens de son époque que sont le char et l’avion), en indiquant que, quelles que soient les capacités techniques, une mauvaise coordination, une mauvaise lecture de la capacité de résistance ennemie ou simplement une incapacité à transformer son potentiel offensif en effets concrets conduiront inévitablement à une atonie. Une leçon trop souvent oubliée au regard des promesses de la révolution dans les affaires militaires, de la guerre hybride ou de la guerre sans contact…

(12) Isserson va plus loin dans sa théorie et postule que la question de la rupture du front se pose également dans le cadre d’une guerre courte et d’une offensive initiale décisive puisque celle-ci, pour réussir, doit compter sur la vitesse et la surprise afin d’obtenir un succès stratégique avant que l’ennemi n’ait pu stabiliser la situation. Il faut donc être capable, en cas de rencontre avec des forces organisées, de les détruire pour éviter tout endiguement de l’offensive, ce qui revient à pouvoir immédiatement percer un front. Une dimension éclairante pour la guerre en Ukraine où l’incapacité russe à prendre de vive force Kharkiv, Mykolaïv, Kiev et le Donbass a conduit à un ralentissement général des opérations et donc à la capacité de l’Ukraine à résister à l’offensive initiale.

(13) Georgii S. Isserson, The Fundamentals of Deep Operations, ouvr. cité, p. 61.


Thibault Fouillet

areion24.news

Réunion à Bruxelles entre le secrétaire général de l’OTAN et les hauts responsables des services de renseignement

 

Le 19 novembre 2025, le secrétaire général de l'OTAN, Mark Rutte, a rencontré à Bruxelles les chefs des services de renseignement civil et des membres des services de renseignement militaire des 32 pays de l’Alliance. Par ailleurs, le Comité du renseignement civil (CIC) et le Comité du renseignement militaire (MIC) tenaient cette semaine leurs réunions plénières respectives et leur réunion plénière conjointe au siège de l’OTAN.

« Nous ne pourrions pas contrer les menaces toujours plus nombreuses et plus sophistiquées auxquelles notre Alliance est confrontée sans le concours des services de renseignement des pays membres », a déclaré le secrétaire général, avant de préciser : « le renseignement a un rôle essentiel à jouer : il nous permet d’affiner nos plans de défense, de mieux connaître les capacités de nos adversaires et de continuer d’apporter une aide à l’Ukraine ».

Pendant les réunions tenues cette semaine, les Alliés ont eu des discussions stratégiques sur des questions de renseignement essentielles et ont pu échanger avec de précieux partenaires de l’OTAN. À l’ordre du jour figuraient, entre autres, la guerre que la Russie mène, en toute illégalité, contre l’Ukraine, les relations que Moscou entretient avec la Chine, la Corée du Nord, le Bélarus et l’Iran, et l’avenir du renseignement à l’OTAN, notamment l’intégration des technologies émergentes et des technologies de rupture.

« Le conflit en Ukraine montre clairement que notre sécurité est un enjeu mondial, et non pas régional, d’où l’importance du renseignement », a déclaré Mark Rutte. Jamais auparavant les Alliés n’avaient partagé aussi rapidement et aussi efficacement des renseignements sur un aussi large éventail de sujets.

L’amiral Giuseppe Cavo Dragone, président du Comité militaire de l’OTAN, a souligné que chaque jour, les Alliés se voyaient rappeler qu’ils étaient confrontés à des menaces protéiformes. Il a ensuite ajouté : « Je suis toujours impressionné par la précision, la diversité et la qualité du renseignement OTAN. Ces travaux ont une grande importance pour le Comité militaire, pour les dirigeants et pour les services de l’OTAN, en ce qu’ils permettent de mieux appréhender l’environnement de sécurité actuel. »

Les réunions annuelles donnent l’occasion aux Alliés de discuter de la politique, de la stratégie et de la planification en matière de renseignement, et de mieux contribuer ensuite à la planification, aux opérations et à la prise de décision à l’échelle de l’Alliance. Outre les réunions plénières annuelles à Bruxelles, chaque comité se réunit régulièrement tout au long de l’année. 

nato.int

73 patrouilles sont dispersées depuis Lavey (VD) dans le cadre du Concours d'armée (CA) 2025

 

Les participants, tous volontaires, étaient un peu moins de 300 sur la ligne de départ au moment du coup de canon officiel. Sous les flocons, munis de leur vélo et de leur matériel vert militaire, les 73 groupes de quatre se sont lancés dans un concours qui allie conditions météorologiques extrêmes, défis logistiques et compétences tactiques.

Mission pour les patrouilleurs: travailler "la résilience", a expliqué lors de la journée des médias Raynald Droz, Commandant de la division territoriale 1. Cette dernière dirige l'événement, qui se déroule en trois jours et trois phases.

Le CA est ouvert à tout militaire de l'armée suisse astreint au service. Il s'inspire de l'ancien concours Swiss Raid Commando, interrompu pour des raisons financières et dont la dernière édition remonte à 2009.

ATS