Associés à la robotique, les systèmes d’intelligences artificielles rendent actuel ce qui relevait jusqu’alors de la science-fiction : l’avènement des robots humanoïdes, mais surtout leur démocratisation et leur généralisation. Avec quelles conséquences ?
Dans sa Théorie générale de la population, l’économiste et démographe français Alfred Sauvy affirmait : « Despote conquérant, le progrès technique ne souffre pas l’arrêt. Tout ralentissement équivalant à un recul, l’humanité est condamnée au progrès à perpétuité. » (1)
Certes, il serait nécessaire de s’entendre sur ce que veut dire « le progrès », mais la sentence tombe comme une condamnation sans appel, à l’heure où l’humain est toujours plus près d’atteindre son vieux rêve démiurgique de créer un être artificiel qui serait, selon la formule religieuse, « à son image ».
La longue tradition de rationalisme scientifique qui nous porte à croire que l’humain n’est rien d’autre qu’un composé d’une substance matérielle et d’une substance immatérielle, toutes deux duplicables par des artifices techniques, associée à une croyance profondément ancrée dans le progrès technique comme panacée des maux de l’humanité, nous ont amenés à développer des technologies souvent fascinantes, et parfois inquiétantes.
On prête à Albert Einstein l’affirmation selon laquelle « le progrès technique est comme une hache qu’on aurait mise dans les mains d’un psychopathe ».
Au vu des avancées récentes en matière d’intelligence artificielle (IA), on serait tenté de lui donner raison.
En octobre 2022, à l’occasion du Tesla AI Day, Elon Musk présentait deux prototypes du robot humanoïde Optimus, dont Tesla envisage de produire « des millions d’unités », avec pour objectif assumé de « transformer la civilisation », d’offrir « un avenir d’abondance, un avenir où il n’y a pas de pauvreté, où les gens auront ce qu’ils veulent en termes de produits et de services ». Vaste projet s’il en est, qui démontre à quel point la robotique est entrée dans certaines cultures et témoigne de notre acculturation lente mais irréversible à la cohabitation programmée avec ces humains artificiels. Cohabitation qui ne peut qu’interroger, tant ses impacts — au moins ceux prévisibles — sont préoccupants.
Produits de la foi dans le progrès technique et d’une certaine forme d’hédonisme d’une partie de l’humanité, les machines anthropomorphes dupliquant tant le corps que l’esprit humain sont ainsi en passe d’investir le quotidien de millions de personnes. En 2024, le même Elon Musk annonçait d’ailleurs la production de 10 000 unités d’Optimus d’ici fin 2025, robot rendu de plus en plus accessible par l’industrialisation de la production qui permettrait de le commercialiser en dessous de 20 000 dollars.
Vous avez dit « robot humanoïde »?
Le robot humanoïde, c’est-à-dire « ressemblant à l’humain » (qu’il soit androïde, avec l’apparence d’un homme, ou gynoïde, avec l’apparence d’une femme), est né dans les années 1990 au Japon, avec pour objectif de remplacer l’humain dans l’accomplissement de certaines tâches répétitives et dangereuses.
Rendus célèbres par la pop culture, notamment américaine, les robots d’apparence humaine (anthropomorphes) font désormais partie de notre univers mental. Du célèbre Terminator aux « réplicants » de Blade Runner, en passant par les hôtes biomécaniques de Westworld, le robot Sonny du film I, Robot, ou encore les humanoïdes de la série Real Humans : 100 % humain, de Goldorak du studio Toei Animation à Astro Boy d’Osamu Tezuka, ces duplications physiques et intellectuelles de l’humain sont sujettes à tous les fantasmes.
Pour autant, le robot humanoïde n’est pas un fantasme récent. L’idée même d’un être artificiel semblable, au moins physiquement, à l’humain est ancienne. On le retrouve 2000 ans avant l’ère chrétienne dans le Mythe d’Atrahasis, également appelé Poème du Supersage, dans lequel les dieux créent l’humain, sous forme de figurines masculines et féminines, pour exécuter les tâches laborieuses (2). Les humains sont alors conçus pour être les objets servant des dieux, comme l’automate puis le robot humanoïde seront des objets servant des humains.
On retrouve cette même idée de l’homme créé à partir d’eau et de terre par Prométhée dans la mythologie grecque, auquel Athéna insufflera la vie, ainsi que dans la tradition judéo-chrétienne (Genèse 2:4-25).
Puis ce sera au tour de l’humain de créer un être pour le libérer de certaines tâches et le servir. Ce seront les fameux automates du dieu Héphaïstos, servantes en or et autres tripodes animés destinés à servir les mets aux dieux de l’Olympe, mentionnés dans l’Illiade d’Homère dès le VIIIe siècle avant l’ère chrétienne.
L’histoire de l’humanité sera ainsi traversée par cette volonté de créer un être artificiel, pour servir l’homme, mais aussi pour le divertir, comme ce fut le cas à la Renaissance avec l’apparition de machines extraordinaires aux rouages obscurs et qui laissaient à penser que leurs actions relevaient d’une forme de magie ou de l’aboutissement d’un processus intelligent. On ne peut ici s’exempter de faire une comparaison avec l’intelligence artificielle, tout aussi obscure pour le commun des mortels, et porteuse du même mythe de l’intelligence.
Des automates d’Héron d’Alexandrie au robot Nao, en passant par Al-Jazari et son Livre de la connaissance des mécanismes ingénieux ; le Lion d’Or de Léonard de Vinci ; les karakuri ningyō [poupées mécaniques] japonaises ; les automates de Vaucanson ou de Pierre Jacquet-Droz ; les robots de Karel Čapek ; la thaumatopoeïque, branche de la mécanique qui imite les mouvements du vivant, a toujours fasciné l’humain au point de lui faire créer ces machines humanoïdes aujourd’hui sur le point d’envahir nos vies.
De multiples impacts sur la scène internationale
Cette incursion massive des robots humanoïdes dans nos univers n’est évidemment pas sans conséquence. Sans se perdre dans un exercice de futurologie hasardeux, et bien que de manière générale, vu la vitesse à laquelle évoluent les technologies, tout devient envisageable, il est tout de même possible d’identifier, sans prétention d’exhaustivité, quelques-uns de ces impacts.
Sur le plan militaire, la possibilité de remplacer les soldats par des machines ne peut laisser indifférent. Que des robots humanoïdes puissent se substituer aux humains pour affronter les risques de la guerre permet autant d’épargner des vies humaines que d’offrir aux politiques un moyen confortable d’abaisser le seuil d’entrée en guerre, mais aussi de se soustraire aux responsabilités inhérentes à l’envoi de troupes combattantes. Il ne faudra pas longtemps pour que des robots tels le célèbre Atlas de Boston Dynamics, aujourd’hui propriété de Hyundai, soient équipés d’armes et envoyés au combat.
Pour autant, la possibilité de conflits entre robots ne semble pas réaliste, étant entendu que la guerre doit, pour faire plier l’adversaire, toucher à l’humain. En contrepartie, l’utilisation de robots humanoïdes contre des humains est envisageable mais serait couteuse financièrement.
Par ailleurs, l’utilisation de telles machines permettrait de s’affranchir du cadre actuel du droit international, notamment des Conventions de Genève et de leurs Protocoles additionnels, qui, à l’image des discussions en cours depuis vingt ans au sujet des systèmes d’armes létales autonomes, ne prévoient pas l’utilisation de ces technologies.
Autre risque à envisager, la prise en charge de la défense et des affaires militaires par les grandes entreprises technologiques et les acteurs privés fournissant les équipements et logiciels nécessaires au fonctionnement des soldats humanoïdes. La dépendance de certains États à ces entreprises privées nous ferait glisser toujours plus avant vers une privatisation de la guerre et la perte de contrôle des États sur les activités réga-liennes de défense.
Dans le même temps, le recours à des robots de combat humanoïdes permettrait, dans certains cas, de garantir une supériorité stratégique sur certains acteurs non ou moins pourvus.
Enfin, il serait à craindre, dans certains pays, une perte de l’esprit de défense qui pourrait s’avérer problématique.
Au-delà de la dimension militaire, sur le plan diplomatique, les robots humanoïdes alimentés par de l’intelligence artificielle pourraient être utilisés pour siéger en lieu et place d’humains dans des instances internationales, réalisant le rêve japonais porté notamment par le roboticien Iroshi Ishiguro doublé de son avatar robotique Geminoid, que chaque être humain puisse disposer d’un robot à son image pouvant le suppléer.
Là encore, le risque de voir les acteurs de la sphère technologique derrière ces robots s’emparer des questions diplomatiques ne peut être ignoré.
Une cohabitation dont les modalités restent à définir
Nous sommes désormais, au moins dans certaines parties du monde, acculturés à la présence des robots. À tel point que nous ne nous inquiétons au mieux que très rarement de leur impact sur nos existences. Il est à parier que les générations à venir n’y prêteront même plus attention et que les robots humanoïdes seront pleinement intégrés dans leurs vies, comme l’est l’IA.
La multiplication de ces machines dans tous les secteurs d’activités tend à les démocratiser autant qu’à les banaliser. Cette acculturation sera d’autant plus facile que, culturellement, la relation au robot est dans certains cas, comme au Japon, déjà normalisée. Qu’il s’agisse de pallier une main-d’œuvre vieillissante ou une démographie en perte de vitesse, de s’affranchir de tâches contraignantes ou à risques, ou simplement de réaliser le rêve démiurgique de la création d’un être artificiel utile ou divertissant, les raisons ne manquent pas pour dynamiser la robotique humanoïde.
Aujourd’hui déjà, et parfois sans même que nous ne nous en rendions compte, ces robots humanoïdes sont très présents. Les robots Phoenix de l’américaine Sanctuary AI — qui s’est fixé pour mission de « créer et déployer des millions de robots humanoïdes de qualité industrielle pour aider à relever les défis croissants en matière de main-d’œuvre » — ; Ameca de la société anglaise Engineered Arts, « concepteur et fabricant de robots humanoïdes de divertissement » ; Figure 02 de la société californienne éponyme qui prétend « ramener enfin des robots à la maison » ; le H1 du chinois Unitree Robotics ; ou encore les célèbres Pepper et Nao du français Aldebaran, sont autant d’exemples parmi d’autres de la dynamique du secteur.
Tous les secteurs d’activité sont désormais concernés : sécurité et défense ; soins médicaux et rééducation ; assistance aux personnes âgées ou en situation de handicap ; éducation ; industrie et service client ; recherche et développement ; logistique… Les robots humanoïdes font désormais partie de notre monde.
Encore reste-t-il à déterminer les modalités de cette cohabitation portée et poussée par certains acteurs, privés comme publics, parfois peu enclins à envisager les impacts négatifs d’une telle incursion de ces machines dans nos vies.
Conclusion
Aucune technologie n’est neutre. Les robots humanoïdes ne font pas exception.
La voie est désormais ouverte et avec l’arrivée progressive des agents IA, la société 5.0 telle qu’imaginée par le Japon point à l’horizon. La prédiction du professeur Ishiguro selon laquelle « à l’avenir, tout le monde au Japon aura un androïde » semble devoir s’étendre inexorablement au-delà de l’archipel nippon. Que l’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, le vieux rêve démiurgique de l’humain créant un être à son image est en passe de se réaliser.
La question demeure de savoir si à terme, ces machines pourraient échapper à notre contrôle et devenir des menaces. Là encore, tous les scenarii sont possibles.
Ainsi que Heidegger l’écrivait, la volonté d’être maitre de la technique « devient d’autant plus insistante que la technique menace davantage d’échapper au contrôle de l’homme » (3). Avec les robots humanoïdes, le risque que notre désir de puissance démiurgique soit défié par ces êtres mêmes que nous prétendons créer pour nous servir, semble se profiler à l’horizon… pour le meilleur et pour le pire.
Notes
(1) Alfred Sauvy, Théorie générale de la population, volume 1 : « Économie et croissance », Presses Universitaires de France, 1963, p. 358.
(2) Ipiq-Aya, Mythe d’Atra-Hasis, Sippar, – 1635 av. J.-C. Traduction de Jean Bottéro et Samuel N. Kramer, Lorsque les dieux faisaient l’Homme : mythologie mésopotamienne, Paris, Gallimard, 1989.
(3) Martin Heidegger, « La question de la technique » [1953], Essais et conférences, Gallimard, trad. André Préau, 1958, p. 9-48.
Emmanuel R. Goffi