Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mardi 2 décembre 2025

Blocages et déblocages : le bel avenir de la manœuvre

 

La relative stabilité du front ukrainien depuis le printemps 2023, la persistance d’un combat d’attrition et l’incapacité des forces blindées mécanisées des deux camps à renouer avec des mouvements d’ampleur semblent indiquer que la manœuvre est durablement condamnée et que l’attrition imposera à l’avenir toujours sa loi, celle des rapports de force bruts, de la destruction des hommes et du matériel et de la confrontation d’appareils de production avec, en toile de fond, la « révolution des drones » qui frapperait d’obsolescence les vieux modèles de forces blindées-mécanisées.

Au cœur de la pensée militaire des puissances occidentales – et notamment de la France – depuis la fin des années 1970, la manœuvre a longtemps été opposée, de manière simpliste et manichéenne, à l’attrition qu’imposait en apparence la bataille conduite. Manœuvrer semblait la « bonne » méthode, la méthode noble : obtenir un effet systémique sur l’adversaire en concentrant les forces sur un point faible, parvenir à s’affranchir de la ligne de front tout en étant économe en moyens, rester mobile en toute circonstance, préserver sa liberté d’action, détruire l’autre sans avoir soi – même à subir sur le champ de bataille des pertes que, de toute façon, les sociétés occidentales ne semblaient plus décidées à supporter depuis la fin des guerres de décolonisation.

Manier la foudroyance, pour ne plus subir Verdun. Foch et Leclerc, contre Pétain et Nivelle. Fermez le ban. À ce titre, la guerre d’Ukraine serait un retour au réel assez violent, rappelant que lorsqu’un conflit majeur survient entre deux États, passé le choc initial, l’attrition reprendrait forcément « ses droits » de manière d’autant plus inéluctable que la transparence du champ de bataille numérique et la démocratisation de la frappe de précision dans la troisième dimension neutralisent tout espoir de concentration de forces. Mais c’est là une grille déterministe qui ne résiste pas à une lecture attentive des évènements : d’une part, les conditions mêmes du blocage tactique et de l’attrition évoluent de manière non linéaire depuis 2022 – les adversaires s’adaptent – et, d’autre part, des perspectives existent pour rétablir (ou subir) le retour de la manœuvre.

Il faut tout d’abord relever que, depuis février 2022, les conditions d’échec de la manœuvre ont considérablement changé selon les phases du conflit. Elles ont résulté de la confrontation de facteurs qui, chaque fois, ont été considérés comme devant peser à l’avenir de manière déterministe… Or, chaque fois, le caractère changeant de la guerre a fait que ces facteurs ont été dépassés, que ce soit par adaptation ou par épuisement. Ainsi, la manœuvre russe initiale a été mise en échec par ce qui pouvait ressembler à une « non – bataille » théorisée par Guy Brossollet. On a alors relevé l’importance des réserves humaines instruites, du missile portatif, antichar ou antiaérien, mais aussi d’une artillerie mobile réactive et de complexes reconnaissance – frappe décentralisés s’appuyant sur des drones de grande taille et des terminaux mobiles. Il faut bien admettre aussi que l’armée russe s’est en grande partie piégée elle – même dans cette phase initiale, n’anticipant qu’une vaste opération de police sous le seuil d’une vraie confrontation armée – même s’il ne faut pas sous-estimer le succès de la manœuvre de sortie depuis la Crimée jusqu’à Kherson et Melitopol.

Ce contexte semblait condamner définitivement le char de combat principal et l’hélicoptère. Pourtant, cette domination de « Sainte Javeline et GIS Arta » n’a pas duré. L’épuisement rapide des stocks de certains missiles, l’activation des défenses antiaériennes, le retour d’une guerre électronique massive et brutale fondée sur des systèmes aussi anciens que pléthoriques et la reconstitution d’une ligne de front continue ont débouché sur la « phase des villes ». De Marioupol à Bakhmout, en passant par Severodonetsk-Lyssytchansk, on a alors pensé que le combat urbain déterminerait ce conflit (et neutraliserait – encore – la manœuvre), avec ses caractéristiques classiques : égalisation des niveaux de force, neutralisation d’une partie des communications, réduction des lignes de vue, difficulté du ravitaillement des forces imbriquées… Les caractéristiques de l’urbanisme moderne (béton armé remplaçant les briques et le bois, caves et parkings souterrains, réseaux enterrés, immeubles de grande hauteur) rendant le fait urbain encore plus difficile à aborder ou à contourner qu’au siècle dernier.

Pour autant, là encore, les combats urbains n’ont pas suffi à expliquer l’échec de la manœuvre et ne résument pas le blocage tactique actuel. L’offensive ratée menée par l’Ukraine à l’été 2023 sur un terrain ouvert et peu urbanisé a été l’occasion de (re)découvrir la défense en profondeur, basée sur des fortifications, un terrain valorisé et miné, des intervalles battus par les feux et une capacité de contre – mobilité dynamique, appuyée par des lance – roquettes, des chars et des hélicoptères (ressuscités après avoir été condamnés). Un système défensif connu en fait depuis la Deuxième Guerre mondiale, esquissé par les Français sur la Somme en juin 1940, perfectionné par les Soviétiques et les Allemands au long du conflit et mis en équations par Stephen Biddle (1). Ce système a été d’autant plus efficace pour mettre en échec la tentative ukrainienne qu’une grande partie de l’ISR des deux camps est relativement sanctuarisée, que les Russes bénéficiaient de renseignements sur les options ukrainiennes et que l’Ukraine ne disposait ni d’assez de moyens de bréchage, ni de troupes suffisamment entraînées, ni d’assez de munitions d’artillerie (et notamment d’obus fumigènes). Là encore, une partie des conditions propices à la manœuvre n’étaient pas réunies par l’attaquant.

Mais c’est le dernier avatar du blocage tactique qui suscite les réactions les plus extrêmes et parfois les plus enthousiastes, en raison de la montée en puissance des drones FPV (First person view) dans l’effort défensif ukrainien. Désespérément à court d’obus, l’Ukraine a joué la substitution et il est probable que, aux heures les plus difficiles de 2024, le pays a bien été sauvé en partie par ces petits drones. La place prépondérante qu’ils occupent aujourd’hui dans les pertes infligées à l’armée russe en dit long : alors que l’artillerie ukrainienne a sans doute provoqué plus de la moitié des pertes russes en 2022, on en attribue début 2025 entre 60 % et 70 % aux drones FPV, malgré un taux d’échec de plus de 60 % (2). Ces engins ont, en Ukraine, effectivement remodelé les conditions du combat. La situation du front à l’été 2025 est celle d’une vaste « kill zone » de 10 à 20 km de profondeur, dans laquelle tout groupe humain ou véhicule en mouvement à découvert est localisé en quelques minutes par des drones de patrouille et attire sur lui un grand nombre de drones FPV, dont une part croissante est filoguidée par fibre optique, et donc à l’épreuve du brouillage. Même les tranchées tendent à devenir intenables, laissant place à un damier peu dense de postes de quelques fantassins. La conséquence est une diminution notable de la densité des troupes au kilomètre carré de ligne de front – si l’utilisation du mot « ligne » a encore un sens.

Toutefois, cette domination du champ de bataille par les drones ne doit pas être perçue comme hégémonique et il y a fort à penser qu’elle pourra refluer à l’avenir. Ainsi, les drones sont moins dominants dans les secteurs boisés. De même, le brouillard, le vent et les intempéries dégradent considérablement leurs conditions d’emploi, tout comme l’obscurité, là où obus et bombes d’aviation continuent de tomber. Il ne faut d’ailleurs pas sous – estimer l’importance de l’aviation tactique russe et de ses bombes guidées, qui joue le rôle d’artillerie lourde pour oblitérer une à une les positions ukrainiennes. Il faut également garder à l’esprit que si les drones s’adjugent le gros des pertes russes, ils s’appuient toujours sur un système de forces ukrainien diversifié. Le fait qu’une capacité de combat de « pointe » s’adjuge le gros des pertes adverses n’est pas nouveau. En mai-juin 1940, les tankistes allemands n’étaient que quelques dizaines de milliers sur une armée de plus de trois millions d’hommes et n’auraient pas pu triompher sans le reste de leur armée.

Le fait que les drones, en Ukraine, soient producteurs d’images en même temps qu’effecteurs cinétiques leur donne une prime à la visibilité qui tend à effacer le rôle critique des autres armes : les mines sont toujours là, leur action inhibitrice du mouvement mécanisé continue ; l’artillerie peut toujours tirer sur les concentrations de troupes ; les armes légères, missiles antichars et mortiers demeurent les outils de base de l’infanterie et les systèmes de guerre électronique continuent de modeler l’usage ou le déni d’usage du spectre électromagnétique. Dans les airs, l’aviation de combat des deux camps a su s’adapter avec succès. Enfin, surtout peut-être, la relative transparence du champ de bataille est très spécifique à ce conflit, qui continue de sanctuariser une grande partie des capacités de détection des belligérants. Et même dans ces conditions de transparence sanctuarisée, l’Ukraine est parvenue à monter au moins par deux fois des offensives qui ont « surpris » l’armée russe, en septembre 2022 à Kharkiv et en août 2024 à Soudja, avec un rétablissement, au moins temporaire, des conditions propices à la manœuvre blindée – mécanisée, provoquant rupture et exploitation, même si dans un cas comme dans l’autre les gains furent limités et que, en 2024, un certain acharnement opérationnel pour des raisons politiques est rapidement devenu contre-productif.

En fin de compte, ce que dit l’évolution du conflit concorde avec le déroulé des grands conflits « symétriques » du 20e siècle : une situation de blocage tactique peut survenir n’importe quand et avec n’importe quelle configuration de forces, à condition que les deux adversaires soient capables de « tenir » une ligne de front ininterrompue et profonde, avec suffisamment de capacités défensives (y compris dans les airs) et de moyens de contre-mobilité, et qu’en même temps aucun d’eux ne puisse s’affranchir des moyens défensifs adverses par des moyens offensifs, terrestres ou aériens. Ce dernier point est d’importance, puisque les doctrines occidentales ont été pensées pour tirer pleinement parti de la troisième dimension, afin de produire des effets systémiques en profondeur que les drones actuels seraient bien en peine de contrer, notamment sur les capacités de C2, de logistique et d’ISR adverses qui conditionnent une grande partie de l’efficacité des drones. Bien que la Russie puisse lancer des milliers de drones de type Shahed sur l’Europe, il ne fait guère de doute que l’OTAN serait en mesure d’en détruire rapidement les usines de production, ce dont l’Ukraine est incapable. Prudence, donc, face aux conclusions rapides qui pourraient sacrifier un système de forces occidental pensé sur le temps long pour la chimère d’une innovation mal construite. L’ombre de la Jeune École n’est pas loin et l’histoire montre qu’un nouveau système d’armes en complète toujours un ancien, mais ne le remplace presque jamais.

Du front occidental de la Première Guerre mondiale à l’Ukraine en passant par la guerre Iran-Irak ou le Haut – Karabagh, le blocage tactique a pris des formes très diverses, selon qu’étaient disponibles mitrailleuses et barbelés, mortiers, mines ou missiles antichars et maintenant drones. Mais les drones pourraient tout aussi bien accompagner une manœuvre mécanisée, à condition qu’une bulle de supériorité défensive dans la troisième dimension, qui serait propice à la concentration d’efforts en un point faible du dispositif adverse, puisse être construite et tenue. À ce titre, il faut se méfier des effets de rétroaction : plus les drones prennent l’ascendant et plus ils incitent à la diminution de la densité des troupes, afin d’en diminuer la vulnérabilité. Pour l’heure, cette diminution de la densité des forces est compensée par une plus grande allonge et une plus forte létalité du complexe reconnaissance-frappe dronisé. Mais il arrivera sans doute un point de rupture lorsque la densité des forces sera devenue tellement faible qu’une concentration de troupes, même limitée, pourra obtenir une supériorité locale écrasante, propre à restaurer, au moins temporairement, les conditions de la manœuvre mécanisée, ou au moins motorisée.

Pour accompagner ce retour finalement inéluctable de la manœuvre, l’adaptation de la force est bien entendu cruciale et l’Alliance atlantique doit trouver un équilibre entre préservation des acquis de la puissance et construction d’une masse dronisée à un coût compétitif. Si le renouveau de la défense sol-air basse couche est maintenant acté et que le besoin de capacités d’autoprotection des véhicules est bien compris, il importe également de traiter les aspects non matériels du cycle DORESE (3) : adapter la doctrine de manœuvre à la menace dans la troisième dimension, notamment dans sa partie logistique ; revoir la chaîne des ressources humaines pour intégrer la fonction de droniste sans rogner – encore – sur les effectifs de l’infanterie ; intégrer les drones et leurs contre – mesures dans tout le cycle d’entraînement…

L’allègement d’une partie des forces de combat est certainement à envisager, ce qui permettrait aussi de former de nouvelles unités de manœuvre moins coûteuses, en partie composées de réservistes. Le chantier de cohérence est vaste, et ne doit pas se limiter aux drones : les mines sont par exemple toujours un problème, qui impose la remontée en puissance du génie de combat. Seule une approche cohérente permettra de ne pas subir le piège de la course toujours perdue après le « dernier objet innovant ». C’est à ce prix que les forces au sol pourront évoluer à la fois vers une plus grande mobilité tactique et vers une meilleure capacité à projeter leurs moyens de bréchage et leur propre écran de drones, pour neutraliser le complexe reconnaissance – frappe adverse tout en bénéficiant des effets systémiques des frappes dans la profondeur, menées par l’aviation de combat et de nouveaux missiles sol-sol. Le drone aura alors trouvé sa place de maturité dans le combat combiné aéroterrestre du 21e siècle, toujours propice à la manœuvre.

Notes

(1) Stephen Biddle, Military Power: Explaining Victory and Defeat in Modern Battle, Princeton University Press, Princeton, 2006.

(2) Jack Watling et Nick Raynolds, « Tactical Developments During the Third Ear of the Russo-Ukrainian War », RUSI, Londres, février 2025.

(3) Doctrine, organisation, ressources humaines, entraînement, soutien, équipement.

Stéphane Audrand

areion24.news