Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mardi 25 novembre 2025

La campagne des Indes (1781-1783) ou l’art opératif sur mer

 

Quand on songe à la guerre navale de l’ère classique, ce sont d’abord des tableaux qui remontent à la mémoire : on y voit invariablement des vaisseaux canonner d’autres vaisseaux, comme si tout se résumait aux batailles. Or, au-delà des batailles, il y a les opérations. Celles du bailli de Suffren aux Indes sont un modèle du genre.

En 1775 commence la guerre d’Indépendance américaine. Trois ans plus tard, la France entre en lice aux côtés des insurgés d’outre – Atlantique, bientôt rejointe par l’Espagne et par les Provinces – Unies. Les trois premières puissances maritimes d’Europe continentale entendent en effet profiter des circonstances pour briser l’hégémonie que la Royal Navy a commencé d’établir sur les océans depuis les années 1750.

Une mission, un chef, des moyens

Si le principal théâtre d’opérations est l’Atlantique, on se bat aussi dans l’océan Indien. Depuis ses défaites de la guerre de Sept Ans, la monarchie française n’y conserve que l’île Maurice – alors appelée île de France –, mais elle compte l’utiliser comme base pour attaquer les établissements anglais de l’Inde. Elle dispose d’alliés sur place : d’abord les Hollandais, qui y ont quelques ports, ensuite Haïder Ali, sultan de Mysore et ennemi juré d’Albion. À Versailles, on espère le voir prendre la tête d’une insurrection qui bouterait les Anglais hors d’Inde, privant Londres de l’une de ses plus riches colonies.

Encore faut-il pouvoir envoyer des renforts dans l’océan Indien, ce qui, en ces temps d’avant le canal de Suez, suppose de transiter par le cap de Bonne – Espérance. Comme ce dernier est alors une colonie hollandaise, y faire escale ne pose aucun problème… à moins que l’ennemi ne s’en empare. Or, en mars 1781, le renseignement français apprend qu’une expédition anglaise aux ordres du commodore Johnstone a appareillé pour Le Cap. M. de Castries, secrétaire d’État à la Marine, met aussitôt sur pied une contre – expédition visant à occuper la place avant les Anglais. Compte tenu de l’urgence, une telle mission doit être confiée à un chef énergique : ce sera le chevalier Pierre – André de Suffren.

Alors âgé de 51 ans, cet officier provençal sert sur mer depuis 37 ans, tantôt sous le pavillon du roi de France, tantôt sous celui des Hospitaliers de Malte. Ce double cursus l’a lesté d’une expérience impressionnante : non seulement il totalise 22 campagnes, sept commandements et cinq combats, mais il a pratiqué tout le clavier de la stratégie navale, de la guerre d’escadre chère à la marine royale aux spécialités maltaises que sont la guerre de course et les opérations littorales (1). Par ailleurs, Suffren a un compte à régler avec les Anglais, qui l’ont fait prisonnier en 1747-1748 puis en 1759-1760. Il a commencé à leur rendre la monnaie de leur pièce en 1778-1780, années au cours desquelles il a fait preuve d’un mordant exceptionnel.

Les consignes de Suffren sont d’acheminer au Cap un convoi de huit navires portant un corps expéditionnaire de 1 000 hommes. Pour escorter ce convoi, il dispose de cinq vaisseaux de ligne et d’une corvette, soit à peu près la force que l’on prête à Johnstone. Une fois sa mission accomplie, il devra rallier l’île de France et se mettre aux ordres de M. d’Orves, qui commande l’escadre française de l’océan Indien.

La Praya : de la défaite à la victoire

Le 22 mars 1781, la division Suffren appareille de Brest. Au matin du 16 avril, elle est en vue de La Praya, principal port des îles du Cap-Vert ; Suffren a décidé de faire escale dans cet archipel portugais parce que l’un de ses vaisseaux a une avarie. C’est alors que son navire d’avant – garde détecte des bâtiments ennemis à l’ancre dans le port : il y a là cinq vaisseaux, trois frégates et un convoi d’une quarantaine de navires. Point n’est besoin d’être grand clerc pour comprendre qu’il s’agit de l’expédition Johnstone.

En deux minutes, Suffren analyse la situation : soit il poursuit sa route avec une demi-journée d’avance sur son adversaire (le temps que celui-ci rappelle ses équipages à bord et appareille) ; soit il attaque immédiatement. La première option est hasardeuse, car sur un trajet de plusieurs milliers de kilomètres, les Anglais auront maintes occasions de rattraper et de dépasser sa division, ralentie par le navire avarié. La seconde présente elle aussi un risque, parce que les vaisseaux français ne se sont pas préparés au combat ; du moins sont-ils sous voiles, ce qui leur donne l’initiative. Or, s’il est un atout auquel tient Suffren, c’est bien celui-là. Vers 9 heures, il ordonne au commandant de son vaisseau amiral, Le Héros, de piquer droit sur La Praya.

Mais tout à sa soif d’action, Suffren n’a pas eu ou n’a pas pris le temps d’exposer son plan à ses lieutenants : aussi n’est-il suivi que par un seul de ses vaisseaux, et encore son commandant n’a-t‑il pas fait son branle-bas de combat, doutant probablement que l’on puisse attaquer dans un port neutre. C’est pourtant une pratique récurrente dans la Royal Navy… et un avantage dont Suffren n’entend pas lui laisser l’exclusivité ! Vers 11 heures, les deux vaisseaux français mouillent au beau milieu des navires ennemis ; Le Héros ouvre immédiatement le feu, l’autre avec un net retard. Bientôt, toute l’escadre anglaise canonne les malheureux bâtiments. En une heure, ceux-ci ont plus d’une centaine de tués et Suffren doit les exfiltrer de la fournaise. Mais cette désastreuse entrée en matière a si peu entamé sa pugnacité qu’il range sa division en ligne de bataille devant La Praya. Intimidé par son culot, Johnstone renonce à reprendre le combat. La division française poursuit alors sa route vers Le Cap.

En dépit de ce succès moral, Suffren a essuyé un lourd revers. Pendant plus de deux mois, sa hantise est que les Anglais ne le devancent au Cap. Mais le 20 juin, lorsqu’il arrive enfin devant son objectif, il constate avec soulagement qu’ils n’y sont pas. Et pour cause : sonné par l’attaque – surprise du 16 avril, qui lui a causé de gros dégâts matériels, Johnstone a attendu plus de deux semaines avant de reprendre sa route. À son arrivée au Cap le 22 juillet, il doit se rendre à l’évidence : la colonie hollandaise est aux mains des Français. La défaite tactique essuyée par Suffren à La Praya a en somme débouché sur une victoire opérative, condition sine qua non pour poursuivre la campagne.

En route pour l’Inde

Après plus de deux mois de réparations, la division Suffren reprend la mer le 26 août 1781. Elle arrive à l’île de France le 24 octobre et y est amalgamée avec l’escadre de M. d’Orves, qui compte désormais 11 vaisseaux et sept frégates. Cette force appareille pour l’Inde le 7 décembre, escortant 10 navires de commerce qui portent 2 500 hommes. Au cours de la traversée, Suffren s’illustre en capturant un petit vaisseau anglais qui est intégré à l’escadre française.

Mais le vrai tournant de la campagne intervient le 3 février, lorsque M. d’Orves, mourant, remet à Suffren le commandement de l’escadre. L’impétueux Provençal se trouve désormais à la tête de 19 unités de combat et jouit d’une grande liberté d’action compte tenu de la distance qui le sépare de Versailles. Les instructions officielles sont explicites à cet égard : « La sagesse de Sa Majesté ne lui a pas permis de fixer en particulier aucune opération ; elle sait qu’à 4000 lieues d’elle, il serait imprudent d’en déterminer. » Il est juste demandé à l’escadre de tout faire pour « ruiner [le] commerce [des Anglais] et détruire ceux de leurs établissements qu’[elle] pourra attaquer (2) ».

Cette latitude exalte Suffren, mais elle comporte aussi des risques : habitué au mode d’action très individualiste des chevaliers de Malte, il n’a pas l’habitude des grands commandements, comme l’a montré son attaque brouillonne à La Praya. Circonstance aggravante, il s’est d’emblée mal entendu avec les officiers de l’escadre d’Orves, leur reprochant de former une coterie plus soucieuse de ses trafics à l’île de France que du succès des vaisseaux du Roi. Les Anglais disposent d’autre part d’un atout tactique : leurs vaisseaux sont doublés en cuivre, ce qui les rend plus rapides – un atout dont manquent les deux tiers des bâtiments français. Enfin, on a appris par des marchands que l’ennemi s’était emparé de Negapatam, sur la côte orientale de l’Inde, et de Trincomalé, à Ceylan, deux bases hollandaises sur lesquelles comptait Suffren. La suite de la campagne s’annonce donc difficile.

Mêlées indécises

Le 7 février 1782, l’escadre arrive sur la côte est de l’Inde, dont le tracé rectiligne offre peu de bons mouillages. Or, un mouillage, Suffren en a impérativement besoin pour débarquer ses troupes et établir une base d’opérations. Le 14 février, il se présente devant Madras et y surprend l’escadre de l’amiral Hughes, forte de neuf vaisseaux seulement ; il renonce cependant à l’attaquer, car elle est couverte par des batteries côtières, et choisit de descendre sur Porto-Novo. Mais Hughes appareille aussitôt et donne la chasse au convoi français.

Pour gagner la liberté d’action qui lui permettra de mettre à terre le corps expéditionnaire, Suffren doit vaincre l’escadre anglaise. Le 17 février, il engage la bataille au large de Sadras, mais soit qu’il ait mal expliqué son plan à ses capitaines, soit qu’ils l’aient mal compris, sept seulement des vaisseaux français participent à la bataille. Toutefois, ils portent de tels coups aux Anglais que Hughes doit se réfugier à Trincomalé. Comme à La Praya, le demi – échec tactique de Suffren ne l’a donc pas empêché d’atteindre son objectif opératif, puisqu’il peut débarquer les troupes françaises à Porto – Novo. Une fois à terre, celles-ci vont s’emparer d’un meilleur mouillage, celui de Gondelour, dont Suffren fera sa base principale sur la côte indienne.

En attendant, l’amiral a mis le cap sur Ceylan, où il compte retrouver et battre l’escadre anglaise. Le 12 avril, une nouvelle bataille a lieu près de l’îlot de Provédien. Hughes ayant reçu deux vaisseaux supplémentaires, ce sont désormais 11 unités anglaises qui affrontent les 12 vaisseaux de Suffren. Mais à la fureur de ce dernier, seuls cinq de ses bâtiments s’engagent avant qu’une bourrasque ne jette le désordre dans les deux escadres. Les Anglais regagnent alors Trincomalé cependant que Suffren trouve asile en un autre point de la côte ceylanaise.

Le 3 juin, après avoir réparé ses avaries, l’amiral repart vers la côte indienne. Apprenant que Haïder Ali se rapproche de Negapatam, il décide de l’aider à reconquérir cette place. Mais Hughes l’y a devancé, d’où une troisième rencontre entre les deux hommes le 6 juillet. Chacun d’eux aligne 11 vaisseaux, car l’un des navires français est en réparation. De nouveau, une tempête vient interrompre les combats ; de nouveau aussi, Suffren est mécontent de ses capitaines, et cette fois-ci il sévit, démettant quatre d’entre eux de leur commandement.

Bien que ses instructions lui conseillent d’appareiller dès juillet pour l’île de France afin d’y hiverner, Suffren décide de rester sur les côtes indiennes le plus longtemps possible, car il craint que Haïder Ali n’interprète son éloignement comme un lâchage. Or, l’alliance avec le sultan est essentielle à la réussite de la campagne, ne serait-ce que parce que le ravitaillement de l’escadre en dépend largement. C’est pourquoi Suffren rencontre le prince indien fin juillet. Il lui apporte d’excellentes nouvelles : un convoi de troupes françaises est en route pour l’Inde et deux nouveaux vaisseaux vont bientôt rallier l’escadre.

Le 21 août, ces deux vaisseaux rejoignent Suffren à Ceylan. L’amiral y prépare un grand coup pour lequel il s’est fait prêter des troupes indiennes et hollandaises : la prise de Trincomalé. Le 26 août, il débarque 2 300 hommes autour de ce port, dont la garnison capitule dès le 31. Il était temps : le 2 septembre, l’escadre anglaise arrive à la rescousse. Le lendemain a lieu le quatrième duel entre Hughes et Suffren. Avec 14 vaisseaux et une frégate contre 12 vaisseaux anglais, le Provençal a la supériorité numérique, mais seules trois de ses unités combattent. Si elles s’en sortent avec 25 % de pertes et de très gros dégâts, elles en ont aussi infligé aux Anglais, qui ont dû se replier sur l’Inde.

La situation de l’escadre n’en est pas moins inquiétante. Non seulement trois vaisseaux ont souffert, mais un autre s’échoue le 7 septembre. Les relations entre Suffren et certains de ses capitaines sont plus exécrables que jamais : il accule quatre d’entre eux à la démission. Enfin, on apprend que Gondelour est assiégée par les Anglais. Le 1er octobre, Suffren quitte Ceylan pour porter secours à sa base indienne, devant laquelle il arrive le 4 ; mais il perd de nouveau un vaisseau par échouage. Il parvient néanmoins à débarquer des renforts qui sauvent Gondelour.

Cependant, Hughes est parti hiverner à Bombay et l’escadre française, épuisée, a grand besoin d’une pause. Suffren appareille donc pour Achem, comptoir hollandais à l’ouest de Sumatra, dont le mouillage est meilleur que celui de Gondelour et les possibilités d’approvisionnement plus grandes qu’à Trincomalé. Plus éloigné de l’Inde, le lieu est également plus sûr pour organiser le rendez – vous entre l’escadre française et les troupes qui doivent prochainement arriver.

La victoire du bailli

L’escale indonésienne est brève – sept semaines à partir du 2 novembre 1782 –, mais réparatrice, car Suffren veille à la santé de ses équipages. Par ailleurs, les purges qu’il a opérées semblent avoir assaini l’atmosphère morale de l’escadre. En contrepartie, il reçoit de mauvaises nouvelles : le convoi de renforts, attaqué dès sa sortie de Brest, a perdu une partie de ses effectifs ; ce qu’il en reste est bloqué à l’île de France par une épidémie.

Suffren ne se démonte pas pour autant. Voulant devancer les Anglais, il appareille dès le 20 décembre 1782 et longe la côte de l’Inde avec ses vaisseaux en raflant tous les marchands ennemis qu’il rencontre, puis rallie Trincomalé ; quant à ses frégates, il les envoie écumer le golfe du Bengale. Cette razzia lui permet de se procurer de l’argent, des vivres, des mâts, bref tout ce dont il manque. Il peut ainsi vivre sur l’ennemi, tradition typiquement maltaise.

Le 10 mars 1783, les renforts arrivent enfin : 35 navires portant 2 500 hommes et escortés par quatre vaisseaux font leur jonction avec l’escadre Suffren à Trincomalé. L’amiral se hâte de débarquer ce corps expéditionnaire à Gondelour, puis revient s’embosser à l’abri des forts de Trincomalé. Il a en effet appris que l’ennemi a lui aussi reçu de nouveaux bâtiments : le rapport de forces s’établit désormais à 18 vaisseaux anglais contre 15 français. Compte tenu de l’usure préoccupante de ces derniers, Suffren entend éviter toute bataille jusqu’à nouvel ordre.

Mais le 7 juin, l’amiral apprend qu’une armée anglaise de 15 000 hommes marche sur Gondelour où ne se trouve qu’une petite garnison, le gros du corps expéditionnaire opérant ailleurs. À contrecœur, il lui faut voler au secours du port assiégé. Parti de Trincomalé le 11 juin, il aperçoit l’escadre ennemie le 13. Après de savantes manœuvres, les deux flottes se livrent une ultime bataille devant Gondelour le 20 juin 1783. Cette fois-ci, l’escadre du Bailli s’est formée sur une ligne impeccable et lui-même, mûri par ses précédentes déconvenues, ne se rue plus au combat, mais le commande à distance depuis une frégate. Bien que huit des 15 vaisseaux français ne soient pas doublés en cuivre, contrairement aux 18 vaisseaux anglais, Suffren contraint ces derniers à se replier. Neuf jours plus tard intervient l’armistice.

Un bilan remarquable

Pour beaucoup d’historiens, les exécrables relations de Suffren avec ses capitaines expliqueraient ses échecs tactiques – il n’a pas coulé un seul vaisseau adverse – et par conséquent la perte de l’Inde. Il y a là une complète erreur de perspective. Que le bailli ait été caractériel, c’est indéniable ; mais qu’il ait été entouré de brebis galeuses ne l’est pas moins, pour preuve l’amélioration de la discipline consécutive à leur renvoi. Quant à lui reprocher de n’avoir pas envoyé par le fond de vaisseaux anglais, c’est oublier que les combats navals du 18e siècle aboutissaient rarement à cette conclusion : compte tenu de la résistance des coques de chêne, on cherchait plutôt à démâter l’adversaire qu’à le couler. Enfin, la mission assignée à Suffren n’a jamais été de reconquérir l’Inde, mais d’y retenir le plus de forces ennemies et d’y soutenir le sultan de Mysore. Or, ces résultats ont été atteints, ce en quoi l’amiral provençal a contribué à faire de la guerre d’Amérique une victoire française.

En se focalisant sur les batailles, les critiques de Suffren ont donc manqué l’essentiel, à savoir le talent opératif grâce auquel il a monté ces batailles en série de façon à atteindre ses objectifs stratégiques. La mise en sécurité du Cap pour pouvoir gagner l’Inde, la mise à terre de troupes pour appuyer Haïder Ali, la conquête de Trincomalé pour disposer d’une base fortifiée, les deux sauvetages de Gondelour pour garder un accès au continent, l’hivernage à Achem pour remettre l’escadre en condition, la guerre de course dans le golfe du Bengale pour la ravitailler : autant de séquences opératives dont les batailles n’ont été que des conditions ou des corollaires, et qui ont permis au bailli de remplir sa mission en dépit de circonstances très difficiles.

Notes

(1) Voir l’article que nous avons consacré aux Hospitaliers de Malte dans Défense & Sécurité Internationale, hors-série n° 103, août-septembre 2025.

(2) Cité par Rémi Monaque dans Suffren (Tallandier, Paris, 2009, p. 206). À compléter par Suffren et ses ennemis (La Varende, Les Éditions de Paris, 1948).

Martin Motte

areion24.news