La perception actuelle de la menace russe par les Polonais est fondamentalement façonnée par des expériences historiques qui sont profondément personnelles pour de nombreuses familles. En effet, la Pologne et la Russie ont une histoire complexe de conflits qui s’étend sur plusieurs siècles. La Russie a participé aux trois partitions qui ont rayé la Pologne de la carte pendant 123 ans, et a dominé la Pologne pendant 45 ans après la Seconde Guerre mondiale. Alors que, selon les évaluations militaires (1), la Russie pourrait potentiellement mener une attaque contre un membre de l’OTAN le long de son flanc oriental dans les années à venir, la stratégie de la Pologne vis-à-vis de la Russie se fonde sur cette évaluation et englobe la dissuasion militaire, l’isolement diplomatique et la confiance dans les alliances occidentales.
Le néo-impérialisme russe comme principale source de préoccupation
Début 2020, lors d’un exercice sur la perception des menaces européennes, des groupes de réflexion sont chargés d’identifier les trois principales menaces posées par des pays spécifiques. L’équipe qui a étudié la France a identifié le terrorisme, la prolifération nucléaire et le désordre international comme étant les principales préoccupations du pays. D’après les réponses des participants, les principales préoccupations de la Pologne étaient les suivantes : la Russie, la désunion transatlantique et la trahison potentielle de ses alliés. Il s’agit là d’une caractérisation très précise de la Pologne qui s’est encore accentuée. Depuis lors, la Russie a envahi illégalement l’Ukraine, tandis que les États-Unis sont sur la voie de la confrontation avec l’Europe. La Pologne doit prendre toutes les mesures possibles pour éviter que la troisième peur ne devienne une réalité. Elle doit ainsi gérer ses alliances européennes avec le plus grand soin.
L’expansion de sa puissance militaire doit être complétée par une coopération politique renforcée, des consultations intergouvernementales accrues et une communication régulière entre les administrations alliées. Pour paraphraser Theodore Roosevelt : « Parlez doucement, et tenez un gros bâton, vous irez loin. »
Le caractère néo-impérial de la politique russe et son invasion de l’Ukraine façonnent les relations entre la Pologne et la Russie. La stratégie de la Russie va au-delà des menaces militaires conventionnelles pour inclure des tactiques de guerre hybride, la Pologne devenant la plus grande cible de cyberattaques dans l’Union européenne (UE), faisant face à « quelques milliers d’incidents cybernétiques quotidiens » (2). Les relations bilatérales entre les deux pays se limitent à des contacts essentiels entretenus par les représentations diplomatiques restantes. L’invasion totale du 24 février 2022 a conduit à l’arrêt ou à la suspension de toutes les formes de coopération économique, culturelle et scientifique entre la Pologne et la Russie. Dans un sondage réalisé par l’European Council on Foreign Relations (ECFR) (3), 72 % des Polonais interrogés considèrent la Russie comme un rival et un adversaire, tandis que 1 % la perçoivent comme un allié qui partage leurs intérêts et leurs valeurs. Ce sentiment public s’aligne sur les positions officielles. Ainsi, à la fin de l’année 2022, le Parlement polonais a reconnu la Russie comme un État qui soutient le terrorisme et utilise des mesures terroristes (4). La stratégie de sécurité nationale de la Pologne affirme que « la menace la plus sérieuse est la politique néo-impérialiste des autorités de la Fédération de Russie, également mise en œuvre par la force militaire » (5).
Préparer sa défense à la haute intensité
Pour contrer cette menace aux multiples facettes, la Pologne a développé une approche à deux volets. Premièrement, elle prépare son armée à un éventuel conflit de haute intensité, tout en renforçant ses défenses contre les tactiques hybrides et les campagnes de désinformation. Deuxièmement, la Pologne a adopté une stratégie à la fois défensive sur le plan militaire et assertive sur le plan diplomatique, en se concentrant sur plusieurs domaines d’action clés : le renforcement des capacités de défense, l’amélioration de la coopération régionale, le soutien de la sécurité collective de l’OTAN, la mise en exergue de la menace russe et la pression en faveur de l’isolement diplomatique de la Russie.
La dimension militaire est cruciale. Les dépenses de défense de la Pologne en pourcentage du PIB sont en hausse depuis 2014, date à laquelle elle a atteint l’objectif de 2 % fixé par l’OTAN. En 2024, le pays a consacré un peu moins de 4 % de son PIB à la défense. Le gouvernement vise à porter ce chiffre à 5 % et à le maintenir pendant les dix à quinze prochaines années, afin d’éviter la guerre. La Pologne réarme, modernise et transforme également ses forces armées. Cela implique le retrait progressif des équipements soviétiques obsolètes et le réarmement après le transfert d’une grande partie de ses équipements à l’Ukraine.
Depuis 2022, la Pologne poursuit activement ses acquisitions d’armes (6), qui comprennent entre autres des véhicules de combat et des chars (Abrams, K2 Black Panther), des chasseurs d’assaut (F-35, FA-50, Saab 340 AEW), des hélicoptères d’attaque (Apache, Black Hawk, AW149), des obusiers automoteurs et des systèmes de défense aérienne (K9, Patriot, Krab), ainsi que des frégates, pour renforcer les capacités de ses forces armées. L’objectif du gouvernement de Donald Tusk est que la moitié des équipements soient fabriqués en Pologne. La transformation des forces armées et la stratégie d’approvisionnement ne représentent qu’une composante de la transformation plus large de la défense polonaise.
S’appuyant sur ces investissements matériels, le Premier ministre polonais a récemment annoncé une série de mesures supplémentaires destinées à remodeler fondamentalement le dispositif de sécurité du pays. Tusk a déclaré que la Pologne avait besoin d’une armée de 500 000 soldats, y compris de réservistes, justifiant cette nécessité par la taille de l’armée russe et des forces ukrainiennes chargées de la combattre. Le nombre de réservistes formés sera ainsi augmenté et une formation militaire « à grande échelle » sera proposée à tous les hommes adultes, afin qu›ils deviennent des « soldats à part entière en temps de conflit ». Comme les pays baltes, il a également annoncé son retrait de la convention d’Ottawa sur l’interdiction des mines antipersonnel, en arguant que les menaces potentielles contre la Pologne utilisaient déjà de telles armes. Pour contrer et prévenir les attaques de la Biélorussie, la Pologne et les trois pays baltes renforcent par ailleurs leur frontière orientale avec des bunkers, des champs de mines et des obstacles antichars, ainsi qu’avec des équipements de surveillance et des systèmes antidrones. En prévision des élections présidentielles de mai 2025, et compte tenu de la rhétorique anti-européenne des États-Unis, le Premier ministre s’efforce de rassurer les citoyens polonais quant à leur sécurité. Il a déclaré que la Pologne devait rechercher des solutions à la pointe de la technologie dans le domaine des armes nucléaires. Cette déclaration fait référence à des partenariats stratégiques plutôt qu’à des capacités indigènes, car la Pologne ne construira pas son propre arsenal nucléaire dans un avenir prévisible. Mais le pays prend ses précautions. La Pologne est actuellement en discussion avec la France concernant sa proposition d’étendre le parapluie nucléaire français.
La coopération régionale face à l’imprévisibilité de Trump
La politique de sécurité et de défense de la Pologne repose sur trois piliers essentiels : l’OTAN, l’UE et les relations bilatérales avec les États-Unis. L’OTAN est le principal garant de la défense collective par le biais des forces conventionnelles et de la dissuasion nucléaire élargie. La Pologne plaide en faveur d’une présence robuste de l’OTAN sur le flanc oriental. La participation à l’OTAN et à l’UE est renforcée par un réseau complexe de partenariats militaires et de sécurité multilatéraux, minilatéraux et bilatéraux avec d’autres nations européennes, des alliés de l’OTAN et des pays de l’Indo-Pacifique partageant les mêmes idées. La Pologne vise ainsi à préserver l›architecture de sécurité existante en Europe et cherche également à empêcher, à tout prix, le retrait des armes et des troupes américaines du continent. Il est à craindre que Donald Trump ne consente à réviser l’architecture de sécurité de l’Europe avec Vladimir Poutine et que, une fois un cessez-le-feu instauré en Ukraine, certains pays européens ne cherchent à normaliser leurs relations avec la Russie.
Les États-Unis devenant plus imprévisibles, la Pologne se tourne de plus en plus vers la coopération régionale au sein de l’UE, et renforce ses partenariats bilatéraux pour assurer sa propre sécurité dans un paysage géopolitique en mutation. En particulier, la coopération nordique et balte ainsi que la défense de l’UE gagnent en importance. Le gouvernement revitalise les accords bilatéraux avec la France, le Royaume-Uni, la Turquie et l’Allemagne. Les autorités prévoient ainsi de signer un nouveau traité d’amitié franco-polonais à la fin du mois de juin, à Nancy. Dans la profession diplomatique, il faut un peu de chance. « J’ai eu la chance d’arriver à Varsovie à une époque de changements radicaux, notamment dans l’approche de la Pologne à l’égard de l’Europe et de la France », a déclaré l’ambassadeur de France en Pologne, Étienne de Poncins. Le Triangle de Weimar (7), tout comme les Neuf de Bucarest (8), servent de plateformes de concertation diplomatique et politique. Bien que de nombreux formats se recoupent, une puissance militaire en développement se doit de disposer de multiples canaux d’explication et de consultation.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a accru les inquiétudes de la Pologne en matière de sécurité et l’a incitée à adopter une position militaire et diplomatique plus ferme. La réponse globale de la Pologne à la menace russe allie puissance militaire et diversification stratégique et diplomatique au-delà de son partenariat traditionnel avec les États-Unis en matière de sécurité. Tout en maintenant l’OTAN comme pierre angulaire de sa sécurité, la Pologne renforce de manière pragmatique les alliances européennes et les formats régionaux pour se prémunir contre les incertitudes géopolitiques. Le succès de cette stratégie dépend du maintien d’une transformation militaire ambitieuse, tout en gérant efficacement les relations d’alliance nécessaires pour empêcher la troisième crainte historique de la Pologne — l’abandon par ses alliés — de se matérialiser.
Notes
(1) Dariusz Pogorzelski, « Liczna armia jest potrzebna » [« Une grande armée est nécessaire »], Nasz Dziennik, 2 décembre 2023 (https://rebrand.ly/e673be).
(2) D’après Krzysztof Gawkowski (ministre de la Numérisation et vice-Premier ministre du Conseil de Pologne), lors du TTE Telecom Council (transport, télécommunications et énergie) qui s’est tenu à Varsovie en mars 2025.
(3) Jana Puglierin, Arturo Varvelli, Pawel Zerka, « Transatlantic twilight: European public opinion and the long shadow of Trump », ECFR, 12 février 2025 (https://rebrand.ly/0bde3e).
(4) Elżbieta Witek, « Resolution of the SEJM of the Republic of Poland on the recognition of the Russian Federation as a state supporting terrorism », 14 février 2022 (https://rebrand.ly/t395cm8).
(5) Bureau de sécurité nationale polonais (BBN), [« Stratégie de sécurité nationale de la République de Pologne »], 2020 (https://rebrand.ly/w9oiv9j).
(6) Mateusz Madejski, [« L’armée polonaise devient une puissance. Voici l’équipement que nous attendons »], Business Insider, 25 janvier 2025 (https://rebrand.ly/226c17).
(7) Coopération trilatérale instaurée en 1991 entre la Pologne, la France et l’Allemagne.
(8) Organisation créée en 2015 et regroupant neuf pays anciennement membres de l’URSS ou du pacte de Varsovie (Bulgarie, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Roumanie, Slovaquie, Tchéquie).
Marta Prochwicz
