Près de quinze ans se sont écoulés depuis le séisme du 11 mars 2011 et le tsunami dévastateur qui ont frappé la côte Pacifique du Tōhoku, provoquant l’accident nucléaire de la centrale de Fukushima Daiichi. Cet enchaînement tragique, l’un des pires de l’histoire moderne du Japon, a profondément transformé la région. Des dizaines de milliers d’habitants ont été déplacés, des villages désertés, des terres agricoles rendues inutilisables, un tissu industriel anéanti. Pendant des années, Fukushima a été associée au traumatisme, à la contamination, à l’exode.
Pourtant, un autre récit a progressivement émergé, celui d’une reconstruction patiente, résolue, qui engage une véritable transformation économique et sociale. Aujourd’hui, la préfecture incarne l’un des laboratoires d’innovation les plus dynamiques du Japon. À mesure que l’on s’éloigne de la gare de Fukushima pour traverser les campagnes et les villages encore marqués par la catastrophe (certains ne comptant plus que deux cents habitants, parfois un seul convenience store fermé dès 20h) se dessine un contraste saisissant, celui d’un territoire fragilisé mais tourné vers l’avenir, où les pouvoirs publics, les chercheurs, les entrepreneurs et les industriels construisent un modèle nouveau.
Le Fukushima Innovation Coast Framework, projet national stratégique lancé pour relancer les activités détruites en 2011, joue un rôle central dans cet essor. Sur la côte de Hamadōri et dans les zones voisines, d’ambitieuses plateformes de recherche, des infrastructures de haute technologie et des entreprises pionnières façonnent une nouvelle économie fondée sur la robotique, l’aérospatiale, l’énergie, la santé ou encore les technologies agricoles.
Au cœur de l’écosystème d’innovation de Fukushima
Le Fukushima Innovation Coast Framework est une véritable colonne vertébrale de la revitalisation régionale. Pensé pour reconstruire les industries détruites par le séisme, le tsunami et l’accident nucléaire de 2011, ce programme national vise à créer un nouveau pôle industriel de classe mondiale sur la côte de Fukushima. Il s’articule autour de six domaines stratégiques : le démantèlement nucléaire, l’énergie et le recyclage, la robotique et les drones, l’agroforesterie et la pêche, les technologies médicales et l’aérospatiale.
Sous l’impulsion du gouvernement préfectoral de Fukushima, les projets se multiplient. Parmi eux, le développement technologique pour le démantèlement des réacteurs, la création de centres robotiques d’essai, la mise en place de solutions avancées en énergies renouvelables, la modernisation agricole via la robotique et l’analyse des données, l’innovation médicale et le développement de dispositifs thérapeutiques, et enfin les projets de mobilité aérienne et technologies spatiales. Loin d’être un simple programme administratif, le Framework constitue aujourd’hui une plateforme d’échanges, de transfert technologique et de collaborations internationales. Il attire des entreprises, des universités, des laboratoires et des start-up qui trouvent dans la région un terrain d’expérimentation unique.
Porté par la Fukushima Innovation Coast Promotion Organization (FIPO) depuis 2017, ce cadre a déjà permis d’accompagner plus de 200 entreprises via des subventions à l’innovation (228 projets soutenus au total) et de financer 223 programmes d’entrepreneuriat sur le seul dispositif Fukushima Tech Create. Les effets se mesurent concrètement, avec 428 entreprises qui se sont implantées dans la zone d’innovation et 4 823 emplois qui ont été créés (données mars 2025). L’attractivité dépasse l’industrie, près de 839 personnes se sont réinstallées dans les douze municipalités accidentées, soutenues par un centre dédié au retour des populations.
Au sein de cet écosystème se trouve le Fukushima Robot Test Field (RTF), l’un des plus grands centres de recherche dédiés à la robotique et aux drones au monde. Inauguré en 2020, il s’étend sur deux sites complémentaires, à Minamisōma et Namie, permettant des essais grandeur nature dans des conditions proches du réel. Le site de Minamisōma, vaste de près d’un kilomètre d’est en ouest, concentre des installations impressionnantes telles que des zones d’essai pour drones en situation de vents forts, des bassins pour robots sous-marins ou bien des infrastructures de test pour robots d’intervention post-catastrophe. À Namie, une piste d’atterrissage et un hangar aéronautique permettent des vols longue distance entre les deux sites, une configuration rarissime au niveau mondial. Lieu d’innovation, d’entraînement et de validation technologique, le RTF incarne la volonté de Fukushima de devenir une référence mondiale en robotique appliquée aux infrastructures, à la logistique et à la résilience territoriale.
Non loin, Zip Infrastructure développe un concept ambitieux. Zippar, un système de transport urbain suspendu, autonome et économique, est destiné à fluidifier les déplacements dans les villes modernes. Conçu en 2018 par Takamasa Suchi de l’université Keio, Zippar propose une alternative innovante aux monorails et aux transports routiers classiques avec plusieurs atouts majeurs. Il est dix fois moins coûteux qu’une ligne ferroviaire classique, a déjà donné lieu à 15 études de faisabilité depuis 2023, totalisant 141 millions de yens de budget, les tracés sont flexibles grâce à des véhicules autonomes pouvant emprunter des virages et embranchements, la conduite est automatique, et il résiste au vent grâce à une structure à deux câbles stabilisée par rails. Une ligne d’essai est en fonctionnement au siège de l’entreprise, et un tronçon de grande ampleur doit être installé au Fukushima Robot Test Field à Minamisōma, renforçant l’intégration entre les projets régionaux. Des villes au Japon (Niigata, Ishikari) et même à l’étranger (Pokhara, Népal) envisagent son adoption.
Dans une région où la main-d’œuvre se fait rare et où de nombreuses personnes effectuent encore des tâches agricoles ou industrielles lourdes, l’entreprise Innophys (Innovation for Physical Support), créée en 2013 et partenaire du FICF pour ses tests grandeur nature, développe des technologies qui représentent une véritable opportunité pour améliorer la qualité de vie et l’efficacité du travail, en créant des exosquelettes légers destinés à soutenir les travailleurs, les personnes âgées et les patients en rééducation. Ses produits phares, les Muscle Suit, utilisent des muscles artificiels McKibben, des tubes de caoutchouc entourés de fibres de nylon. Gonflés à l’air comprimé, ils se contractent et génèrent une force impressionnante (jusqu’à 200 kg au maximum). Ces dispositifs offrent un soutien aux bras, au dos ou à la posture, tout en restant légers, flexibles et sûrs, et participent à la croissance d’un marché qui grandit de manière exponentielle en Europe et en Asie. 35 000 exosquelettes ont été commercialisés dans vingt pays, confirmant son statut de PME innovante à portée internationale.
Une écologie industrielle en mutation : agriculture, biomatériaux et hydrogène pour réinventer Fukushima
Si la technologie robotique, la mobilité aérienne et l’exosquelette illustrent l’ambition futuriste du nouveau Fukushima, l’autre dimension fondamentale de la revitalisation régionale s’enracine dans la matière même du territoire : l’agriculture, l’énergie et la valorisation des ressources locales.
Rice Resin, entreprise implantée en 2022 dans la ville de Namie, là même où le séisme et la catastrophe nucléaire ont laissé des traces profondes, incarne cette volonté de transformer un défi national en opportunité locale. Son matériau, un plastique biosourcé dérivé du riz, répond simultanément à la réduction des plastiques pétro-sourcés, la lutte contre le réchauffement climatique, et la valorisation de terres agricoles frappées par l’abandon ou la déprise.
Loin d’être un simple substitut écologique, Rice Resin aspire à devenir un standard industriel japonais, fruit d’un croisement entre agriculture, technologie et engagement environnemental. En reliant la production de biomatériaux à la renaissance agricole, l’entreprise contribue à redonner sens et valeur à une culture emblématique tout en participant à la diversification économique de la préfecture. Cette approche complète ainsi les logiques déjà observées dans les filières robotiques, où la technologie est mise au service de la résilience territoriale.
Dans le domaine énergétique, Fukushima accueille aujourd’hui l’un des projets les plus emblématiques du Japon, le Fukushima Hydrogen Energy Research Field (FH2R), situé à Namie. Il s’agit du plus grand site au monde de production d’hydrogène vert par électrolyse alimentée en énergie renouvelable, grâce notamment à un parc solaire de 20 MW. Le FH2R incarne l’ambition du pays, fixée dans sa Stratégie de l’hydrogène, de bâtir d’ici les prochaines décennies une société où l’énergie peut être produite, stockée et transportée sans émissions de CO₂.
Cette initiative répond à plusieurs nécessités stratégiques : absorber les fluctuations des énergies renouvelables, fournir de l’hydrogène pour les mobilités propres, soutenir le développement d’une filière énergétique indépendante et résiliente, ancrer dans Fukushima une expertise industrielle tournée vers 2050. Ainsi, en produisant une énergie propre, stockable et flexible, l’hydrogène permet à Fukushima de se projeter comme un acteur clé de la transition énergétique japonaise, un signal fort pour un territoire longtemps associé à la question du nucléaire.
Plus loin dans l’arrière-pays, la revitalisation passe par la plus grande ferme d’élevage terrestre de crevettes vannamei du Japon, implantée dans le village de Katsurao. Ici, la technologie s’allie à un environnement de montagne pour créer une production locale nouvelle, indépendante des mers, conçue dans le respect strict de la qualité et de la sécurité alimentaire. Le projet répond à un enjeu crucial, celui de la réappropriation des villages évacués ou affaiblis par la catastrophe. Katsurao, totalement évacué après 2011, cherche à retrouver de la vitalité en créant des emplois, en attirant de nouveaux habitants et en développant une activité économique reproductible et durable. L’aquaculture terrestre offre cette possibilité, car elle consomme peu d’espace, maîtrise son impact environnemental, et valorise un savoir-faire scientifique qui rencontre les mêmes principes que dans les autres initiatives de la côte d’innovation.
Une image à reconstruire, un avenir à inventer
Fukushima porte encore le poids d’une image altérée par les événements de 2011. Pour beaucoup, son nom reste associé à la contamination, à la désindustrialisation, à la difficulté de se projeter dans l’avenir. Cette perception demeure particulièrement forte lorsqu’il s’agit de la place du territoire dans les industries propres ou dans les grandes transitions énergétiques. Comment imaginer que l’un des plus grands laboratoires de technologies vertes du Japon puisse émerger précisément ici, sur un territoire marqué par une catastrophe nucléaire ?
Pourtant, les différents projets cités précédemment incarnent une dynamique où la reconstruction n’évoque pas seulement la reconstruction, mais la réinvention. Sur le plan du débat public, la dynamique globale reste largement consensuelle, portée par l’objectif commun de reconstruction et de revitalisation territoriale. La région voit dans ces initiatives un moyen concret de renouer avec l’emploi, la recherche et l’attractivité économique. Toutefois, certaines innovations soulèvent ponctuellement des interrogations, notamment sur l’usage des technologies automatisées (drones, exosquelettes, hydrogène à grande échelle) ou sur la pérennité des investissements dans des secteurs encore émergents. Ces questionnements tiennent moins à une opposition idéologique qu’à une vigilance sur la transformation rapide des usages, l’intégration des technologies dans le quotidien et la nécessité d’assurer leur sécurité, leur utilité sociale et leur acceptabilité locale. Globalement, l’élan de reconstruction demeure fort, structuré et largement soutenu par les acteurs locaux comme par les habitants qui y voient une chance de réinventer le territoire sans renier son passé. Fukushima devient un territoire capable d’explorer des solutions que le Japon espère généraliser dans les années à venir. L’objectif national de neutralité carbone d’ici 2050 donne un horizon clair, la transition écologique sera un pilier incontournable du développement économique, et Fukushima, aujourd’hui laboratoire, pourrait demain devenir un modèle.
Sébastien Raineri