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vendredi 19 décembre 2025

Les Israéliens pouvaient-ils faire autrement à Gaza ?

 

Le 7 octobre 2023 a marqué un tournant brutal dans la situation au Proche-Orient. Face à l’attaque sanglante du Hamas, Israël a répondu par une longue guerre d’une intensité rare à Gaza. Villes dévastées, populations déplacées, bilan humain effroyable, image d’Israël dégradée : l’ampleur de la riposte au regard du résultat obtenu sur l’ennemi suscite des interrogations. Peut-être aurait-il été possible de faire différemment.

Après l’effroyable pogrom du 7 octobre 2023, il était difficile pour le gouvernement israélien d’annoncer un autre objectif que la destruction de l’organisation responsable. Ce réflexe n’était pas inédit : après l’attentat des Jeux de Munich en 1972, l’État israélien avait déjà opté pour une politique de traque et d’élimination totale de l’organisation Septembre noir. Mais le Hamas n’est pas la petite organisation Septembre noir, c’est une hydre dont les têtes coupées peuvent être remplacées, surtout depuis sa territorialisation à Gaza en 2007.

Détruire une hydre

Jusqu’au 7 octobre 2023, la stratégie israélienne contre cet État-Hamas, sans oublier ses alliés locaux comme le Jihad islamique, reposait sur la combinaison de trois modes d’action complémentaires. Le premier était défensif : barrières, organisation civile de protection et système anti – roquettes limitant l’impact direct des attaques.

Le deuxième, offensif mais à distance, consistait en des frappes aériennes et des éliminations ciblées. L’atout principal de cette méthode était l’absence de risque direct pour les forces israéliennes ; son défaut était inhérent aux guerres urbaines : l’adversaire se protège dans la densité urbaine et les frappes, même « de précision », finissent par toucher fortement la population. De 2007 à 2023, ces frappes ont permis d’éliminer de nombreux cadres et environ un millier de combattants du Hamas et du Jihad islamique, mais au prix estimé de 2 500 à 2 800 morts civils – un ratio de dommages collatéraux qui paraît difficilement compressible.

Le troisième mode était le raid terrestre de brigades de combat visant à nettoyer une zone de toute présence et infrastructure ennemies. Ces opérations sont efficaces, mais, menées par des troupes de conscrits d’une moyenne d’âge de 21 ans et avec un usage extensif de la puissance de feu, elles génèrent aussi beaucoup de tirs fratricides et de dommages collatéraux. Entre 2008 et 2014, ces raids ont causé 81 pertes israéliennes (dont 67 en 2014) et ont probablement entraîné la mort d’environ un millier de civils palestiniens, tout en neutralisant peut-être 800 combattants ennemis (1). Dans tous les cas, ces modes d’action ne permettaient que de donner des coups et d’obtenir des paix provisoires face à une organisation-hydre capable de se régénérer.

À la poursuite du 100 %

Après l’attaque du 7 octobre 2023 et la capture de 251 otages par le Hamas et ses alliés, trois stratégies se présentaient : le siège, l’étouffement ou les coups. Le siège visait à éliminer les membres connus du Hamas sans pénétrer dans Gaza, en privilégiant la négociation pour les otages. Cette option, jugée insuffisamment destructrice, a été écartée. L’étouffement de l’hydre aurait supposé la prise rapide de Gaza puis son administration, la traque systématique des combattants ennemis et la recherche des otages par quadrillage. L’absence de volonté de gérer le territoire ou de le confier à une autorité palestinienne a rendu cette solution impossible. Il ne restait donc que les coups, comme ceux donnés jusque-là dans les « tontes de gazon », mais cette fois sans limite de temps. Le territoire fut donc martelé sans arrêt par des raids aériens et assailli par des raids terrestres de nettoyage, en espérant ainsi finir par détruire complètement le Hamas et obtenir la libération des otages par le combat ou, plus indirectement, par une pression intenable sur le Hamas.

Le 31 juillet 2024, Benyamin Netanyahou pouvait annoncer avoir éliminé les principaux cadres du Hamas à l’extérieur et tous les concepteurs de l’attaque du 7 octobre à Gaza, à l’exception temporaire de Yahya Sinwar, tué le 16 octobre. Netanyahou revendiquait également la mort de 14 000 combattants palestiniens depuis le 7 octobre, ce qui, avec les blessés graves et les prisonniers, signifiait une quasi – destruction du potentiel initial du Hamas et de ses alliés. L’organisation ne pouvait plus non plus envoyer de roquettes sur Israël. Par ailleurs, 132 otages vivants et certains corps avaient été récupérés ; il est vrai beaucoup plus par l’échange contre des centaines de prisonniers palestiniens que par la pression du combat.

Le coût humain de ce bilan était cependant déjà très élevé. Les pertes israéliennes atteignaient 326 soldats et 18 civils tués par les roquettes. Les pertes civiles palestiniennes étaient, de leur côté, estimées entre 20 000 et 30 000 morts, avec trois à quatre fois plus de blessés. La proportion de deux civils tués pour un combattant restait donc conforme aux méthodes de Tsahal. L’ampleur des pertes et des dégâts, amplifiée par la crise humanitaire provoquée par le blocus, avait par ailleurs considérablement terni l’image d’Israël. Le 21 novembre 2024, un mandat d’arrêt pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité avait même été émis par la Cour pénale internationale contre le Premier ministre, Benyamin Netanyahou, et le ministre de la Défense, Yoav Gallant.

Pour autant, la mission ne pouvait être considérée comme accomplie puisque de nombreux otages restaient encore aux mains des groupes palestiniens et que ces derniers se régénéraient tout en reprenant le contrôle des territoires dont les Israéliens se retiraient. Ne sachant de toute façon pas quoi faire d’autre, le gouvernement israélien poursuivit donc la course vers le 100 % de destruction, comme dans le paradoxe de Zénon décrivant Achille courant éternellement après une tortue.

Un peu plus d’un an plus tard, on avait finalement à peine progressé, passant peut-être de 80 % à 90 % de destruction de l’ennemi. La quasi – totalité des cadres du Hamas avait été éliminée, mais remplacée. Israël revendiquait cette fois 23 000 combattants ennemis tués, tandis que 48 otages, vivants ou morts, restaient détenus par des groupes armés palestiniens, qui contrôlaient toujours une partie du territoire. Les pertes civiles palestiniennes étaient désormais estimées entre 42 000 et 50 000, sans compter les disparus, soit 10 % de la population tuée ou blessée, et la grande majorité du reste vivant dans des conditions extrêmement précaires au milieu des ruines, avec même l’apparition de poches de famine – une « presque victoire » bien amère dans laquelle Israël a perdu beaucoup de son âme (2).

Le principe du GIGN

Le Groupement d’intervention de la Gendarmerie nationale (GIGN) a été créé en 1973, après le désastre des Jeux olympiques de Munich en 1972 et l’échec de la police allemande. Comme d’autres forces d’intervention similaires dans le monde, son principe est de disposer d’une unité sévèrement sélectionnée et intensivement formée, capable de mener des opérations ponctuelles très précises, avec un contrôle strict du feu et un minimum d’appuis extérieurs. L’objectif est d’éliminer la menace et de sauver les civils tout en limitant les dommages collatéraux.

Le problème tactique auquel est confrontée l’armée israélienne à Gaza en octobre 2023 ressemble, dans l’absolu, à celui d’un GIGN placé devant un immeuble occupé par des terroristes avec otages et civils. La différence est que l’immeuble en question couvre 365 km² et compte 2,2 millions d’habitants, et que l’ennemi dispose d’au moins 30 000 combattants et détient plus de 200 otages. Si Tsahal avait été un « GIGN à l’échelle de Gaza », sa priorité aurait alors été d’évacuer au maximum la population pour la protéger, d’entamer des négociations tout en préparant un assaut général qui aurait été lancé ensuite avec une grande précision afin de minimiser les risques pour les civils restants et les otages.

Si les Israéliens avaient fait comme les Américains et le gouvernement irakien en 2004 à Falloujah, ils auraient fait en sorte que la grande majorité de la population évacue la ville cible avant l’assaut et l’auraient accueillie dans des camps de réfugiés bien organisés, tout en préparant son retour une fois la bataille terminée. Cela a nettement simplifié le problème tactique de l’assaut américain en novembre 2004 et, malgré la puissance de feu employée à cette occasion, a considérablement réduit les risques de dommages collatéraux. Transposer cette méthode à Gaza n’a pas été envisagé. Le gouvernement israélien ne pouvait accepter de réfugiés sur son sol sans légitimer leur « droit au retour » et l’Égypte et les autres pays voisins refusaient d’accueillir des centaines de milliers de Palestiniens dont ils savaient que les Israéliens refuseraient le retour. Pas d’évacuation donc de l’« immeuble » Gaza, mais une errance intérieure au rythme des zones de combat annoncées, avec un approvisionnement humanitaire soumis aux décisions du gouvernement israélien.

La phase de négociations s’est révélée au contraire plutôt fructueuse, même s’il a fallu largement presser le gouvernement israélien, plutôt réticent aux échanges contre la libération de milliers de prisonniers palestiniens, et donc accepter une victoire de fait du Hamas. Les choses ont ainsi traîné, sans doute inutilement, en longueur pendant deux ans, mais au bout du compte tous les otages ont été libérés.

Reste l’assaut de précision. Pour cela, il faut des unités d’assaut d’élite, de type GIGN, ce qui est possible, mais en grand nombre, ce qui est beaucoup plus difficile à obtenir. Conquérir un bastion comme Gaza exige environ 60 bataillons de très haut niveau tactique. Très peu d’armées sont capables de mobiliser une telle masse à un tel niveau de qualité. Les Américains y sont parvenus en Irak, mais après plusieurs années d’errance. En 2007, au moment dit du « surge » (renforcement), les Américains disposaient effectivement de forces spéciales d’une grande efficacité et de 20 brigades de manœuvre désormais bien adaptées au contexte, dont neuf engagées dans Bagdad et sa périphérie face à l’État islamique en Irak. Leur association à quelques bonnes unités irakiennes, comme l’unité antiterroriste baptisée « division dorée », à des forces régulières irakiennes en accompagnement et à des supplétifs locaux payés par les Américains a permis d’adopter une stratégie enfin efficace d’occupation permanente du terrain urbain et d’étouffement de l’ennemi.

En étant capable de déployer 20 brigades d’active ou de réserve en même temps sur le territoire de Gaza en décembre 2023, l’armée israélienne a montré qu’elle disposait finalement de la masse nécessaire malgré les coupes réalisées dans les forces terrestres. Mais, en dehors des excellentes unités des forces spéciales ou de la 89e brigade commando, les bataillons ne sont pas au niveau nécessaire pour mener un combat de « type GIGN ». Une solution aurait été de recourir à une structure mixte, associant officiers et sous – officiers professionnels à des conscrits bien formés et à des réservistes. Cela aurait nécessité un investissement humain et financier considérable, long de plusieurs années et impliquant des arbitrages ailleurs.Cela aurait aussi obligé à changer de vision et à accepter une prise de risque plus élevée pour ses soldats en espérant un résultat rapide qui réduirait au bout du compte les pertes. 

Pour revenir à l’exemple irakien, l’immersion des soldats américains dans les rues s’est soldée par la mort de 321 d’entre eux entre avril et juin 2007, mais ce quadrillage permanent a conduit à une victoire étonnamment rapide ensuite, avec des pertes beaucoup plus faibles. Les Israéliens, eux, n’ont pas osé abandonner les colonnes blindées environnées de tirs au profit d’une présence permanente dans de petits postes de quadrillage.

En résumé, il aurait sans doute été effectivement possible de mener l’élimination ciblée des membres du Hamas et de conquérir Gaza de manière moins violente, à condition de préparer une occupation rapide et de disposer de l’instrument militaire adapté. Israël aurait pu le faire s’il y avait eu une réelle volonté politique de remettre en place une autorité palestinienne et si la stratégie de contrôle à distance n’avait pas semblé parfaite. Israël et, plus encore, la population palestinienne paient ce manque de courage et d’anticipation.

Notes

(1) Michel Goya, L’embrasement, Robert Laffont/Perrin, Paris, 2003, chapitres 3 à 7.

(2) Office for the Coordination of Humanitarian Affairs (OCHA), « Humanitarian Situation Update #327 | Gaza Strip », 2 octobre 2025 » ; UNICEF, « Humanitarian Situation Report No. 42 », 16 septembre 2025.

Michel Goya

areion24.news