Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mardi 25 mars 2025

Des membres de l'administration Trump s'en prennent à l'Europe dans un échange ultra secret divulgué par erreur


Le rédacteur en chef du magazine The Atlantic, Jeffrey Goldberg, a révélé dans un article, publié lundi 24 mars, avoir été inclus par erreur dans un groupe de discussion ultraconfidentielle de hauts responsables américains consacré à des frappes contre les rebelles houthistes au Yémen.

« Il semble pour l’instant que la chaîne de messages dont fait état l’article soit authentique, et nous cherchons à savoir comment un numéro a été ajouté par erreur », a confirmé lundi le porte-parole du Conseil de sécurité nationale, Brian Hughes.

Mardi, la Maison Blanche a assuré qu’aucune information confidentielle n’avait été dévoilée. « Aucun “plan de guerre” n’a été discuté » et « aucune information classifiée n’a été envoyée sur la discussion », a écrit sur X la porte-parole de la Maison Blanche, Karoline Leavitt. Dans la foulée, Donald Trump a estimé lors d’un appel téléphonique avec la chaîne NBC que l’ajout du journaliste à ce groupe de discussion confidentiel était « le seul pépin en deux mois, et finalement sans gravité ». Le président américain a ajouté que Mike Waltz, le conseiller à la sécurité nationale, avait « appris une leçon » avec cette erreur.

« Personne n’a envoyé de plans de guerre »

Dans un long article titré « Le gouvernement Trump m’a envoyé par erreur ses plans de guerre », le journaliste Jeffrey Goldberg a révélé avoir reçu à l’avance, par le biais de la messagerie Signal, le plan d’attaque détaillé des raids menés le 15 mars par les Américains contre ce groupe de rebelles du Yémen. « Le secrétaire d’Etat à la défense, Pete Hegseth, m’avait envoyé le plan d’attaque » deux heures avant que les frappes ne commencent, y compris « des informations précises sur les armes, les cibles et les horaires », écrit-il.

« Vous parlez d’un soi-disant journaliste sournois et très discrédité qui a fait profession de colporter des canulars à maintes reprises », a dans un premier temps répondu, lundi, Pete Hegseth, interrogé par des journalistes. « Personne n’a envoyé de plans de guerre et c’est tout ce que j’ai à dire à ce sujet », a-t-il ajouté.

L’existence même de cette boucle Signal, écrit Jeffrey Goldberg, paraît en contradiction avec les impératifs légaux encadrant les échanges entre officiels américains de ce niveau : ces derniers sont tenus d’utiliser des terminaux sécurisés pour aborder des sujets confidentiels, ainsi que de verser ces échanges aux archives de l’administration – ce qui n’a pas été le cas, selon le journaliste, qui explique que les paramètres choisis dans ce groupe Signal prévoyaient la suppression automatique des messages un certain temps après leur envoi.

« Dites-moi que c’est une blague », a écrit, sur X, Hillary Clinton, en réaction à ce sujet spécifique. Donald Trump avait attaqué sans relâche sa rivale à l’élection présidentielle de 2016 pour avoir envoyé des courriers électroniques officiels par le biais d’une messagerie privée quand elle était secrétaire d’Etat (2009-2013).

« Je déteste venir au secours des Européens »

Le journaliste explique que tout a commencé par une prise de contact, le 11 mars, émanant du conseiller à la sécurité nationale de la Maison Blanche, Mike Waltz, par le biais de Signal. Dans les jours qui suivent, il est invité à rejoindre un groupe de discussion et lit les messages que s’échangent dix-huit responsables de très haut niveau, dont, selon lui, le chef de la diplomatie, Marco Rubio, le patron de la CIA, John Ratcliffe, et le vice-président, J. D. Vance.

Ce dernier estime, selon des propos reproduits dans The Atlantic, que conduire les frappes serait une « erreur », car l’opération, en renforçant la sécurité du transport de marchandises en mer Rouge, bénéficierait surtout aux Européens.

« Si tu penses qu’il faut le faire, allons-y. C’est juste que je déteste venir au secours des Européens encore une fois », écrit J. D. Vance à l’intention de Pete Hegseth. Le ministre de la défense répond : « Je suis complètement d’accord, je déteste le comportement de profiteurs des Européens. C’est PATHÉTIQUE », mais il justifie l’attaque pour « rouvrir les liaisons » maritimes.

Après les raids, les membres du groupe de discussion se félicitent du succès de l’opération, avec de nombreuses émoticônes, selon le journaliste. Il dit avoir eu, jusqu’à ce que sortent les premières informations sur les frappes bien réelles, de « très forts doutes » sur la crédibilité de ce groupe de discussion. Il ajoute : « Je n’arrivais pas à croire que le Conseil à la sécurité nationale du président serait imprudent au point d’inclure le rédacteur en chef de The Atlantic » dans de telles discussions confidentielles.

Jeffrey Goldberg ne révèle pas, dans son article, les détails confidentiels sur le plan d’attaque, et assure qu’il a quitté le groupe de discussion après les frappes aériennes.

Donald Trump affirme « ne rien savoir »

Le 15 mars, les Etats-Unis ont effectivement mené d’importants bombardements sur des bastions rebelles au Yémen. Donald Trump a promis « l’enfer » aux « terroristes houthistes » et sommé l’Iran de cesser de soutenir ces rebelles, qui ont multiplié les attaques contre le commerce maritime au large du Yémen depuis le début de la guerre entre Israël et le Hamas dans la bande de Gaza, en octobre 2023. Les houthistes affirment que ces frappes américaines ont fait une cinquantaine de morts et une centaine de blessés.

Donald Trump, de son côté, a affirmé ne « rien savoir » de cette divulgation. « Vous m’en parlez pour la première fois », a assuré le président américain à la presse qui l’interrogeait à la Maison Blanche. Donald Trump « continue d’avoir la plus grande confiance dans son équipe de sécurité nationale, y compris son conseiller à la sécurité nationale, Mike Waltz », a ensuite assuré dans un court communiqué, la porte-parole de la Maison Blanche, Karoline Leavitt.

L’opposition démocrate au Congrès n’a pas tardé à réagir à cette divulgation accidentelle de plans militaires confidentiels à un journaliste par l’administration Trump. Le chef de la minorité démocrate au Sénat américain, Chuck Schumer, l’a qualifiée de « débâcle », et a appelé à une « enquête complète » sur l’affaire. « C’est l’une des fuites de renseignement militaire les plus stupéfiantes que j’ai lues depuis très, très longtemps », a-t-il déclaré dans l’Hémicycle. « C’est manifestement illégal et extrêmement dangereux », a tonné, de son côté, la sénatrice (démocrate) Elizabeth Warren, dénonçant « des débutants complets ».

lemonde.fr

Encore raté ? La DCA à l’offensive

 

24Défense contre avions, et bientôt défense contre drones ? Il va bientôt falloir être capable d’abattre tout objet volant. Mais l’expérience contre les avions démontre qu’il ne suffit pas de détecter et d’abattre : d’autres facteurs sont à prendre en compte.

La Défense contre avions (DCA) est un nom générique qui traduit bien la multitude des solutions appliquées au problème de la défense contre des aéronefs. Sans même compter les solutions prototypes ou les plans farfelus, telle la tornade anti-­bombardiers allemande en 1944, une grande variété de systèmes existent : défense passive par la fortification, par la discipline et la célérité des secours dans les centres urbains ou par la dispersion des cibles et par le camouflage en campagne ; défense active par les tirs de barrage (mitrailleuses, canons), par la destruction précise de l’attaquant (missilerie) ou par la contestation du contrôle de l’air à l’adversaire (chasse et interception aériennes). Les succès et échecs sont à l’avenant : les dirigeables allemands ont échoué sur l’Angleterre, Malte a brisé de multiples attaques aériennes de l’Axe, mais Rabaul a succombé à l’isolement et aux bombardements. La Luftwaffe a exercé un pouvoir d’attrition et d’effet tactique sur les flottes et les armées au début de la Deuxième Guerre mondiale, avant d’être tenue en échec par des défenses localisées en Union soviétique ou en Méditerranée et par une chasse anglo-­saxonne qui l’a dépassée.

Dans ces évènements, les canons et les mitrailleuses jouent un rôle, mais aussi les projecteurs, les radars, les guetteurs et autres « enablers »  ; tandis que des avions de chasse, voire des campagnes aériennes, parvinrent parfois à détruire une aviation sur ses bases ou à fragiliser sa logistique. À tous ces égards, la DCA est un objet complexe à considérer sur les plans technique et tactique, mais aussi opératif, voire stratégique. Si l’on se restreint aux armements sol-air, éventuellement suppléés par des intercepteurs, la DCA est de nature défensive à l’interface entre les milieux terrestre/naval et aérien. Il y a alors une simplification de l’équation militaire qui revient à compter le nombre de cibles détruites par rapport aux pertes subies par les appareils attaquants, elles-mêmes à relativiser avec la quantité de munitions utilisées de part et d’autre, et les pertes potentiellement subies par la DCA elle-­même. Les campagnes de bombardement au Vietnam ou en Serbie illustrent cette simplification.

Dans les deux cas, l’objectif était de détruire un tissu d’infrastructures et de positions militaires pour gagner un avantage dans le conflit, et l’enjeu technique y fut déterminant sur les pertes subies par les forces aériennes. Il fut assez simple, même pour les contemporains, de déterminer si tel ou tel système d’armes était à la hauteur ou non, et d’envisager son remplacement ou la correction de ses défauts. Et, particulièrement au Vietnam, les forces engagées furent considérablement transformées par rapport à ce qu’elles étaient avant le conflit : l’US Air Force et l’US Navy progressèrent dans leur usage du missile et de la bombe guidée, revinrent sur certaines de leurs certitudes (comme la massification des attaques), développèrent la guerre électronique et apprirent à lutter contre des défenses adverses étoffées. Il fut et reste encore, en revanche, plus difficile de juger de l’effet de la campagne aérienne, car les cibles étaient variées, réparables, et l’effet militaire de leur destruction ne s’observait qu’à long terme. La raison tient dans la nature globalement défensive des positions et des forces engagées par les Vietnamiens et les Serbes.

Or, et c’est l’objet de cet article, certains conflits présentent des bilans plus tranchés, en raison d’une nature différente : la DCA y est utilisée pour protéger les forces terrestres, et uniquement elles, sur un terrain où les infrastructures à cibler sont pratiquement absentes. Une attaque aérienne dans ces conditions produit alors trois formes d’effet, généralement distinctes :

• l’interdiction sur les arrières, c’est-à‑dire la destruction de la logistique et des mouvements ennemis en territoire ennemi ;

• le coup d’arrêt porté à une attaque, c’est-à‑dire l’immobilisation et l’incapacitation des feux portés par une force ennemie ;

• la destruction d’une force, cas dans lequel l’élimination du commandement, des soldats, des engins et le coup porté au moral enlèvent toute force combative à des unités.

Pour contrer l’un de ces trois effets, les systèmes de DCA doivent, en sus de l’adaptation au terrain (1) et à la situation tactique, avoir des qualités parfois contradictoires : grand rayon d’action, nombre suffisant pour défendre des forces largement déployées, concentration du feu pour rompre les attaques adverses les plus fortes, précision du feu pour infliger des pertes (2), coût et impact logistique restreints pour éviter qu’une empreinte trop forte ne réduise la capacité des forces terrestres à agir dans la zone couverte par la DCA (3), mobilité pour suivre les mouvements de ces dernières. À ces spécifications d’ordre général s’ajoutent les spécifications techniques pour répondre aux différentes formes prises par la menace, considérations auxquelles les armées ont répondu par la fameuse défense en « pelure d’oignon » allant du MANPADS (Man portable air defense system) à la batterie multivéhicules. Ce système de défense a démontré une certaine efficacité tant que l’écart technologique et numérique avec la force aérienne adverse n’était pas trop important (4). Mais bien souvent, dans le cadre d’une attaque terrestre, sa capacité à protéger des forces opérant offensivement a montré des limites.

Quelques exemples

De prime abord, cela étonne, car être à l’offensive apporte des avantages non négligeables aux systèmes lourds : capacité à concentrer les forces idoines (donc la DCA) avant de les mettre en branle et à constituer des stocks de munitions, effet de surprise, réduction de la capacité de l’aviation adverse à organiser sa réaction. Mais dans les exemples ci-dessous, aucun de ces facteurs n’a suffi.

1973

L’utilisation de SAM de fabrication soviétique par les forces arabes durant la guerre du Kippour est bien connue. Elle tient en échec la Heyl Ha’Avir, protégeant notamment les ponts sur le canal de Suez. L’attaque égyptienne initiale sur le canal de Suez se déroule bien, l’aviation israélienne compte 14 appareils perdus au soir du 7 octobre, rien que sur le Sinaï (5). Le front se stabilise vite, tel que l’a planifié l’armée égyptienne, tandis que sur le Golan l’armée syrienne mène des combats plus durs sur une ligne de front plus floue. Le 9 octobre au matin, Israël rapporte à Kissinger la perte de 14 Phantom, 28 Skyhawk, 3 Mirage et 4 Super Mystère (6) soit 10 % de son effectif total. Quelques modifications des tactiques, incluant le recours à des attaques en piqué et à des attaques de revers, et la coopération avions/hélicoptères dans l’attaque des sites SAM, permettent aux Israéliens de continuer à voler. Mais les pertes essuyées restent lourdes. Ce sont surtout les tirs d’artillerie et l’attaque blindée à l’ouest du canal de Suez qui, en détruisant au sol ou en chassant les batteries, ouvrent des trous dans la défense et permettent à l’aviation israélienne d’opérer plus librement. Mais celle-ci aura perdu une centaine d’appareils, en grande majorité du fait de la DCA adverse (7).

Au-delà de la lutte tactico-­technique, l’offensive du Kippour a fait apparaître une nette faiblesse au sein de la DCA arabe : la couverture des forces à l’offensive. En effet, après la première attaque-­surprise et la création d’une tête de pont par les 2e et 3e armées égyptiennes, la situation s’est figée : infanterie, artillerie et chars restent sous la protection des SAM. Seule la 1re brigade mécanisée s’avance imprudemment vers Ras Soudar, hors de portée des batteries SA‑6. Elle est alors immédiatement étrillée par des bombardiers Super Mystère qui attaquent en vol rasant pour éviter les tirs des SA‑2 et SA‑3 encore à portée. Enhardi par le succès défensif initial et appelé à l’aide par l’allié syrien, Sadate ordonne de nouvelles attaques : le 14 octobre, 260 chars égyptiens sur 500 sont détruits par les chars et l’aviation israélienne. La DCA égyptienne ne bouge pas, restant pour l’essentiel à l’ouest du canal. Les ponts égyptiens sont saturés par la consommation d’antichars, d’obus de chars et de munitions d’artillerie qu’il faut alimenter. Cette situation était en théorie tenable, puisqu’il était prévu que les Israéliens perdent leurs maigres réserves dans des contre-­attaques. Mais la contrainte posée par d’autres fronts (en l’occurrence le front syrien) a brisé ce fragile équilibre.

1980

Censée profiter du chaos généré en Iran par la révolution, l’attaque irakienne sur le chott El-Arab montre un schéma similaire. Face à une aviation iranienne mieux équipée, les Irakiens répondent par une attaque initiale sur ses terrains – plutôt ratée –, et par une abondante couverture de DCA basée sur des systèmes essentiellement soviétiques, et quelques autres européens. La couverture se montre efficace pour l’avance initiale, mais dès que les unités s’éloignent, commencent à manœuvrer ou abordent le relief des monts Zagros, les choses se compliquent. La couverture de DCA commence à se trouer, les Irakiens ne parvenant pas à intégrer un roulement de leurs batteries dans le flot de véhicules : au lieu que l’une se déplace pendant que l’autre reste en couverture, les ordres touchent les batteries par zone géographique et annulent donc la couverture d’un ensemble d’unités pendant plusieurs heures. Ailleurs, c’est la résistance acharnée de quelques points d’appui (8), souvent dans des villages, qui tord le front irakien et crée les trous.

La force aérienne iranienne exploite cette situation avec ses avions, et surtout ses hélicoptères d’attaque. Elle dispose de 200 AH‑1 Cobra, hélicoptères armés d’un canon M‑61 Vulcan de 20 mm et pouvant emporter des missiles TOW et des roquettes Hydra‑70. Exploitant le relief, ils s’attaquent particulièrement aux unités blindées. Mais leur plus grand succès est remporté contre la 4e division d’infanterie irakienne qui, après avoir rencontré une résistance, bascule pour la contourner via un « itinéraire bis ». Ce faisant, ses colonnes roulent parallèlement au front et sont attaquées aléatoirement sur toute la longueur, rendant inefficace la défense que tentent d’assurer les canons à tir rapide, trop peu nombreux pour couvrir l’ensemble du déploiement. Cet assaut héliporté brisera un pan de l’attaque irakienne, avec comme conséquences à long terme la formation d’un point faible et les encerclements d’Adaban et de Dizfoul.

2022

Ce schéma se retrouve en 2022. L’attaque russe, pour ce que l’on peut en savoir aujourd’hui, pariait sur une forte maîtrise du ciel qui aurait permis de neutraliser la manœuvre ukrainienne et de lancer des forces parachutistes en avant des colonnes. Face à l’atomicité de la résistance, équipée d’armes individuelles antichars, à des réactions locales rapides et agressives (par exemple dans la contre-­attaque sur Hostomel), ce modèle d’offensive bute un peu partout. Les blocages qui se créent, illustrés par des colonnes de blindés ou de camions immobilisés sur les routes, ne pouvant se disperser dans les champs boueux, sont « transformés » en points d’attrition grâce à l’action aérienne : des petits drones de l’unité Aerozdivka aux TB2, les frappes se multiplient et entraînent des pertes sensibles en véhicules. La conséquence stratégique n’est cette fois pas l’affaiblissement d’une portion du front, mais l’affaiblissement et l’isolement des colonnes, dont aucune n’atteindra Kiev (9). La DCA russe, visiblement prévue comme un auxiliaire de seconde zone pour obtenir le contrôle du ciel par rapport à l’aviation et aux frappes sur les bases aériennes ukrainiennes, a manqué pour contrer ces actions.

Plus tard, malgré la présence de systèmes de DCA d’origine russe et occidentale, la première phase de la contre-­offensive ukrainienne de 2023, sur la portion sud du front, s’est vue opposer des attaques de drones, mais aussi de couples hélicoptères/missiles tactiques de longue portée, représentés notamment par des Mil Mi‑28 équipés de missiles LMUR (Legkaya Mnogotselevaya Upravlyayemaya Raketa, « Fusée guidée polyvalente et légère »). Ici, le déploiement de la DCA ukrainienne avait été préalablement pensé, mais s’est avéré insuffisant pour couvrir la très basse altitude au-delà de quelques kilomètres. Enfin, l’Ukraine a plus récemment entamé une campagne de frappes sur les bases aériennes russes, qui pourrait avoir pour objectif non seulement de réduire les sorties de frappe à la bombe planante, mais aussi peut-être de préparer une prise de contrôle du ciel par les futurs avions devant être reçus.

La centralité de la défense aérienne

Trois guerres, trois offensives a priori bien parties, qui toutes butèrent sur deux problèmes identiques : la friction tactique au sol, d’une part, et l’incapacité à protéger les forces à l’offensive de la menace aérienne au-delà des premiers kilomètres, d’autre part. De ce deuxième point ressort un fait particulier : la vulnérabilité naturelle d’une force d’attaque moderne à l’action aérienne et la difficulté à la défendre lorsqu’elle passe à l’offensive. Un point qui suscite des interrogations lorsque l’on pense aujourd’hui aux opérations d’appui-feu réalisées par des drones tactiques armés (notamment les FPV – First person view), et que l’on considère que la plupart des défenses alignées contre cette menace sont basées à terre, pour partie fixes, et sur des véhicules lourds donc nécessitant un appui logistique et de manœuvre important. En effet, quels systèmes peuvent aujourd’hui contrer une attaque d’engins aériens sans pilote visant une unité d’attaque, qu’elle soit constituée d’infanterie ou de véhicules, blindés ou non ? Les solutions sont basées sur les brouilleurs, les armes légères ou lourdes à tir rapide, la missilerie. Quelques solutions complémentaires sont encore peu utilisées : drones d’interception hit-to-kill tels que des FPV, gros drones porte-filets, lasers…

Tous ces systèmes présentent un point commun : ils offrent une portée efficace d’une dizaine de kilomètres au mieux contre des drones d’observation ou d’attaque, mais sont plutôt imposants et donc vulnérables à des frappes. En revanche, leurs moyens d’action sont très différents. Si certains reposent sur l’électromagnétisme et sont susceptibles d’être contrés par des changements technologiques, au moins le temps de s’y adapter, d’autres sont pratiquement indépendants de la nature de la cible et peuvent frapper aussi bien une bombe planante qu’un drone, la principale limite étant alors l’obtention d’une ligne de visée dégagée et la cinématique de la cible. En raison de ces limitations, il apparaît qu’une force progressant à l’offensive se trouverait très rapidement assaillie par des drones d’attaque, et ce même si elle a trouvé un moyen de neutraliser les éléments qui lui faisaient face : en effet, en matière d’attaque terrestre, le principal obstacle à une progression en profondeur est souvent constitué par les deuxième et troisième lignes, ainsi que les réserves, plutôt que par la première ligne qui tient le front, aisément repérable et neutralisable. Or la relative légèreté des unités de drones tactiques leur confère une mobilité suffisante pour jouer le rôle de « pompiers » de la défense.

Ce phénomène a été fréquemment observé lors des attaques russes sur Bakhmout ou des tentatives ukrainiennes de franchissement du Dniepr : dans les deux cas, d’importants mouvements initiaux n’ont mené à rien de tangible, si ce n’est l’établissement de quelques têtes de pont, car les moyens mis en œuvre pour protéger l’avancée n’ont pas tenu assez longtemps. Ces moyens comprenaient notamment l’appui-­feu d’artillerie, la contre-­batterie et la lutte antidrone à l’aide de brouilleurs. Dans le cas du franchissement du Dniepr, le fleuve empêchait leur passage, tandis qu’à Bakhmout, ils furent parfois tout simplement détruits par d’autres moyens comme l’artillerie.

En matière de DCA donc, s’il faut partir à point, il faut aussi être un coureur de fond. Face à l’aviation moderne alignant des appareils complexes et donc relativement peu nombreux, il est envisageable d’effectuer des roulements avec les systèmes de DCA, de les protéger contre les autres modes d’attaque, leur portée offrant une « bulle de tranquillité » de plusieurs dizaines de kilomètres aux forces terrestres. Face aux drones en revanche, les dimensions de l’équation se réduisent et établir un maillage correct devient ardu. De plus, le rapport coût/capacité destructive des drones d’attaque rend les tactiques de saturation pratiquement inutiles : sauf peut-être avec l’engagement de drones terrestres (qui ne saurait être exclusif), une masse « financièrement abordable » de chars, de véhicules ou de fantassins ne pourrait être sacrifiée. Au-delà des pertes subies, c’est la désorganisation qui empêcherait de tirer de l’attaque autre chose qu’un grignotement de terrain. La solution qui permettra d’offrir une lutte antidrone suffisamment performante devra donc, soit par la portée, soit par le nombre, soit par la mobilité au plus près de l’attaque, offrir une solution capable d’accompagner les offensives au-delà de la dizaine de kilomètres. 

Notes

(1) Accessibilité, disposition optimale des sous-parties du système qui sont souvent distribuées sur plusieurs emplacements, champ de vision des capteurs non obturé par le relief.

(2) Et éviter de se retrouver dans une situation où la première attaque est contrée au prix de l’essentiel des munitions, et où les appareils adverses reviennent pour une seconde attaque sans opposition

(3) La difficulté consiste en effet à la cantonner à une « fonction support » des forces au lieu d’en faire une fin en soi.

(4) Cela a notamment été le cas sur mer ou dans la défense des centres urbains.

(5) Joseph S. Doyle, « The Yom Kippur War and the Shaping of the United States Air Force », Drew Paper no 31, Air University, Maxwell Air Force Base, Alabama (https://​media​.defense​.gov/​2​0​1​9​/​F​e​b​/​2​8​/​2​0​0​2​0​9​4​4​0​4​/​-​1​/​-​1​/​0​/​D​P​_​3​1​_​D​O​Y​L​E​_​T​H​E​_​Y​O​M​_​K​I​P​P​U​R​_​W​A​R​_​A​N​D​_​T​H​E​_​S​H​A​P​I​N​G​_​O​F​_​T​H​E​_​U​S​A​F​.​PDF).

(6) Ibidem.

(7) https://​nsarchive2​.gwu​.edu/​N​S​A​E​B​B​/​N​S​A​E​B​B​9​8​/​o​c​t​w​a​r​-​5​6​.​pdf

(8) Souvent tenus par les Pasdarans.

(9) Car les Russes ont attaqué en profondeur plutôt que d’adopter progression méthodique.

Simon Le Bouché

areion24.news

Curtis Yarvin, l’éminence grise de Donald Trump

 

Curtis Yarvin est la figure intellectuelle qui émerge de la galaxie trumpiste. Son projet politique, défini comme « néoréactionnaire », propose d’en finir avec l’idée démocratique et de structurer le gouvernement comme une entreprise dirigée par un monarque absolu.

Depuis l’investiture de Donald Trump et ses premières mesures de gouvernement, émerge le nom d’un mouvement intellectuel qui serait l’inspiration secrète de la nouvelle administration : la néoréaction, aussi désignée par l’expression « Lumières sombres » (Dark Enlightenment). À la tête de ce mouvement, le blogueur Curtis Yarvin, très proche de Peter Thiel, de Marc Andreessen (milliardaire et conseiller informel du président), mais aussi des cadres politiques comme J. D. Vance et Michael Anton. Yarvin aurait ainsi favorisé l’ascension politique d’Elon Musk et serait notamment à l’origine du plan Gaza.

Il semble difficile, à brûle-pourpoint, de déterminer avec précision l’influence des idées néoréactionnaires sur la nouvelle administration, ce qui supposerait de mener une enquête de terrain. Néanmoins, nous pouvons dès maintenant nous intéresser à la pensée néoréactionnaire.

D’où vient-elle ? Quelles sont ses propositions normatives ? En d’autres termes, en quoi consiste la théorie politique néoréactionnaire qui semble inspirer les premières mesures de la nouvelle administration ?

D’où vient la néoréaction ?

Pour saisir toute la spécificité du courant néoréactionnaire, il faut accepter de la voir comme une véritable contre-culture intellectuelle. La néoréaction émerge sur Internet, à travers des blogs et des forums, mais aussi à travers la rencontre virtuelle de deux figures clés : Curtis Yarvin et Nick Land. Nous pouvons isoler deux moments fondateurs dans la structuration de la constellation néoréactionnaire.

En avril 2007, Curtis Yarvin, un ingénieur américain, lance son blog Unqualified Reservations sous le pseudo Mencius Moldbug. Son premier texte, « A Formalist Manifesto », annonce avec grande clarté son projet politique. Yarvin se présente comme un libertarien convaincu, mais déçu. Le libertarianisme, qui vise la limitation ou la disparition de l’État au profit d’un libéralisme dérégulé, est « une idée évidente » qui « n’a jamais pu être appliquée en pratique ». L’erreur des libertariens est, selon lui, de voir leur idéologie comme « l’apogée de la démocratie », alors que celle-ci est fondamentalement « inefficace et destructrice » (Yarvin reconnaît à ce titre sa dette à l’égard de Hans-Hermann Hoppe, disciple de Rothbard).

Entre 2007 et 2008, grâce à un style provocateur et une grande productivité, Yarvin se constitue un contingent de lecteurs – principalement issu des cercles libertariens états-uniens. Rejetant avec fermeté le progressisme comme étant l’une des raisons pour lesquelles nous ne parvenons pas à nous défaire de l’absurdité démocratique, Yarvin se définit lui-même comme réactionnaire, ou même néo, post ou ultraréactionnaire. C’est le terme néoréactionnaire qui sera repris, à partir de 2010, pour décrire la néoréaction comme un mouvement intellectuel à part entière.

Le second moment tient à la découverte de Yarvin par Nick Land. Ce dernier est un ancien philosophe de l’Université de Warwick, figure de proue du CCRU, un collectif intellectuel d’avant-garde. Défendant une perspective « accélérationniste », Land critique le « misérabilisme » d’une gauche qui essaie vainement de contenir les effets néfastes du capitalisme, il faudrait au contraire épouser son mouvement et l’accentuer. Son accélérationnisme inconditionnel le pousse à adopter une position procapitaliste et à s’intéresser à la pensée de Yarvin. À partir de mars 2012, sur son blog Urban Future (depuis supprimé), il lui consacre une série d’articles intitulée « The Dark Enlightenment ». Cette série d’articles va conférer à la néoréaction une véritable notoriété en ligne et lui permettre de se constituer comme une contre-culture intellectuelle.

La théorie politique néoréactionnaire

S’il est une théorie politique néoréactionnaire, elle est à trouver sous la plume de Yarvin qui annonce l’ambition, dès son premier article, de « construire une nouvelle idéologie ». Si Yarvin la présente comme un dépassement du libertarianisme, il la décrit comme formaliste et néocaméraliste. Essayons d’expliquer ces termes.

L’élément fondamental de la pensée de Yarvin est la question de l’efficacité des systèmes politiques. Un modèle politique est bon s’il parvient à éviter la violence, c’est-à-dire l’apparition de conflits dont l’issue est incertaine. En cela, la politique est une lutte entre ordre et chaos au sein de laquelle « le bien, c’est l’ordre ».

Toute autre question, comme la pauvreté et le réchauffement climatique, est insignifiante. Il ne s’agit pas de réimaginer un ordre social plus juste, mais d’affermir l’ordre existant. Cette approche, que Yarvin nomme formalisme, n’a d’autre souci que de construire une ingénierie politique efficace.

C’est dans cette perspective formaliste que Yarvin analyse l’État américain comme une gigantesque entreprise complètement engluée dans son inefficacité. Parce que le personnel politique est enferré dans une mystique démocratique et dans une obsession de justice sociale, la politique américaine manque de cohérence. Personne ne sait vraiment qui est aux commandes, ni dans quel but.

Afin de régler le problème, Yarvin propose d’en finir avec l’idée démocratique et de restructurer le gouvernement sur le mode d’une entreprise souveraine (une SovCorp) dont la direction serait confiée à un PDG. Celui-ci prendrait les décisions gouvernementales les plus efficaces pour assurer la prospérité de l’État. Et si vous n’êtes pas satisfaits du service que propose ce gouvernement, vous n’avez qu’à vous en trouver un autre.

Pour Yarvin, cette réponse formaliste revient tout simplement à rétablir la monarchie absolue. En ce sens, il se déclare « royaliste », ou « restaurationniste », et considère que le PDG du gouvernement-entreprise n’est rien d’autre qu’un monarque.

Selon lui, la monarchie est une forme politique extrêmement stable, contrairement à la démocratie. Yarvin nomme son modèle « néocaméralisme », en référence au caméralisme de Frédéric II de Prusse (théorie mercantiliste, adossée à la monarchie, visant à accroître la prospérité économique de l’État).

Néanmoins, le caméralisme n’est pas le seul modèle auquel Yarvin se réfère. Les cités-États comme Dubaï ou Singapour sont, selon lui, des prototypes des futurs États néocaméralistes.

Éviter les confusions : néoréaction, conservatisme, « alt-right », « accélérationnisme »

Afin de ne pas se méprendre sur la nature idéologique de la pensée néoréactionnaire, il est important d’éviter certaines confusions intellectuelles.

Tout d’abord, bien que Yarvin soit un défenseur de l’ordre, nous n’avons pas affaire à une simple pensée conservatrice. Yarvin ne promeut pas la préservation de valeurs morales ou religieuses (il se présente d’ailleurs comme athée, ou non théiste).

Il condamne violemment les conservateurs qui, en miroir des progressistes, sont incapables de penser le pouvoir tel qu’il est. Selon Yarvin, les conservateurs sont consubstantiellement arrimés à la démocratie. Le caractère réactionnaire de la pensée de Yarvin se traduit dans une volonté de dissoudre le politique dans une ingénierie économique autoritaire (il loue à ce titre, la prospérité et l’« absence de politique » à Singapour, à Dubaï et à HongKong).

Si la néoréaction et l’alt-right partagent le refus du conservatisme traditionnel, ces deux courants ne nous semblent pas se confondre pour autant.

L’alt-right est populiste et à tendance suprémaciste, dans le sens où certaines composantes affirment clairement l’idée d’une supériorité raciale blanche. La néoréaction est, quant à elle, essentiellement formaliste et élitiste. Les néoréactionnaires méprisent le populisme comme étant fondamentalement démocratique : s’il y a un changement politique, il ne pourra venir que d’en haut.

Bien entendu, ces deux constellations intellectuelles ne sont pas imperméables et peuvent converger stratégiquement. Ainsi, lorsque Yarvin se défend de compter parmi les suprémacistes, il s’empresse de préciser qu’il les lit avec attention.

La néoréaction est parfois assimilée à l’« accélérationnisme » du fait de ses liens avec Nick Land. Si ces tendances convergent, il faut néanmoins être précis. Land est accélérationniste avant d’être néoréactionnaire. S’il considère la néoréaction comme un instrument efficace de destruction du « grand mécanisme de freinage » qu’est le progrès, elle reste un « accélérationnisme avec un pneu à plat » (« Re-Accelerationism », publié sur le site XenosystemNet, le 10 décembre 2013, depuis supprimé). Inversement, si Land a incontestablement contribué à sa popularité, Yarvin ne le cite pas et reste perméable à une perspective accélérationniste. La pensée néoréactionnaire est avant tout une pensée de l’ordre.

Arnaud Miranda

mondafrique.com

Dissuasion nucléaire russe : état des lieux et perspectives

 

L’échec initial de l’« opération militaire spéciale » (SVO), déclenchée par la Russie le 24 février 2022, et la guerre hétérotélique qui s’ensuivit, ont suscité la crainte d’un emploi de l’arme nucléaire par Moscou. Le Kremlin, qui dispose d’un des plus gros arsenaux de forces nucléaires au monde, a multiplié les mesures de dissuasion nucléaire à des fins agressives et coercitives dès la veille de la SVO, ce qu’il avait déjà fait en 2014-2015 au moment de l’annexion de la Crimée et de la subversion du Donbass. Si après la chute de l’URSS, la Russie, très affaiblie, avait abaissé son seuil d’emploi de l’arme nucléaire (1993-2003), elle avait fini par le relever, en 2010, dans un contexte de renforcement des capacités économiques et militaires de l’État.

Toutefois, la détérioration de la position géopolitique russe consécutive au déclenchement de la SVO ramène Moscou aux années 1990. Son incapacité à sauver le régime de Bachar el-Assad n’est qu’une des dernières manifestations de cette « marche à rebours ». La publication de la dernière doctrine nucléaire, qui reprend des termes et des idées de l’époque de l’abaissement du seuil, est tout aussi révélatrice. Comment interpréter la publication de cette doctrine ? Quels enseignements faut-il tirer de la théorie et de la pratique russes de la dissuasion ? Un emploi nucléaire russe dans le contexte de la guerre en Ukraine est-il crédible ?

En 1991, la question de la dissuasion et de ses mécanismes était relativement nouvelle pour l’armée russe. En dix ans, les élites militaires ont cependant rattrapé leur retard théorique. Héritières d’une doctrine de non-emploi en premier, ces élites ont progressivement amendé leur position, et ce, pour au moins trois raisons : une conscience aiguë des faiblesses conventionnelles de la Russie, l’attribution d’une puissance considérable aux armes conventionnelles modernes et, enfin, l’observation des actions, doctrines et stratégies occidentales, dont découlait, entre autres, la crainte d’une guerre régionale ou à grande échelle contre l’OTAN. Entre 1993 et 2003, la théorie militaire russe a ainsi prôné un élargissement de la dissuasion nucléaire aux guerres conventionnelles (à grande échelle dans un premier temps, puis régional et même local) et assumé un emploi préemptif de l’arme atomique dans ce cadre, pour empêcher une telle guerre ou dissuader l’adversaire de la continuer (deèskalaciâ), y compris dès le début du conflit.

Relèvement du seuil d’emploi

Progressivement, au cours des années 2000, la dissuasion nucléaire a été comprise dans un concept plus large : la dissuasion stratégique, qui a complété la composante nucléaire de la dissuasion avec les composantes conventionnelle puis non militaire et subversive, et qui a hérité des réflexions fondamentales des années 1990 sur la dissuasion. Dans ce cadre, qui enrichissait et consolidait l’échelle de dissuasion, le seuil d’emploi de l’arme atomique a été relevé dans la doctrine militaire publiée en 2010. Un double contexte expliquait ce relèvement du seuil : d’une part, la modernisation des forces conventionnelles russes, permise par l’amélioration de la situation économique intérieure et, d’autre part, un changement de perception des menaces probables, désormais tournée vers les conflits armés, les guerres locales (à la limite régionales) et les conflits hybrides, menaces contre lesquelles la dissuasion nucléaire était jugée moins efficace et face auxquelles Moscou jugeait avoir assez de répondant.

La dissuasion stratégique a été théorisée comme un ensemble. Préemptive, offensive, coercitive, pratiquée constamment, en temps de paix comme en temps de guerre, elle utilise tous les outils (militaires et non militaires) de façon intégrée et flexible. Elle a été aussi une incarnation — quasi paroxystique — de la théorisation du contournement de la lutte armée, puisqu’elle devait permettre, avec un recours fort et prioritaire aux moyens et méthodes non militaires (subversifs, indirects, asymétriques), soutenu par les composantes militaires (conventionnelles et non conventionnelles), d’atteindre des objectifs politiques de façon largement indirecte (1). Si la force armée directe devait être utilisée, cet emploi devait être limité, principalement démonstratif, relativement bref, final mais décisif. La dissuasion stratégique est en partie le fruit d’une théorisation — celle du contournement — et d’une culture stratégiques qui ont poussé l’État russe à prendre des mesures proactives et qui expliquent aussi bien le déclenchement de la SVO que son échec initial.

Les failles de la dissuasion stratégique russe

La SVO a montré trois failles théoriques et pratiques de la dissuasion stratégique. Premièrement, l’échec du contournement, dont les promoteurs ont dès le départ surestimé la capacité des moyens et méthodes indirects à atteindre des objectifs politiques décisifs. Deuxièmement, la surestimation des armes conventionnelles modernes (de haute précision, hypersoniques), y compris à capacité duale, conventionnelle et nucléaire (Iskander, Kinjal, Kalibr…), à la fois comme outil de dissuasion et comme instrument permettant la désescalade ou la cessation des combats en des termes favorables à la Russie via leur emploi sur le théâtre. Troisièmement, l’efficacité de la dissuasion nucléaire russe n’a été que relative : si elle a permis d’éviter la transformation de la guerre locale commencée en guerre régionale, d’une part Washington avait déjà annoncé qu’il n’interviendrait pas militairement et, d’autre part, elle n’a ni empêché l’Occident d’infliger de lourdes sanctions à la Russie ni permis de bloquer le processus d’aide à l’Ukraine, qui fut seulement ralenti.

En retour, les conséquences de la SVO et de son échec initial ont triplement remis en cause, au moins temporairement, la pertinence de la dissuasion stratégique russe, à la fois comme concept et comme système. Premièrement, la Russie a vu un affaiblissement de ses moyens non militaires d’influence sur l’Occident, ainsi que certains outils de subversion, comme la milice Wagner. Deuxièmement, sa force conventionnelle est durablement affaiblie à tous les niveaux (humain comme matériel) et discréditée. Quant à la composante nucléaire, elle a été progressivement décrédibilisée à mesure que les mesures dissuasives prises (principalement discursives — menaces et avertissements) s’avéraient sans effets, et que les « lignes rouges » russes étaient franchies.

Toutefois, le très relatif succès de la dissuasion nucléaire, l’attrition et l’épuisement des forces conventionnelles, ainsi que l’expansion de l’OTAN à la Finlande et à la Suède et l’affaiblissement économique et géopolitique de la Russie ont poussé les élites militaires russes, après le 24 février, à remettre l’accent sur le volet nucléaire de la dissuasion stratégique et à enjoindre Moscou de conduire des actions pratiques, réelles pour reconstruire la crédibilité de la dissuasion stratégique russe. Dans les faits, le Kremlin — dont l’objectif principal est de dissuader l’Occident de poursuivre son aide à l’Ukraine et de contraindre ce premier à modérer ce dernier — a emprunté cette voie dès le début de l’année 2023.

La première mesure fut de suspendre la participation de la Russie au traité New START (en février 2023), justifiée, selon Vladimir Poutine, par les attaques de drones ukrainiens (prétendument grâce au soutien technique occidental) contre des bases aériennes stratégiques russes en décembre 2022, et prise un mois après que les Occidentaux ont accepté de livrer des chars de combat à l’Ukraine.

Une deuxième étape fut la décision de transférer des armes nucléaires tactiques sur le territoire biélorusse (en mars 2023), en réponse à l’augmentation du niveau d’aide militaire occidentale à l’Ukraine et, officiellement, à des déclarations britanniques sur la livraison à l’Ukraine d’obus contenant de l’uranium appauvri. Moscou a par ailleurs révoqué sa ratification du traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE) en novembre 2023. En outre, le Kremlin a organisé, en mai 2024, des exercices simulant l’emploi d’armes nucléaires tactiques (les premiers depuis la chute de l’URSS) en réponse aux déclarations d’Emmanuel Macron sur l’envoi possible de « troupes au sol » en Ukraine.

Une nouvelle doctrine à l’œuvre

Quelques mois plus tard, en novembre 2024, une nouvelle doctrine nucléaire a été adoptée, en réponse aux propos du président français et à l’invasion du territoire russe par l’Ukraine, et ce, dans le contexte de l’élection américaine, dont le gagnant, Donald Trump, a semblé sensible aux menaces russes de Troisième Guerre mondiale et d’apocalypse nucléaire. Enfin, l’autorisation donnée à Kyiv par Washington de frapper le territoire russe avec des missiles longue portée a conduit Moscou — qui venait de surcroit de publier sa nouvelle doctrine nucléaire — à opérer une frappe conventionnelle avec un missile balistique terrestre de portée intermédiaire (IRBM), l’Oreshnik, à capacités duales. De nombreux missiles russes utilisés contre l’Ukraine ont une capacité duale mais l’Oreshnik, d’une taille et d’une portée bien supérieures, envoie un message plus fort, visant à tétaniser l’Europe et à découpler les États-Unis et l’Europe. De façon révélatrice, Poutine, après le tir, a invité les dirigeants occidentaux qui « envisagent d’employer leurs contingents militaires contre la Russie » à y « réfléchir sérieusement ».

Si la publication de la nouvelle doctrine doit être comprise comme une mesure de dissuasion (concrète) dans le cadre de la guerre en Ukraine, elle s’inscrit aussi et surtout dans une perspective de moyen et long terme, dans le rapport de forces avec l’Occident, au-delà de l’Ukraine. Prévisible, l’abaissement du seuil contenu dans la doctrine s’adapte au nouveau contexte créé par la SVO et son échec initial, ramenant la Russie aux années 1990 : affaiblissement des forces conventionnelles et non militaires (en Occident) d’une part, et changement de perception des menaces (crainte ravivée d’une guerre conventionnelle avec l’OTAN) d’autre part.

Il est d’ailleurs frappant de voir qu’elle contient des idées et des formulations très proches de celles avancées par la théorie et les doctrines à l’époque de l’abaissement du seuil, quand la Russie se sentait vulnérable : similitudes entre les notions de « situations critiques » (2000) et de « menaces critiques » (2024) ; emploi des notions de « souveraineté » et d’« intégrité territoriale » (2024), que sous-entendait à l’époque celle de « sécurité nationale » (2000), et qui remplacent donc l’expression de menace à « l’existence même de l’État », laquelle marquait un relèvement du seuil en 2010. En outre, les doctrines militaires de 1993 et 2000 n’excluaient pas un emploi en cas d’attaque contre la Russie et ses alliés menée ou soutenue par un État non doté « conjointement » ou « en présence d’obligations alliées » avec un État doté. La nouvelle doctrine ressuscite en partie cette condition, en expliquant qu’une agression contre la Russie et ses alliés de la part d’un État non doté avec la « participation » ou le « soutien » d’un État doté est considérée comme une attaque « conjointe ». L’ajout d’autres conditions et de « dangers militaires » pouvant se transformer en « menaces militaires » confirme l’abaissement du seuil d’emploi. Compte tenu de l’affaiblissement géopolitique de la Russie depuis le 24 février 2022, il sera de plus en plus indispensable de se retourner vers les réflexions et leçons stratégiques qu’elle a produites dans la période 1991-2003.

Moscou, convaincu de la faiblesse psychologique de l’Occident, a un style très agressif de gestion de l’escalade : s’il fait des déclarations extrêmes, les actions concrètes sont, elles, beaucoup plus modérées. Un cycle qui entache la crédibilité d’une dissuasion nucléaire mal dosée — même si ces menaces font effet sur des publics et des personnalités qui comptent, comme Trump et une partie de ses partisans —, dont les conséquences sont souvent temporaires, et qui pourrait dégénérer par effet de frustration. Cependant, l’expérience de la pratique russe de la dissuasion nucléaire et l’état du rapport de force en Ukraine, favorable à la Russie, invitent à relativiser ces menaces, même dans le cadre de la nouvelle doctrine. Des circonstances très peu probables (à ce stade) devraient être réunies pour que Moscou prenne des mesures dissuasives vraiment fortes qui montreraient une réelle volonté d’employer l’arme nucléaire.

L’Occident devrait moins craindre l’utilisation d’armes nucléaires dans le cadre de la guerre en Ukraine ou une guerre à grande échelle déclenchée par la Russie contre l’OTAN qu’une poursuite du contournement par l’augmentation des actions non militaires et militaires indirectes de Moscou sur les territoires des États occidentaux, sans parler des États baltes, de la Finlande, de la Moldavie et de la Géorgie, où de telles actions pourraient se terminer, si nécessaire, par une SVO réussie cette fois-ci.

Note

(1) Dimitri Minic, Pensée et culture stratégiques russes : du contournement de la lutte armée à la guerre en Ukraine, Maison des Sciences de l’Homme, 2023.

Dimitri Minic

areion24.news

Abbas envisage de remplacer son chef des services de renseignement

 

Le chef de l’Autorité palestinienne (AP), Mahmoud Abbas, prévoit de remplacer son chef des services de renseignement de longue date, Majed Faraj, ce qui marquerait la fin d’une purge plus large des chefs de la sécurité à Ramallah qui a commencé il y a plusieurs mois, ont déclaré au Times of Israel un responsable palestinien, un diplomate européen et une source palestinienne proche du dossier.

Faraj est l’un des plus proches confidents d’Abbas et s’est efforcé de renforcer la coordination en matière de sécurité avec Israël en Cisjordanie depuis qu’il est devenu chef du Service général de renseignement de l’AP en 2009.

Mais Abbas subit une pression croissante de la part de ses alliés arabes et occidentaux pour réformer l’AP et faire place à une nouvelle génération de dirigeants, afin que l’AP soit mieux équipée pour assumer la tâche plus vaste de gouverner à nouveau Gaza après la guerre.

fr.timesofisrael.com