On se croirait dans une start-up. Salle de pause moderne enveloppée d’arômes de café, open space1 lumineux où des plantes s’épanouissent. Seuls les souvenirs de mission installés sur les bureaux et les lignes de code qui défilent sur les écrans trahissent l’endroit dans lequel nous sommes : les locaux de la discrète DGSE. C’est ici que nous rencontrons Victor, 1,90 m, t-shirt blanc et baskets. À 32 ans, il est l’un des spécialistes de l’intelligence artificielle (IA) générative2 du service. Un prénom d’emprunt, car il ne peut révéler son travail pour la Piscine3. Ses amis le pensent ingénieur pour une entreprise ordinaire. Il s’amuse : « Le secret vous apprend l’humilité : impossible de raconter un succès opérationnel quand je les retrouve autour d’un verre ! »
Son attirance pour les chiffres remonte à l’adolescence. « Je viens d’une famille mi-ingénieure, mi-médecin. Au lycée, je me refusais à avoir de bonnes notes dans les matières littéraires », confie-t-il dans un sourire. Après un baccalauréat scientifique, Victor intègre une école d’ingénieurs parisienne, où il se spécialise dans l’IA. « C’est la combinaison entre l’informatique et les statistiques, avec une prise en compte des besoins de l’utilisateur, de l’humain derrière la machine finalement », explique-t-il. Son master en poche, il se dirige vers les cabinets de conseil en tant que data engineer puis data scientist. En français, le premier collecte toutes les données de la société et les achemine vers des entrepôts de stockage. Le second les analyse, les modélise afin d’identifier des tendances, de prédire des comportements ou d’optimiser des processus. Mais Victor s’interroge sur le sens de sa mission. « Je conseillais des entreprises du CAC40, ce qui ne correspondait plus à mes valeurs », avoue-t-il. Il rejoint dès lors un service du Premier ministre, où il collabore avec des équipes de la DGSE. Après deux ans, il doit se décider : « retourner dans le privé ou tenter l’aventure du renseignement. Le choix du cœur l’a emporté, pour un métier au service de la France et avec un haut niveau technique. »
Algorithmes top secret
Désormais membre du service, il occupe différents postes avant de devenir responsable de l’équipe dédiée à l’IA générative. Créée en 2023, cette petite équipe ne cesse de croître. Sa mission : développer le « ChatGPT » de la DGSE. « Au travers d’une barre de recherche, les agents auront accès à toutes les données du service. Un véritable moteur de recherche avec lequel nous pourrons interagir et converser », détaille l’ingénieur.
La DGSE collecte une telle masse d’informations, que « repérer la bonne donnée au bon endroit revient à chercher une aiguille dans une botte de foin… voire plusieurs », illustre-t-il. L’outil s’emparera de cette charge, offrant un gain de temps prodigieux à toute la direction, de la recherche massive à la synthèse sourcée de longs documents dans des langues diverses, en passant par la création de formations individualisées. Malgré les apparences, son poste n’est pas qu’un travail de laboratoire. « C’est arrivé qu’un événement géopolitique nous oblige à réagir très vite, se souvient l’ingénieur. L’urgence consistait alors à collecter du renseignement pour servir les décisions politiques. »
Dans ce cas, l’opérationnel prend le pas. Une cellule de crise se forme en quelques heures avec des experts de différents organismes. « On peut alors demander à mon équipe de créer une fonctionnalité qui n’existe pas encore, ou bien d’appuyer directement les équipes renseignement. » Un travail collectif où chacun a son rôle. En parallèle, Victor contribue à l’élaboration et à la mise en œuvre de la feuille de route de l’IA du service, qui bénéficiera à l’ensemble des organismes du premier cercle. « De concert avec la communauté du renseignement, l’équipe développe des capacités au service de tous », souligne-t-il.
« Nous ne pouvons pas rater ce train. La valeur transformative de l’IA ne nous le permet pas », assène le jeune spécialiste. On se croirait toujours dans une start-up. Pourtant, ici, les données ne servent pas à vendre, mais à protéger. Et Victor, lui, est bien plus qu’un data scientist : c’est un agent secret du numérique.
Notes
1 Espace de travail ouvert.
2 Branche de l’intelligence artificielle qui permet de créer du contenu nouveau à partir de données d’apprentissage.
3 Surnom familier de la DGSE.
Laura Garrigou