Vladimir Poutine a été accueilli en grande pompe à New-Delhi les 4 et 5 décembre derniers pour célébrer les 25 ans du partenariat stratégique indo-russe. Sa délégation était vaste, les thèmes de discussion nombreux, mais pas d’annonce majeure sur l’énergie ou les contrats de défense. Narendra Modi garde manifestement des cartes en main pour finaliser ses négociations avec Washington.
Accueilli personnellement par Narendra Modi à sa descente d’avion pour un dîner en tête à tête, hôte d’un banquet d’Etat offert en son honneur au Rashtrapati Bhavan – le palais présidentiel – par la présidente de la République indienne Droupadi Murmu, co-président d’un forum d’affaires réunissant la fine fleur des grandes entreprises de deux pays, Vladimir Poutine a bénéficié d’un accueil exceptionnel durant son séjour de 48 heures en Inde. Cette visite est pour lui la dixième en tant que président de la fédération de Russie. Elle est l’occasion de fêter le 25ème anniversaire du « partenariat stratégique » qu’il avait établi en octobre 2000 avec le premier ministre indien de l’époque, Atal Bihari Vajpayee.
Lors d’une conférence de presse conjointe le 5 décembre, Narendra Modi soulignait que « l’amitié entre l’Inde et la Russie a réussi à surmonter les nombreuses crises internationales des dernières décennies, et nos relations restent fondées sur le respect mutuel et une profonde confiance. » Continuité, respect mutuel et confiance sont les mots clés d’une communication conjointe qui s’adresse manifestement d’abord aux Etats-Unis, mais également à la Chine, qui n’a pas le monopole de l’« amitié sans limites, » voire à l’Union européenne qui cherche encore à peser sur les choix stratégiques de l’Inde. La réalité des relations bilatérales est en fait loin d’être stable. Elle est certes marquée par une dynamique incontestable ces dernières années mais aussi par des enjeux en constante évolution.
Des échanges commerciaux en rapide mutation
Jusqu’au lancement de l’« opération spéciale » déclenchée par Vladimir Poutine en Ukraine en février 2022, les relations économiques entre l’Inde et la Russie avaient une portée modeste, avec un commerce bilatéral limité à 12 milliards de dollars. La Russie exportait sur le marché indien des quantités restreintes de pétrole et de charbon, des perles naturelles et des fertilisants. L’Inde exportait encore moins vers le marché russe (un peu plus de 3 milliards de dollars en 2021, soit à peine 0,6% de ses exportations globales).
Les choses changent brutalement avec l’invasion de l’Ukraine. L’Inde, officiellement neutre face à ce conflit, profite de l’embargo occidental sur les produits énergétiques russes et des « discounts » (environ 12 dollars par baril) que lui propose la Russie pour acheter massivement du pétrole et du charbon russe. En trois ans, la part de la Russie dans les importations indiennes de pétrole brut passe de 2,5 à 36%, selon une étude de la Carnegie Foundation publiée le 20 novembre dernier. Les exportations indiennes vers la Russie ne progressent en revanche que modestement et le déficit bilatéral de l’Inde explose, frôlant les 60 milliards de dollars en 2024.
Source : International Trade Center
Le 27 août dernier un nouveau choc géopolitique déstabilise la dynamique des échanges énergétiques entre la Russie et l’Inde. Donald Trump décide de taxer les exportations indiennes à 25%, auxquels s’ajoutent 25% supplémentaires en raison des achats massifs de pétrole en provenance de Russie. Trump renforce la décision du 27 août en ciblant directement les compagnies russes Lukoil et Rosfnet, qui livrent 60% du pétrole destiné à l’Inde (une décision qui a pris effet le 21 novembre). L’exaspération en Inde est d’autant plus forte qu’elle est le seul pays à être sanctionné pour acheter des produits énergétiques russes. La Chine, premier importateur de la Russie, ne l’est pas. L’Union européenne non plus, ou du moins pas encore.
Cette anomalie a été soulignée par Vladimir Poutine dans une interview donnée à India Today à la veille de sa visite : « les Etats-Unis nous achètent de l’uranium enrichi pour leurs centrales nucléaires. C’est aussi du combustible. Si les États-Unis se donnent le droit de nous acheter du combustible, pourquoi l’Inde devrait-elle être privée d’un tel droit ? »
Diversification et rééquilibrage
Au-delà du débat sur le pétrole, la visite de Vladimir Poutine est l’occasion pour l’Inde, qui a besoin de nouveaux débouchés pour compenser les barrières tarifaires érigées par les Etats-Unis, d’accroître et diversifier ses exportations vers la Russie. Le président russe a affiché son ouverture sur le sujet, déclarant que « la Russie est prête à accroître significativement ses achats de biens et services indiens, en tenant compte de son excédent commercial. » La cible d’un commerce bilatéral porté à 100 milliards de dollars en 2030 a été fixée dans le communiqué conjoint publié à l’issue de la visite.
Plusieurs accords signés se situaient dans cette optique de rééquilibrage. La Russie a élargi la liste des entreprises indiennes autorisées à exporter des produits laitiers et des fruits de mer sur le marché russe. Le groupe russe Ultrachem a signé une lettre d’intention avec plusieurs entreprises indiennes du secteur des fertilisants pour la création à proximité de la frontière entre les deux pays d’une usine de production d’urée de grande capacité qui permettra de réduire les coûts de la filière pour les opérateurs indiens. Les douanes des deux pays ont signé un protocole d’accord pour la facilitation des échanges. Les discussions s’accélèrent pour la signature d’un traité bilatéral de protection des investissements et la mise en place d’un accord de libre-échange entre l’Inde et l’Union économique d’Eurasie.
Sur le plan monétaire, le recours aux devises des deux pays est déjà très avancé. Il atteindrait plus de 90% du commerce bilatéral selon les sources russes, essentiellement parce que l’Inde achète le pétrole russe en roupies, ce qui constitue clairement un avantage supplémentaire pour New Delhi (c’est aux Russes de se débrouiller avec leurs avoirs en roupies qui s’accumulent dans le système financier indien).
La coopération dans le nucléaire civil était également au cœur des discussions, avec comme projet phare la centrale nucléaire de Kudankulam, dont deux tranches sont en fonctionnement et quatre autres en phase de finalisation, ainsi que la recherche d’un nouveau site, le lancement d’une coopération sur les petits réacteurs et les projets de retraitement. L’Inde s’est fixé des objectifs très ambitieux dans le nucléaire civil : porter la capacité de production électrique d’origine nucléaire de 9 gigawatts aujourd’hui à 100 Gigawatts en 2047 (date du centième anniversaire de l’indépendance). La Russie fait clairement partie des partenaires majeurs dont elle a besoin pour s’approcher de cette cible.
Un accord de facilitation pour les échanges de travailleurs qualifiés est en phase de finalisation, pour augmenter la présence en Russie des travailleurs indiens dans différents domaines – construction, santé, tourisme – dans un contexte où la Russie connaît un déficit structurel de travailleurs qualifiés.
Ces perspectives sont bienvenues pour l’Inde mais restent modestes par rapport aux deux enjeux majeurs que représentent l’énergie et la défense.
Modi très prudent sur les sujets clés
Face aux sanctions américaines sur le pétrole, Vladimir Poutine a promis des « fournitures ininterrompues de produits pétroliers à l’Inde. » Narendra Modi ne s’est pas exprimé directement sur le sujet. S’agissant de l’Ukraine, il a souligné que l’Inde n’était pas neutre, mais qu’elle soutenait « la paix. » Pour autant, aucune mention de l’Ukraine ne figure dans le communiqué conjoint. L’article publié dans le Times of India le 30 novembre par les ambassadeurs de France, d’Allemagne et du Royaume Uni intitulé « le monde veut la fin de la guerre en Ukraine, mais la Russie ne paraît pas sérieuse en matière de paix » a été jugé « inacceptable » par les autorités indiennes.
Brahma Chellaney, professeur d’études stratégiques au Center for Policy Research de New-Delhi, donnait, lors d’un débat récent organisé par la chaîne d’information Al Jazeera, des éléments de contexte intéressants sur l’attitude indienne face aux sanctions américaines. Il rappelait qu’en 2019 les Etats-Unis avaient menacé de sanctions les pays qui continueraient à acheter du pétrole iranien au moment où Washington s’était retiré de l’accord de non-prolifération nucléaire avec l’Iran. L’Inde avait fini par accepter de ne plus acheter de pétrole iranien. La Chine en avait aussitôt profité pour accroître ses propres achats à des prix très compétitifs, devenant à bon compte le principal acheteur de pétrole iranien. L’Inde était apparue comme le « looser » de cette séquence géopolitique et il n’est pas question pour Narendra Modi de recommencer.
Pour autant les opérateurs indiens ne peuvent pas ignorer les sanctions américaines. Ils ont commencé dès le mois de novembre à réduire leurs achats de pétrole russe. La chute pourrait atteindre plus de 30% au cours du dernier trimestre de l’année 2025. Dans le même temps, les opérateurs indiens ont commencé à acheter davantage de pétrole américain (un demi-million de barils/jour fin octobre 2025). A défaut d’un engagement formel de ne plus acheter de pétrole russe qui est clairement inacceptable pour Modi, un réajustement à la baisse des livraisons russes et à la hausse des livraisons américaines est en cours, en attendant une hypothétique avancée sur le règlement du conflit avec l’Ukraine.
La même prudence caractérise l’attitude de Modi en matière de défense, où la Russie demeure le premier partenaire de l’Inde. Alors que Moscou annonçait des accords possibles en matière de missiles sol-air et de contrats aéronautiques, rien n’a été officialisé à l’issue de la rencontre entre les deux ministres de la défense. Une première partie du problème vient de la Russie elle-même, qui a le plus grand mal à respecter les délais des contrats en cours, en particulier celui relatif aux missiles sol-air S400, en raison des priorités liées à la guerre en Ukraine. Une autre partie vient de l’Inde, qui accorde une priorité maximale à la localisation de son industrie de défense, ce qui retarde les décisions sur les grandes commandes d’aéronautique militaire. Les discussions sur la livraison par la Russie du SU57, chasseur furtif de cinquième génération, se heurtent probablement à cette exigence indienne. Une troisième partie est liée aux discussions en cours avec Washington, qui ont également un volet militaire important.
Globalement, la visite de Vladimir Poutine en Inde est caractéristique du jeu d’équilibre instable auquel se livrent actuellement les quatre grandes puissances de la planète (Etats-Unis, Chine, Inde et Russie) pour préserver les alliances traditionnelles, gagner des points dans les rivalités stratégiques, diversifier les partenariats et mettre au premier plan l’intérêt national, l’Union européenne apparaissant comme un « junior partner » dans ce complexe jeu de Go.
Narendra Modi n’accueillera pas Donald Trump en Inde avant la fin de l’année pour le prochain sommet de la Quad (dialogue quadrilatéral pour la sécurité réunissant Etats-Unis, Inde, Japon et Australie) dont il sera l’hôte. A la demande américaine, la rencontre a été reportée au premier trimestre 2026, ce qui signifie que les discussions bilatérales en cours sont laborieuses. On peut cependant parier qu’elles vont aboutir car un axe Inde/Etats-Unis plus stable est dans l’intérêt des deux pays.
Hubert Testard