Les Etats-Unis seront-ils désormais gérés comme une entreprise? Ce n’est pas une question en l’air. On y vient gentiment. Annoncé le 13 novembre 2024, le nouveau département de l’efficience (appelé «DOGE») créé par la future administration Trump sera attribué, dès janvier, à l’hyper-entrepreneur Elon Musk, patron de Tesla, de SpaceX et de Twitter.
Il pourra garder le contrôle de ses entreprises tout en intervenant dans la conduite du gouvernement, ce qui préfigure qu’il pourra exercer une influence sur le cadre réglementaire. Appliquant la mentalité business aux fonctions de l’Etat, Elon Musk se donne une année pour couper au moins un tiers des dépenses étatiques. C’est l’avènement de «Tesla sur D.C.».
Ou de la méthode Twitter. A la tête de la plateforme à l’oiseau bleu depuis 2022, le nouveau propriétaire a licencié 80% des effectifs. Ce serait l’équivalent d’un licenciement de 2,3 millions de personnes à l’Etat. Bien sûr, il ne pourra aller aussi loin, au gouvernement. Mais c’est uniquement parce que les fonctionnaires de l’Etat bénéficient de protections que n’avaient pas les employés de Twitter et qui pourraient le freiner. Reste que le terme «efficiency», souvent mal traduit par «efficacité», recouvre bien l’«efficience» des coûts, l’optimisation des ressources, la lutte contre le gaspillage.
Un laboratoire pour l’IA?
Il sera tentant pour Musk d’utiliser ce formidable terrain d’action qu’est l’Etat comme un laboratoire pour tester ses produits, et notamment l’IA. Il est certain que l’automatisation sera recherchée partout où c’est possible. C’est une «réforme structurelle drastique» que promet le communiqué de l’équipe Trump/Musk. Le département agira comme une sorte de consultant externe, «en partenariat» avec la Maison Blanche, pour «apporter une approche entrepreneuriale au gouvernement, jamais vue auparavant». Le tout va permettre de «libérer l’économie».
Certes, il est difficile de nier qu’il existe une lourde bureaucratie au niveau fédéral américain, dans ce pays hyperendetté qui n’a que rarement montré, dans son histoire, une capacité à la discipline budgétaire. Mais dans la vision trumpiste qui n’hésite pas à lancer «You’re fired» («vous êtes viré», allusion à son émission «The Apprentice»), s’inquiète-t-on du sort des personnes qui seront laissées sur le carreau et leurs familles?
En général, même dans un communiqué d’entreprise ou de banque, on fait preuve de responsabilité sociale en évoquant les licenciements potentiels et les mesures de replacement prévues. Si la réforme est drastique, les mesures d’accompagnement devraient l’être aussi. Mais dans le communiqué de l’équipe Trump, le sujet de l’emploi n’est nullement mentionné. Le signal n’est pas bon, quoi qu’en disent les enthousiastes de l’efficience. Le secteur public fédéral, qui est le plus gros employeur du pays, a une responsabilité sociale élevée et devrait consacrer autant de place à la réforme qu’à la gestion de ses conséquences.
Admiration et envie
Or il est frappant de constater que cette business-révolution à la tête des Etats-Unis a suscité une grande admiration dans nos milieux économiques et financiers. Sur LinkedIn, le communiqué DOGE a reçu plus d’éloges que de critiques de la part d’une communauté d’entrepreneurs, financiers et consultants irrités par les réglementations et épatés par le côté audacieux, novateur et business-friendly de la démarche Trump-Musk.
Un interlocuteur m’a répondu que «Virer des fonctionnaires qui ne font rien ne peut qu’être bénéfique pour l’économie». Pour un autre, il est temps de s’attaquer aux «planqués du secteur public». On parle de «création de valeur» pour les citoyens. On oppose ceux qui vivent la vraie vie des entreprises aux fonctionnaires sans expérience professionnelle.
Avec l’élection américaine, ces vieilles rengaines deviennent maintenant plus légitimes. Même certains qui critiquaient Trump jusqu’à récemment soulignent à quel point on aurait besoin des mêmes recettes en Europe, en Suisse, et à Genève. Evidemment, cette vision tient beaucoup du conformisme. Trump et Musk ont gagné, alors on commence à les mettre sur un piédestal. J’ai même croisé deux sosies d’Elon Musk en Suisse romande. Véridique.
C’est cette béatitude devant les gagnants du moment qui mène les gouvernements à idéaliser le privé et à faire toujours plus appel à des consultants, auxquels ils paient des fortunes. L’exemple de Macron, qui a fait intensivement appel aux conseils de McKinsey et d’autres consultants, mais aussi à ceux de Blackrock, n’est plus à démontrer. En Suisse, on assiste au même phénomène. Chaque année, la Confédération confie davantage de mandats à des consultants externes. L’opposition à cette évolution grandit d’ailleurs au Parlement.
Des milliardaires pour gérer des smicards?
Première objection: les gouvernements ne peuvent être gérés comme des entreprises. La première raison, c’est qu’on est élu. Les actionnaires, ici, c’est le peuple. Dans son ensemble. Du moins, tant que la démocratie est encore une réalité. Et les actionnaires des USA, ce ne sont pas tous des entrepreneurs milliardaires.
Ce sont en majorité des salariés aux besoins très différents de ceux qui vont gouverner le pays. Alors quand on parle d’efficience, il faut bien s’interroger: l’efficience pour qui? Si les ultra-riches n’ont aucun besoin de l’Etat (sauf pour sauver leurs entreprises et leurs portefeuilles gratuitement en cas de crise), les pauvres et les populations fragiles dépendent de l’Etat, car c’est leur ultime filet.
Certes, le langage de l’équipe Trump a convaincu une majorité d’électeurs, y compris paupérisés, car il a su parler de leurs préoccupations mieux que le camp Harris. Mais à présent que les dés sont jetés, les USA ont-ils les bonnes personnes au pouvoir pour s’occuper des problèmes aigus des Américains? Rendre le gouvernement efficient est sans doute un objectif pertinent.
Mais la réduction de l’Etat à portion congrue ne va pas aider les Américains dans leur vie de tous les jours. Leurs priorités se situent au plan des salaires, de la santé, du logement, de l’éducation, de problèmes récurrents comme les fusillades de masse. Ces problèmes sont éloignés d’un monde «multiplanétaire» et «multistellaire» rêvé par un Elon Musk qui, se situant au sommet de la pyramide de Maslow, a la tête dans les étoiles.
Elon Musk doit beaucoup à l’Etat
Deuxième objection: il est faux et caricatural de prétendre qu’il y aurait, d’un côté, les entrepreneurs, innovants, dynamiques et efficients, et de l’autre, le secteur public, inefficient, poussiéreux, avec des fonctionnaires lents et improductifs. Cette vision est peu crédible et fausse complètement la compréhension du système économique.
En réalité, ceux qui portent fièrement une vision ultra-libérale, qui pointent comme Elon Musk l’inefficience du public, doivent se souvenir combien ils doivent à l’Etat. Ont-ils oublié les sauvetages financiers et bancaires aux Etats-Unis, sans lesquels ce secteur serait resté en ruines, en raison de ses énormes dérapages, qui ont coûté au contribuable sur de multiples plans? Et que dire des multinationales du CAC 40, subventionnées en France à hauteur de montants équivalents à ceux de l’aide sociale?
L’Etat, ce monstre d’inefficience, est donc venu rattraper les plus gros ratés du privé, qui a curieusement oublié sa rengaine sur l’assistanat au moment où il en était bénéficiaire. Le premier à devoir beaucoup à l’Etat, c’est Elon Musk lui-même. Le self-made-man, venu en sauveteur restructurer un secteur public ronflant, ne serait jamais devenu première fortune mondiale sans l’Etat.
A ses débuts, Tesla peinait à lever des fonds. Jusqu’à ce que le groupe reçoive un prêt de 465 millions de dollars du Département américain de l’énergie. Les trois entreprises d’Elon Musk, Tesla, SolarCity et SpaceX, avaient ensemble bénéficié de quelque 5 milliards de dollars de soutien public sous formes diverses. Du jamais vu.
Mariana Mazzucato, économiste britannique, met en évidence cette réalité dans son ouvrage «The Entrepreneurial State»: les plus grands groupes tech américains, qu’on a longtemps représentés comme nés dans un garage et issus d’un pur esprit entrepreneurial, sont redevables à l’Etat. Sans lui, Apple et Google ne seraient rien. L’algorithme de recherche de Google a été initialement financé par la National Science Foundation (NSF), une agence publique américaine.
Pour développer les technologies qu’utilise Apple dans l’iPhone, il a fallu les contributions de recherche du CERN, du Département américain de la défense, de la NSF, de la CIA, de l’Université Stanford et de la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency). Cette dernière a investi des milliards dans les prototypes qui ont précédé des technologies commerciales comme le Windows de Microsoft, Google Maps, Linux ou le cloud. Aucun de ces géants n’aurait pu lui-même innover dans ces proportions, ni financer massivement la recherche qui a propulsé les révolutions informatique, internet et digitale.
Ces groupes ont ensuite rendu très peu à l’Etat. Ils bénéficient de lois monopolistiques trop conciliantes qui empêchent des concurrents d’émerger, comme l’explique Thomas Philippon dans «The Great Reversal». Mais on ne les entend pas beaucoup s’insurger sur une cartellisation aussi peu libérale. Ils ne partagent pas avec le secteur public leur mine d’or de méga-données qui aideraient à mener des politiques publiques plus informées et ciblées, mais qu’ils ont définitivement privatisées.
En outre, ces groupes paient le moins d’impôts possible, à l’instar des GAFA qui optimisent agressivement en Europe, et de Tesla, dont le patron nommé ministre avait déménagé au Texas en 2020 pour éviter l’impôt sur le revenu, économisant 1,1 milliard de dollars dès la première année. On voit que le privé se moque volontiers du public, mais que le premier est l’enfant gâté du second et que les flux sont à sens unique. Rien de tout cela n’est vraiment responsable et encore moins entrepreneurial.
Si le gouvernement avait été entrepreneurial lorsqu’il a financé ces technologies au départ, il aurait exigé en échange un partage des bénéfices équitable. Un flux en retour qui ne se limiterait pas aux impôts, qui ne font que financer les infrastructures nationales dont tout le monde bénéficie dès lors qu’il est sur ce territoire, mais qui serait le juste retour sur investissement d’un Etat bailleur de fonds.
Conflits d’intérêts décomplexés
Troisième objection: les conflits d’intérêts d’Elon Musk posent problème et semblent un élément saillant de cette future administration. Pratiqués de manière toujours plus décomplexée dans l’économie, ils deviennent ici une affaire d’Etat. Comme évoqué, l’homme d’affaires pourra garder le contrôle de ses entreprises. Dans un cadre politique éthique, ce serait impossible: le risque de le voir influer sur les réglementations dans un sens favorable à ses entreprises est trop évident.
Or cela ne pose aucun problème à l’administration Trump. Deuxième conflit d’intérêts, financier cette fois, l’idée d’Elon Musk de nommer son département DOGE. Ce clin d’œil non dissimulé à la cryptomonnaie dogecoin, dans laquelle il a investi depuis 2020, a fait exploser le cours, lui conférant potentiellement un enrichissement direct. Cette crypto avait été lancée comme un gag en 2013, pour se moquer des cryptomonnaies, et aurait pu avoir le destin d’un «shitcoin» comme un autre.
Sauf qu’elle a bénéficié d’une publicité inattendue de Musk lorsque en décembre 2020, il s’est amusé à tweeter «un mot: DOGE», suivi par une série d’autres tweets favorables. Cela a suffi à faire exploser le cours de 15’000% en 4 mois. Il est très probable que Musk ait conservé ses dogecoins depuis 2020, même s’il n’y a pas d’information transparente à ce sujet (une divulgation serait évidemment nécessaire).
A l’époque, cela lui a valu des accusations de manipulation de cours. Aujourd’hui, c’est bien d’un conflit d’intérêts qu’il s’agit, puisque l’annonce de son département a entraîné 250% d’envolée du dogecoin.
Pas d’alignement d’intérêts
Bref: doctrine problématique de supériorité du privé sur le public, alors que le premier a été financé, sauvé et subventionné maintes fois par le second; climat d’impunité importé du monde des affaires, conflits d’intérêts patents, référence à une crypto bidon comme credo d’efficience et de licenciements futurs. En termes de symboles, on a vu mieux.
Mais au final, la quatrième objection et la principale, Votre Honneur, je la formule en langage business: c’est l’absence d’alignement d’intérêts entre les deux businessmen milliardaires au pouvoir et la population d’un pays qui, dans sa large majorité, a des besoins aux antipodes des leurs. Ce concept d’alignement d’intérêt, cher au secteur financier et valeur cardinale de sa crédibilité, serait-il soudain tombé en désuétude dès lors qu’on bascule en politique?
En 2029, quel sera l’état de l’Amérique, où en seront les inégalités de richesses, les paramètres de développement humain, les réglementations et les impôts des entreprises, le degré de conflits d’intérêts, d’impunité du monde des affaires et de corruption institutionnelle? Cette corruption que la nouvelle administration prétend vouloir éradiquer, mais qu’elle contribue d’emblée à installer sous de nouvelles formes?
Aujourd’hui, les Etats-Unis affichent un déclin sur de nombreux paramètres. Taux de mortalité infantile record parmi les pays développés, espérance de vie en baisse, taux de pauvreté en hausse dans des régions désindustrialisées mais aussi dans des lieux où la croissance est très mal répartie comme L.A. et San Francisco, taux d’inactivité record. Ce dernier indicateur vient compléter le tableau trompeur d’un taux de chômage officiel qui lui, est plutôt bas, mais qui ne tient pas compte de toutes ces personnes sans emploi et ne cherchant pas à travailler; une définition que le BIT veut davantage prendre plus en compte pour mieux cerner les réalités modernes.
En tous les cas, il faudra faire un bilan précis et détaillé de la méthode Trump/Musk car le risque est de voir les paramètres socio-économiques du pays se détériorer plutôt que s’améliorer, et de nombreuses digues éthiques sauter au sommet de l’Etat. Il serait honnêtement surprenant que ce duo, au terme des 4 ans, n’ait pas avantagé les hauts revenus et les grandes entreprises aux dépens de tous les Américains, et n’ait pas accentué encore davantage les déséquilibres sociaux du pays.
Exercer le pouvoir politique suppose des responsabilités sociales élevées. Avoir le peuple pour actionnaire, c’est autre chose qu’avoir les investisseurs de Tesla pour actionnaires. Mais la démocratie est un vieux reste des idéaux des siècles passés. Des idéaux qui, depuis cet étrange mois de novembre 2024, semblent être devenus encore plus anachroniques.
Myret Zaki