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mardi 14 octobre 2025

Penser la guerre. Dissuasion et service national

 

On a régulièrement évoqué dans le cadre de ces chroniques l’atonie du débat français sur les sujets de défense, ponctuée de-ci de-là par quelques polémiques éphémères. On s’est agacé d’un plébiscite récent du « retour au service militaire » souvent conçu sans rapport avec de quelconques considérations militaires, ni même politiques, mais comme simple instrument potentiel d’éducation ou de rééducation de la jeunesse, ou d’une armée que l’on pourrait employer à n’importe quelle tâche intérieure pour pallier les défaillances ou les manquements de n’importe quel secteur d’activité ou groupement professionnel. On a également remarqué que les Français avaient tendance à envisager la force de dissuasion nucléaire comme un instrument de paix absolue plutôt que de défense, à ignorer le rapport entre dissuasion nucléaire et intérêts vitaux et donc l’importante question du seuil nucléaire.

Tous ces éléments peuvent a priori apparaître comme disparates et sans lien particulier les uns avec les autres. On essaiera de montrer, en revenant sur le dernier grand débat de défense en France, qu’il est probable qu’ils soient en réalité historiquement et significativement liés (1). L’organisation militaire et la doctrine de défense françaises, conçues dans le débat stratégique des années 1960 (2) et officialisées dans le Livre blanc de 1972, vont nourrir, au cours des années 1970, dans le contexte international de la guerre froide, une polémique nationale dont l’intensité sera au plus haut de 1973 à 1975. À un premier moment de débat à dominante technique entre spécialistes des questions stratégiques, militaires et civils, succède une mêlée nationale, à dominante idéologique et morale, remettant en cause, tous azimuts, le système militaire français (doctrine, structures et culture militaires, relations entre armée et société). Elle se soldera par l’adoption d’un consensus durable sur les modalités de la défense du pays. Période pénible sans doute pour les militaires et les responsables politiques français, mais sans égale au 20e siècle du point de vue de l’ampleur et de l’effervescence du débat public sur les questions de défense.

Le Livre blanc de 1972 présente la stratégie de dissuasion nucléaire de la France, dite du faible au fort : « La puissance de destruction, massive et instantanée que procure l’arme nucléaire rend inconcevable la guerre totale comme moyen actif de la politique. Le risque nucléaire fonde l’ère de la dissuasion. […] Celle-ci repose sur une commune intelligence par les adversaires de la démesure du risque encouru. Elle ne vaut et ne s’applique que dans le cas d’une menace directe sur les intérêts vitaux de l’un et si elle fait peser sur l’autre un risque immédiat hors de proportion avec l’enjeu du conflit. » La doctrine officielle souligne cependant que cette dissuasion par voie nucléaire du faible au fort ne peut fonctionner que pour la défense des intérêts vitaux du pays. Or l’ensemble des intérêts français ne relève pas de la catégorie des intérêts vitaux. La France doit donc posséder, en plus de sa capacité nucléaire, des forces conventionnelles suffisantes, une force aéronavale et des forces à projeter outre – mer ou en Europe. Les objectifs prioritaires en matière de défense sont au nombre de trois, et forment trois « cercles » spatiaux, du plus proche au plus lointain : défendre l’intégrité du territoire français ; concourir au maintien de la paix en Europe ; préserver les intérêts français outre – mer. À ces trois « cercles » correspondent des moyens opérationnels spécifiques. Ils doivent répondre au but ultime de la politique de défense fixé par le général de Gaulle au début des années 1960 : la maîtrise par la France de son propre destin.

C’est dans ce contexte que la polémique nationale est déclenchée par la manifestation, au printemps 1973, de 300 000 lycéens contestant la loi Debré (ministre de la Défense de 1969 à 1973) sur les sursis militaires. Des comités de soldats se forment au sein de l’armée, revendiquant le droit d’association, et certains appelés se retrouvent en cagoule et uniforme dans des manifestations de rue. Le retour au calme et à l’ordre se fait cependant assez rapidement et sans incident, tandis que l’opinion publique s’empare du sujet de la défense française. « Mai 1968 militaire » à retardement, l’agitation autour de l’armée ne peut néanmoins être réduite à un retour de l’antimilitarisme bourgeois ou au développement de nouvelles formes de contestation militaire, écologistes par exemple (mouvements dans le Larzac tout au long des années 1970). Le système militaire français présente des failles objectives : l’ardeur mise à défendre la force de frappe et la doctrine de dissuasion a ôté une grande partie de sa crédibilité fonctionnelle à l’institution de la conscription ; la culture et les 

pratiques militaires dominantes au début des années 1970 sont peu ou prou celles de la fin du 19e siècle, alors que les caractéristiques scolaires, sociales et culturelles de la jeunesse française se sont considérablement transformées.

C’est surtout par voie de presse que s’exprime la polémique, à travers des articles au ton parfois violent publiés dans des journaux ou des revues généralistes par des contributeurs occasionnels. Ce sont eux qui, en général, doutent du système militaire et de la politique de défense, quand les spécialistes, civils ou militaires, se retrouvent plutôt en position sinon de le justifier, au moins de l’expliquer. À partir de la seconde moitié des années 1970, la polémique, sans disparaître, se calme notablement, et c’est la conversion officielle du Parti socialiste à la dissuasion nucléaire, en 1978, qui y mettra un terme.

Bien que s’emparant de sujets divers, la controverse nationale a pour thème central l’institution de la conscription. Quand le choix de la dissuasion nucléaire est intégré au débat, c’est globalement moins pour en discuter la pertinence que pour mettre en avant les incohérences du système militaire français. Au-delà des frictions idéologiques, le nœud du problème peut se résumer ainsi : dans un contexte général de rupture sociopolitique entre société militaire et société civile, l’orientation nucléaire de la défense et, plus largement, la technicisation et la spécialisation croissantes des armées tirent les structures militaires vers l’armée de métier, quand la tradition démocratique française et les conséquences d’un éventuel échec de la dissuasion les retiennent dans l’armée de conscription.

Toutes les critiques adressées au service militaire par la jeunesse dans les années 1970 ne relèvent en effet pas d’une réaction idéologique antimilitariste, même si celle-ci est très prégnante et virulente à l’époque. L’institution souffre par ailleurs de problèmes d’adaptation au contexte contemporain. À partir de la fin des années 1960, le service militaire répond de moins en moins à une finalité opérationnelle et, du point de vue sociopolitique, sa justification classique, la sauvegarde du régime républicain, est de moins en moins crédible.

En 1965, la loi du 9 juillet a remplacé l’expression « service militaire » par celle de « service national », comprenant l’ancien service militaire auquel s’ajoute l’option d’un service civil sous de multiples formes. Ceux qui ne font pas leur service national sont soit dispensés, soit exemptés, soit engagés volontaires. Le système de sélection de la conscription n’est par ailleurs pas neutre socialement. C’est au total en moyenne un Français sur trois qui échappe au service militaire à partir des années 1970 (3). Or, le service militaire, dans ses fondements idéologiques, tire en France sa légitimité de son universalité et de son égalité. Certes, toute sa légitimité n’est pas sapée et on peut encore le justifier en soulignant qu’il permet d’obtenir des effectifs nombreux à un moindre coût, qu’il contribue activement à la stratégie de dissuasion nucléaire en montrant de manière tangible la volonté de défense populaire, qu’il est ancré dans une tradition républicaine à laquelle les Français sont très attachés. Sa légitimité ne s’effondre donc pas, mais elle est de plus en plus fragile.

En outre, les trois quarts des appelés servent dans l’armée de Terre, dont ils forment dans les années 1970 64 % du personnel (en très grande majorité dans le rang) (4). Or la défense du territoire français relève au premier chef, c’est inscrit dans le Livre blanc, de la capacité de dissuasion de la Force nucléaire stratégique, entièrement gérée par des militaires professionnels (y compris pour sa protection). Dans ce contexte, les appelés ont du mal à prendre au sérieux leur contribution à la défense nationale. De plus, même si une part non négligeable de la politique de défense de la France repose sur les forces conventionnelles, la hausse de la technicité des matériels utilisés et de leur coût en fait de plus en plus l’apanage des seuls professionnels. Les appelés sont ainsi souvent cantonnés aux tâches mineures au sein de l’armée de Terre. Ainsi, le rôle joué par les appelés dans l’organisation et le fonctionnement de la défense nationale correspond de moins en moins à la conception traditionnelle d’une armée fondée sur le principe de la conscription universelle et obligatoire. Celle-ci suppose, pour être légitime, que la contribution du contingent soit déterminante pour la défense du sol national, même si l’encadrement a une place prééminente au niveau de la conception et de l’organisation de la vie militaire.

Enfin, au sein d’une jeunesse pour qui l’affirmation de soi et l’autonomie individuelle deviennent des valeurs centrales, la vie militaire traditionnelle suscite de profondes frustrations. Les relations entre les appelés et l’encadrement sont teintées de méfiance et d’incompréhension. Les méthodes de commandement militaires, fondées sur la contrainte plus que sur la recherche de l’adhésion des subordonnés, passent de plus en plus mal dans le cadre d’une société qui se libéralise. Deux anciens appelés affirment en 1975 : « Sans effort pour enrichir les emplois confiés aux appelés et pour dissocier la considération attachée à une personne de sa place dans la hiérarchie militaire, on rendra ces emplois peu à peu, et sans doute plus vite qu’on le croit, intenables par les jeunes d’aujourd’hui. » Le pouvoir politique et l’institution militaire avaient pourtant déjà opéré des ajustements « libéraux », notamment un nouveau Règlement de discipline générale en 1966 et un premier Statut général des militaires en 1972. Les transformations qu’ils portaient ne seront réellement développées dans la culture militaire française qu’avec quelques années de décalage. Tendanciellement, la part des appelés au sein de l’armée française n’a ensuite cessé de décroître jusqu’à la décision sans heurts, en 1997, de suspendre le service national.

L’orientation nucléaire de la défense française sous la Ve République, dans le contexte culturel et idéologique des années 1960/1970, a par conséquent participé à créer le dernier grand débat national sur la défense et s’est soldé par la mise en place à partir des années 1980 d’un « consensus nucléaire » impliquant un affaiblissement graduel de la conscription. Mais, au bout du compte, une extraordinaire ambiguïté plane sur ce consensus. L’adhésion de la population aux principes de la politique étrangère et de la politique militaire du général de Gaulle s’est faite en majorité sur la base de motivations opposées aux siennes. Le consensus français sur la défense est moins le signe de la volonté de la société de tenir un rôle majeur sur la scène internationale que la manifestation du désir d’être à l’abri de l’Histoire, et la fonction militaire n’acquiert en France à la fin du 20e siècle une légitimité sociale très étendue que dans la mesure où, dans les esprits, elle sert précisément à ne pas faire la guerre.

Notes

(1) Le contenu de la synthèse exposée est issu, après remaniement, de Laure Bardiès, « Deux siècles de sociologie militaire en France », Thèse de doctorat, sous la direction de Bernard Boëne, Université Toulouse I, 2008.

(2) Notamment entre les généraux Beaufre, Gallois et Poirier et Raymond Aron.

(3) Rémy Baudoin, Michel Stack et Serge Vignemont, Armée, nation : le rendez-vous manqué, Seuil, Paris, 1975.

(4) André Martel, « Soldats-citoyens et citoyens soldats : l’armée de la République est au service de la nation », dans André Corvisier, Histoire militaire de la France, tome 4, PUF, Paris, 1997.

Laure Bardiès

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