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vendredi 19 décembre 2025

Chine-Russie : l’amitié sans limites au filtre de l’histoire

 

Le partenariat stratégique sino-russe paraît aujourd’hui solide comme le roc. Il donne à Vladimir Poutine les moyens de poursuivre sa guerre d’agression en Ukraine et de contrer l’Occident. Mais l’histoire des relations sino-russes est en dents de scie, avec des retournements brutaux et une méfiance tenace. Un jour peut-être la Chine présentera à la Russie la note de son soutien indéfectible.

Dans son livre intitulé L’Ours et le Dragon, Sylvie Bermann, ancienne ambassadrice de France en Russie et en Chine, évoque les propos que lui tenait le directeur d’Asie au ministère des affaires étrangères russes lors de son arrivée à Moscou en 2019 : « Nous pourrions ériger une statue à la gloire de Donald Trump car, grâce à lui, les relations russo-chinoises n’ont jamais été aussi bonnes depuis Catherine la grande. » Des propos qui sont encore plus d’actualité aujourd’hui après plus de trois ans d’« amitié sans limites » entre les deux pays. Vladimir Poutine et Xi Jinping se sont déjà rencontrés 45 fois fin 2025, et leurs liens personnels sont particulièrement étroits. Leur vision idéologique commune est fondée sur le projet d’un « nouvel ordre international » qui mettrait un terme à l’hégémonie américaine.

Trente ans de quasi-lune de miel

Le rapprochement entre les deux pays a en fait déjà une trentaine d’années. Déçu par l’absence de réaction américaine à ses appels du pied pro-occidentaux, Boris Eltsine se tourne vers la Chine et conclut en 1996 une déclaration conjointe proclamant un « partenariat stratégique fondé sur l’égalité et la confiance mutuelle pour le 21ème siècle, » suivie en 1997 par une déclaration sur l’émergence d’un « monde multipolaire et l’établissement d’un nouvel ordre international. » Des visites réciproques sont organisées sur une base annuelle. La Chine développe ses achats de pétrole et de systèmes d’armes russes. En juillet 2001 Vladimir Poutine et Jiang Zemin signent un « traité de bon voisinage, de coopération et de relations amicales. »

L’intensité des relations s’accroît avec l’arrivée à la tête du parti communiste chinois de Hu Jintao en novembre 2002. Surnommés « Pu et Hu », les deux leaders se rencontrent plusieurs fois par an et créent une série d’institutions bilatérales (centre de recherche conjoint, Business Council, centre de coopération économique et commission pour la coopération sur les technologies militaires). Les deux pays coordonnent leurs positions au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies. Ils créent conjointement deux organisations internationales d’importance majeure : l’organisation de coopération de Shanghai en 2001 et les BRICS en 2009. Les exercices militaires conjoints commencent à partir de 2005 et les liens énergétiques sont renforcés par la mise en service en 2020 du gazoduc Power of Siberia 1.

Ces trente ans d’embellie contrastent avec les retournements brutaux d’une histoire bilatérale en dents de scie.

L’ère des grandes caravanes et des premières frontières

Comme le racontent en détail Sylvie Bermann dans son livre et Philip Snow dans l’ouvrage China and Russia, les deux pays ne se fréquentent que depuis quatre siècles, si l’on met de côté la domination des descendants mongols de Gengis Khan (la « Horde d’Or ») qui ont conquis et ravagé les principautés russes du milieu du 13ème à la fin du 15ème siècle. C’est sous le règne du Tsar Michel 1er (1596-1645) qu’est organisée en 1619 la première mission diplomatique russe sous la conduite du cosaque Ivan Petline. Ce dernier n’obtient pas d’audience auprès de l’empereur Wang Li pour des raisons protocolaires (notamment l’obligation de se prosterner) qui ont créé par la suite les mêmes difficultés avec d’autres délégations étrangères, dont la plus connue est celle de Lord Macartney en 1793.

La Russie veut développer un commerce bilatéral – échanges de fourrures contre soieries et porcelaines – qui puisse alimenter les caisses de l’État, et continue à envoyer des émissaires. La Chine de son côté entend garder sa suzeraineté sur les principautés nomades de Sibérie et cherche à délimiter une frontière avec la Russie. Après le remplacement de la dynastie Ming par celle des Qing d’origine mandchoue en 1644, une nouvelle mission dirigée par le boyard Nicolae Milescu Spathari s’installe à partir de 1675 pour trois ans en Chine et recueille de nombreuses informations sur l’empire chinois.

Pierre le Grand (1672-1725) organise des caravanes officielles allant de Moscou à Pékin à partir de 1698, toujours avec l’objectif de développer un commerce lucratif contrôlé par l’État. Dans le même temps, les escarmouches se multiplient entre les cosaques, qui sillonnent le sud de la Sibérie à proximité du fleuve Amour, et les troupes impériales chinoises. La Chine obtient la signature d’un premier traité, celui de Nertchinsk en 1689, qui se traduit par la restitution du bassin de l’Amour et la destruction des avant-postes cosaques. La première mission diplomatique chinoise en Russie est celle de Tu Lichen en 1713, avec l’objectif d’enrôler les nomades Kalmouks pour combattre conjointement la dernière dynastie des steppes, celle de Dzoungars, qui couvre la Mongolie et le nord de l’actuel Xinjiang.

En 1727, à l’initiative du Tsar Alexis 1er, une nouvelle grande mission diplomatique russe signe le traité de Kiakhta qui permet une nouvelle délimitation de la frontière le long des rivières Kiakhta et Argoun, dans l’actuelle Bouriatie russe, entre la Sibérie et la Mongolie, ainsi que l’établissement d’une mission orthodoxe russe à Pékin. Très sinophile, l’impératrice Catherine II (1729-1796) se fait construire un palais chinois à Oranienburg. Elle abolit le monopole d’État sur le commerce bilatéral pour favoriser son développement et une première ambassade permanente chinoise est établie à Saint-Pétersbourg en 1778. Au début du 19ème siècle les seuls occidentaux présents à Pékin sont ceux de la mission orthodoxe russe, qui favorise le développement de la sinologie, avec la création de la première chaire d’enseignement du chinois à l’université de Kazan en 1837.

Les « traités inégaux » et l’expansion russe au 19ème siècle

La Russie profite des deux guerres de l’opium (1839-1842 et 1856-1860) menées par la Grande Bretagne (avec l’appui de la France lors de la seconde guerre) et de l’affaiblissement dramatique de l’empire des Qing pour mener une série d’incursions militaires le long de la rivière Amour sous l’impulsion du gouverneur de la Sibérie de l’Est, Nikolaï Mouraviev. Ce dernier obtient en mai 1856 la signature du traité d’Aigun, un traité « inégal » d’une portée majeure qui permet à la Russie de contrer les visées expansionnistes des Britanniques vers la Sibérie. Ce traité est consolidé par la suite auprès de la cour impériale à Pékin par le traité dit « de Tianjin » fin 1858. La Chine cède les territoires situés au nord du fleuve Amour, et à l’est de l’Oussouri, soit toute la Mandchourie extérieure jusqu’à la côte de l’océan Pacifique ou est fondée la ville de Vladivostok, représentant au total 1 million de km2 (près de deux fois la taille du territoire français).

Carte de la Mandchourie extérieure (conquise par la Russie) et intérieure
Source : Shutterstock DR


Le traité de Pékin signé en 1860 élargit les conquêtes territoriales russes à l’ouest, avec la concession de 500 000 km2 supplémentaires sur le territoire de l’actuel Kazakhstan.

L’expansion russe vers l’Asie est consolidée par la construction du Transsibérien, achevé en 1916. La défaite de la Chine contre le Japon en 1895 donne l’occasion à la Russie de faire une nouvelle avancée en territoire chinois avec la concession de la péninsule du Liaodong et la ville de Port Arthur (actuellement Dalian dans la province chinoise du Liaoning). Au tournant du 20ème siècle la Russie participe avec les pays européens et les États-Unis à la guerre des Boxers, contribuant cette fois-ci directement à la défense des légations occidentales de Pékin. Elle exige sa part des dommages de guerre faramineux payés par la Chine, ainsi qu’un protectorat sur la Mandchourie intérieure, avec en particulier le contrôle de la ville de Harbin (actuelle capitale du Heilongjiang), dont la population était à moitié russe en 1920.

La tutelle sanglante de Staline sur le jeune parti communiste chinois

Après la disparition de l’empire des Qing en 1912 et de l’empire des tsars en 1917, la fondation du parti communiste chinois en juillet 1921 est décidée lors d’une réunion à Shanghai en présence de deux représentants russes du Komintern (l’internationale communiste). Les statuts du PCC sont conformes au modèle d’organisation bolchévique. Mais les liens de l’Union soviétique sont étroits avec le Kuomintang, jugé plus important, et les cadres de l’armée rouge forment les jeunes officiers du parti nationaliste au sein de l’académie militaires des cadets de Whampoa à Canton, dirigée par le général Tchang Kaï-chek.

Le Komintern impose aux dirigeants du PC chinois d’adhérer au Kuomintang dans le cadre d’un front uni anti-impérialiste contre le Japon. Lors de la rupture sanglante entre le Kuomintang et le Parti communiste chinois (environ 250 000 morts sur trois mois) orchestrée par Tchang Kaï-chek à partir d’avril 1927, le Komintern tente sans succès de rétablir un « front uni » sur les instructions de Staline. 

Au même moment, le Kuomintang se divise lui-même en deux clans – gauche et droite – jusqu’à la conquête de Pékin par l’armée de Tchang Kaï-chek en 1928. Celui-ci organise des campagnes systématiques d’extermination des communistes, conduisant notamment à l’épisode célèbre de leur « longue marche » vers le nord en 1934. En 1936 Tchang Kaï-chek est pris en otage à Xi’an par le seigneur de la guerre Zhang Xueliang. Il est libéré sur ordre de Staline, après une négociation menée par Zhou Enlai, en promettant de cesser ses attaques contre les bases rouges et de raviver le front uni.
Lors de l’invasion du nord de la Chine par le Japon en juillet 1937, l’Union soviétique concentre ses soutiens sur Tchang Kaï-chek replié à Chongqing. Staline continue à se méfier de Mao qu’il qualifie volontiers de « radis » (rouge à l’extérieur et blanc à l’intérieur). La signature du pacte germano-soviétique en 1939 et d’un pacte de non-agression avec le Japon en 1941 conduisent à un nouveau changement de stratégie : l’Union soviétique reconnaît la souveraineté japonaise sur le Mandchoukouo. Staline soutient en 1944 la création de la république du Turkestan oriental (annexée par la Chine en 1950 et rebaptisée province du Xinjiang). Lors de la conférence de Yalta il obtient l’annexion de l’île de Sakhaline et de l’archipel des Kouriles ainsi que la gestion de Port-Arthur et l’exploitation des chemins de fer de Mandchourie.

De l’alliance au schisme entre les deux partis communistes

Après la fondation de la République Populaire de Chine en 1949, Mao Zedong se rend à Moscou et y séjourne deux mois (décembre 1949 – février 1950), obtenant après des discussions laborieuses la signature d’un traité « d’amitié, d’alliance et d’assistance mutuelle. » La Russie rétrocède la base navale de Port Arthur et reconnaît la souveraineté chinoise sur le Xinjiang. Dans les années suivantes des milliers d’experts soviétiques contribuent à la modernisation de l’armée populaire de libération, à la mise en place du nouvel état chinois et à l’essor de l’industrie lourde. Le modèle soviétique s’impose pour la planification économique, les universités et le système judiciaire.

L’arrivée au pouvoir de Nikita Khrouchtchev en URSS en 1953 se traduit dans un premier temps par le renforcement des soutiens soviétiques à la Chine. Le nouveau secrétaire général du PCUS, sinophile enthousiaste, déclare : « nous serons comme des frères avec les Chinois. » Mais le processus de déstalinisation engagé par Khrouchtchev avec son célèbre rapport devant le XXème congrès du PCUS en février 1956 se traduit par une lutte idéologique de plus en plus violente entre les deux partis communistes. Khrouchtchev est qualifié de « révisionniste » et Mao s’oppose à la nouvelle politique de coexistence pacifique prônée par le Kremlin qu’il voit comme une tentative de duopole impérialiste avec les États-Unis.

Le président de l’URSS est très mal reçu à Pékin lors de ses visites de 1958 et 1959, Mao l’accusant lors de la dernière visite d’être un « opportuniste de droite. » Le divorce entre les deux pays est consommé à l’issue de la conférence internationale des partis communistes organisée à Moscou en 1960. Dès 1957 l’URSS commence à rapatrier ses conseillers spéciaux dans les ministères chinois. A partir de 1960 elle généralise ces rapatriements à l’ensemble de ses conseillers scientifiques et techniques, suspend ses livraisons d’équipements et interrompt les projets industriels conjoints. Les relations diplomatiques sont rompues en 1964. L’agressivité des gardes rouges à l’égard de l’URSS atteint des sommets pendant la Révolution culturelle. Faisant le siège de l’ambassade d’URSS à Pékin en janvier 1967, ils affichent des banderoles avec les inscriptions « Pendez Brejnev ! Jetez Kossyguine dans l’huile bouillante ! »

A partir de 1968 les incidents de frontière entre les deux pays se multiplient sur le fleuve Amour. Le 15 mars 1969 une bataille se déroule sur l’île de Damanski (Zhenbao en chinois) et laisse 800 morts côté chinois contre 60 côté russe. D’autres incidents ont lieu à la frontière du Xinjiang. La présence militaire soviétique aux frontières nord de la Chine atteint 27 divisions et 800 000 hommes. L’idée prend corps à Moscou d’une attaque ciblée contre les installations nucléaires chinoises de Lop Nor dans le Xinjiang. Les États-Unis en sont informés et réagissent par la menace directe d’une contre-attaque sur le territoire russe. La Chine prend au sérieux la menace d’une attaque nucléaire soviétique et tous les membres du Bureau politique, ainsi qu’une partie de l’armée, sont évacués de Pékin en octobre 1969 pour plusieurs mois.

Les tensions militaires s’apaisent par la suite. La Chine délaisse l’URSS pour entamer un virage stratégique en direction des États-Unis, qui aboutit à la visite triomphale de Nixon à Pékin en 1972. La mort de Mao ne modifie pas ce nouvel équilibre. Deng Xiaoping – que les soviétiques appellent « le nain jaune » – n’a aucune sympathie pour le régime soviétique en progressive décomposition. Il capitalise sur les liens avec les États-Unis où il effectue une visite triomphale en 1979. Il faut attendre l’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev au pouvoir en 1985 pour que s’esquisse un nouveau rapprochement entre les deux pays.

La fin de l’URSS et le règlement des contentieux frontaliers

En juillet 1986, en visite à Vladivostok, Gorbatchev prend position pour la réouverture de négociations avec la Chine afin de régler les conflits frontaliers entre les deux pays. Il effectue une visite officielle à Pékin en mai 1989, deux semaines avant les événements tragiques de la place Tiananmen. Une pétition signée par 60 000 étudiants, enthousiasmés par la « glasnost » (transparence) et la « perestroïka » (reconstruction), demande à le rencontrer. Parmi leurs slogans figure « échangeons Deng contre Gorbatchev. » Lui-même ne se risque pas à un contact avec les étudiants qui aurait été une provocation directe pour Deng. Mais il sympathise avec le libéral secrétaire général du PCC, Zhao Ziyang, qui est démis de ses fonctions le lendemain de leur rencontre au profit de Jiang Zemin.

Les négociations sur le conflit frontalier vont aboutir à un accord en mai 1991, peu de temps avant la dislocation de l’URSS. Cet accord règle la quasi-totalité des problèmes de frontières, à l’exception de l’île aux ours qui sera finalement restituée par la Russie en 2008. La disparition de l’URSS est un choc majeur pour le PC chinois, qui la considère comme un risque existentiel pour son avenir. Tout est fait depuis 35 ans pour qu’une telle dérive ne puisse jamais se produire en Chine.

La lune de miel actuelle est incontestablement très solide au plus haut niveau car elle est ancrée dans une stratégie conjointe et des relations personnelles aussi intenses qu’anciennes. L’histoire crée toutefois un sous-jacent qui ne reflète pas la diplomatie bilatérale. La Russie a « trahi » ou « abandonné » la Chine au moins quatre fois : au temps des traités inégaux du 19ème siècle. Au temps de Staline avec les jeunes communistes chinois. Au temps de Khrouchtchev, puis de Gorbatchev sur des volontés de réforme et des différents idéologiques majeurs. Lorsque les troupes d’Evgueni Prigogine étaient à 200 kilomètres de Moscou en juin 2023, le politburo chinois a peut-être un instant pensé qu’un cinquième choc de confiance pourrait se produire. Au sein de la population chinoise, certains n’ont pas oublié les traités inégaux et le sort de la Mandchourie extérieure. La méfiance à l’égard de la Russie est un sentiment encore assez largement répandu. Nous reviendrons dans un prochain article sur l’amitié sans limites russo-chinoise telle qu’on peut l’évaluer aujourd’hui.

Hubert Testard