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vendredi 28 novembre 2025

Une vision australienne de l’Indo-Pacifique

 

Le concept géopolitique de l’Indo-Pacifique a émergé dans les milieux stratégiques indiens, mais l’Australie fut la première à l’adopter officiellement en 2012, puis à en faire un pilier central de son engagement international depuis 2017.

Uu fil du temps, l’optimisme initial de Canberra à l’égard de la région a cédé la place à un sentiment plus pessimiste, marqué par une transition vers une approche régionale caractérisée par un équilibrage plus ferme, particulièrement face à la montée en puissance de la Chine et au relatif déclin américain dans la région. C’est dans ce contexte fluide et complexe que la stratégie indo-pacifique australienne s’est définie et continue d’évoluer.

L’Indo-Pacifique australien

L’utilisation actuelle du terme « Indo-Pacifique » en tant que concept géopolitique a commencé dans les milieux de la politique stratégique indienne, comme l’explique l’analyste stratégique indien C. Raja Mohan dans son livre Sino-Indian Rivalry in the Indo-Pacific (Carnegie Endowment for International Peace, 2012). Cependant, l’Australie a été le premier pays à intégrer ce concept dans un document officiel pour définir sa région de manière plus étendue, notamment à travers le livre blanc de 2012 intitulé « L’Australie au siècle asiatique ». Ce document a reconnu un changement significatif en cours dans l’économie mondiale, où l’Asie, et surtout la Chine, jouent un rôle de plus en plus prépondérant, aussi bien dans les domaines économiques que géopolitiques.

Pour Canberra, l’Indo-Pacifique n’était donc pas seulement une description géographique, mais aussi une stratégie pour gérer la montée de la Chine dans un domaine stratégique plus vaste créé par les évolutions politiques, commerciales et de développement économique. Comme l’a souligné Rory Medcalf, l’un des défenseurs les plus éloquents de ce concept, l’Indo-Pacifique vise à organiser une réponse collective à la Chine « sans recourir à la capitulation ou au conflit ». À cette époque, même sans être officiellement intégrée à la politique australienne, l’idée de l’Indo-Pacifique gagnait du terrain à Canberra, mettant en avant la notion d’une région plus étendue et interconnectée, ainsi qu’une stratégie pour guider le pays dans cette direction.

Le défi chinois

L’Australie a longtemps considéré un équilibre stratégique favorable en Asie comme essentiel pour sa sécurité. Malgré l’essor économique de la Chine au début des années 2000, Canberra restait optimiste, persévérant à penser que Pékin n’était pas en mesure de modifier l’équilibre stratégique régional. Cependant, le livre blanc sur la politique étrangère de 2017 a marqué un changement de ton, exprimant soudainement une vision plus sombre de la région tout en soulignant la confiance continue dans le rôle des États-Unis pour assurer la stabilité régionale. Néanmoins, en 2020, au cœur de la pandémie de Covid-19, l’Australie a publié une réinitialisation de sa politique de défense, reconnaissant une intensification rapide de la compétition géopolitique et des risques accrus d’instabilité, en particulier avec la Chine. Le document met d’ailleurs en lumière le contraste avec l’optimisme antérieur de Canberra et détaille la réponse de l’Australie à cette évaluation plus sombre de la région.

Plusieurs éléments ont poussé l’Australie à assombrir ses perspectives. Tout d’abord, un doute sur la fiabilité à long terme des États-Unis, en partie influencé par la présidence rocambolesque de Donald Trump. Bien que l’Australie reste engagée envers son alliance avec les Américains, elle reconnait la nécessité croissante de développer une politique étrangère plus indépendante. Ensuite, une méfiance grandissante envers la Chine a poussé Canberra à une politique étrangère plus dure envers Pékin. En effet, l’Australie, inquiète de l’ingérence chinoise sur son territoire, a adopté des mesures telles que la législation sur l’ingérence étrangère en 2018 et l’interdiction des entreprises chinoises Huawei et ZTE dans la participation à la construction du réseau 5G national. De plus, la déclaration publique en avril 2020 demandant une enquête internationale sur les origines de la pandémie de Covid-19 a fortement entaillé la relation sino-australienne, renforçant l’idée de relations conflictuelles quasi inévitables (1). Le résultat fut une détérioration sérieuse de la relation bilatérale entre Pékin et Canberra entre 2018 et 2022, marquée par une absence d’interaction significative et une coercition économique sélective de la part de la Chine. Bien que l’élection du Premier ministre Anthony Albanese en 2022 ait entrainé un dégel lent, l’attitude fondamentale de Canberra persiste.

D’après Nick Bisley, professeur australien de relations internationales, le changement d’attitude de Canberra envers la Chine s’explique principalement par quatre raisons.

Tout d’abord, une inquiétude croissante à Canberra quant à l’influence de la Chine dans la société australienne et à la manipulation de la politique domestique du pays. L’affaire Sam Dastyari en est une bonne illustration : en 2017 ce politicien a été confronté à la controverse en raison de ses liens avec des donateurs chinois et sujet d’allégations compromettant l’intérêt national de l’Australie. L’affaire Dastyari a déclenché une période d’examen minutieux par le gouvernement et les médias des liens entre l’argent lié au Parti communiste chinois et les hommes politiques australiens, révélant que les entreprises affiliées à la Chine étaient les plus grands donateurs des deux principaux partis politiques, contribuant à hauteur de plus de 5,5 millions de dollars australiens de 2013 à 2015.

Ensuite, le comportement de la Chine dans la région a suscité des doutes quant à la capacité de l’ancien ordre international fondé sur des règles (« rules-based international order ») à contenir la Chine, doutes exacerbés notamment par la fragilité américaine dans la région. Les revendications de souveraineté chinoises sur des iles en mer de Chine méridionale ont créé des tensions avec d’autres pays tels que Brunei, l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines, Taïwan et le Vietnam. Malgré le rejet de ces revendications par la Cour permanente d’arbitrage de La Haye en 2016, saisie par les Philippines, la Chine a maintenu ses actions dans la région, ce qui a entrainé des contentieux récurrents avec ses voisins et les États-Unis.

Cela contribue aussi au fait que l’Australie ne fait plus entièrement confiance à la Chine pour promouvoir la stabilité internationale et des relations positives avec d’autres pays. Finalement, l’attitude australienne envers la Chine a été renforcée par l’autoritarisme croissant de Xi Jinping et ses implications régionales et mondiales.

Un recalibrage régional

Aujourd’hui, les objectifs stratégiques fondamentaux de l’Australie pour la région demeurent tels qu’ils sont depuis 2012. Il s’agit d’avoir un équilibre stratégique stable et favorable, une économie ouverte, et une approche largement libérale pour la gestion de l’ordre international. Cependant, l’évaluation actuelle beaucoup plus pessimiste de la région, centrée sur les préoccupations concernant la Chine, a conduit l’Australie à opter pour une approche différente pour atteindre ses objectifs.

Dans un premier temps, l’Australie aspire à réorienter sa politique de défense en renforçant sa capacité militaire, en gagnant en autonomie dans le déploiement de forces armées, et en intensifiant la coopération avec d’autres nations, avec un accent particulier sur l’Asie du Sud-Est et le Pacifique sud. Confrontée à une instabilité perçue dans la région, Canberra envisage une augmentation significative de ses dépenses de défense au cours des deux prochaines décennies.

En second lieu, l’Australie réoriente sa politique en mettant l’accent sur le Pacifique grâce à son initiative « Pacific Step-up », soulignant un réengagement géopolitique en réponse à l’influence croissante de la Chine, comme illustrée par l’accord sécuritaire entre Pékin et les Iles Salomon. Cette démarche englobe une intensification des programmes d’aide au développement, un engagement renforcé à travers des initiatives telles que la mobilité de la main-d’œuvre et l’ouverture de nouveaux postes diplomatiques dans la région, ainsi qu’un soutien accru aux infrastructures pour favoriser le développement et la stabilité dans la région.

Aussi, l’Australie cherche à renforcer sa nouvelle approche stratégique en formant des coalitions multinationales, en particulier avec le Quad (Australie, États-Unis, Inde, Japon). En effet, moins de 24 heures après son investiture, le Premier ministre Albanese a rencontré les dirigeants des trois pays, soulignant ainsi l’importance et la volonté de revitalisation de la coopération avec les partenaires clés de l’Indo-Pacifique. De même, à travers le pacte AUKUS avec les États-Unis et le Royaume-Uni, l’Australie cherche à renforcer la coopération entre ses partenaires démocratiques et anglophones, afin de contrer les tentatives de la Chine de modifier le statu quo dans la région. L’accord vise notamment à renforcer la sécurité et les capacités militaires de l’Australie en collaborant étroitement avec ses alliés, tout en envoyant un signal de consolidation fort à la région.

Enfin, l’engagement institutionnel est essentiel pour l’Australie dans la région de l’Indo-Pacifique. En tant que membre actif des regroupements régionaux, notamment l’APEC (Coopération économique pour l’Asie-Pacifique) qu’elle a contribué à créer, Canberra considère l’architecture institutionnelle comme cruciale pour renforcer son influence et maintenir son ordre régional.

Au fil des dernières années, le paysage stratégique de l’Australie s’est considérablement complexifié, principalement en raison de la montée en puissance de la Chine, de son défi croissant à l’ordre indo-pacifique sous l’égide des États-Unis, et de la possibilité croissante de conflits entre États. Face à ces évolutions, l’Australie a entrepris un réajustement stratégique en adoptant une politique de rééquilibrage ferme. La revitalisation du format Quad et l’annonce d’AUKUS peuvent également être interprétées comme des témoignages de cette évaluation.

Malgré sa capacité historique à gérer des relations diversifiées, le recentrage australien sur la Chine complique la gestion des relations régionales en raison de la diversité politique et économique de ces pays de l’Indo-Pacifique. Les choix stratégiques de l’Australie risquent ainsi de compromettre sa capacité à promouvoir ses multiples intérêts dans un environnement régional toujours plus complexe.

Note

(1) T. Struye de Swielande et K. Orinx, « Chine-Océanie : fin de la lune de miel ? », Les Grands Dossiers de Diplomatie no 62, juin 2021 (https://​digital​.areion24​.news/​c2q).

Alexandre Dayant

areion24.news