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mercredi 1 octobre 2025

Les rêves et désillusions de la jeunesse japonaise

 

À Tokyo comme dans les petites villes de province, une ambivalence marque le quotidien des jeunes Japonais. Dans une société fortement structurée, où l’excellence académique, la tradition et la stabilité semblent offrir un cadre rassurant, perdure un système qui, pour beaucoup, semble aujourd’hui ne plus répondre à leurs rêves. Entre pression scolaire, marché du travail incertain, et quête personnelle d’un sens souvent en décalage avec les attentes collectives, la jeunesse au Japon navigue dans les contradictions.

Selon les données récentes, le taux de chômage des jeunes (de 15 à 24 ans) est tombé à 3,9 % en 2024, un niveau historiquement bas dépassé peu avant la pandémie, mais qui ne traduit pas nécessairement une assurance d’emploi stable ou valorisant. Parallèlement, un rapport de l’UNICEF révèle que le Japon occupe une place préoccupante parmi les pays développés quant à la santé mentale de ses enfants et adolescents. Son taux de suicide chez les jeunes figure désormais comme le quatrième plus élevé parmi les nations riches, le pays étant classé 32ᵉ sur 43 pour le bien‐être mental.

Cette double réalité, avec une relative faiblesse du chômage statistique mais une montée de l’anxiété, des doutes, et de la fragilité psychologique, met en lumière la tension entre le modèle que la société japonaise continue de promouvoir (mérite scolaire, loyauté, stabilité) et les aspirations de jeunes générations qui ne se satisfont plus simplement des chemins tracés. En effet, les diplômes ne garantissent plus l’emploi stable autrefois promis, et les structures sociales traditionnelles paraissent moins aptes à contenir les désirs d’émancipation ou de sens personnel.

La pression académique : entre excellence et épuisement

Le système éducatif japonais repose sur un principe central, à savoir la réussite aux examens d’entrée, que ce soit pour accéder au lycée ou à l’université. Ces concours sélectifs, connus sous le nom de juken, déterminent en grande partie le futur académique et professionnel des jeunes. Ce modèle, décrit comme un gakureki shakai (une société où les diplômes et le prestige de l’établissement fréquenté dictent les perspectives de carrière) reste profondément enraciné dans la culture japonaise.

Plus de la moitié des lycéens poursuivent aujourd’hui des études supérieures, un chiffre en hausse constante depuis les années 1980. Mais cette démocratisation apparente de l’université s’accompagne d’une compétition toujours plus rude. Pour maximiser leurs chances de réussite, de nombreux élèves fréquentent des écoles privées du soir ou des prépas spécialisées, parfois jusqu’à tard dans la nuit. L’investissement financier des familles est important, tout comme l’investissement psychologique exigé des adolescents. Une enquête du ministère japonais de l’Éducation a révélé que plus de 60 % des collégiens participent régulièrement à des cours complémentaires. Cette course à l’excellence s’accompagne d’un climat d’anxiété généralisée, et les témoignages de jeunes parlant de fatigue chronique, de troubles du sommeil et de perte de motivation sont récurrents.

« J’ai ressenti une forte pression sociale. Heureusement, mes parents ou mes professeurs m’ont encouragée à être libre, mais j’avais peur du jugement et du harcèlement des autres. Je voulais aller dans un bon lycée donc il fallait de très bons résultats. J’y suis parvenue au prix de gros efforts, mais c’était tellement stressant, » explique Maki, 28 ans, qui travaille dans le développement commercial d’une entreprise à Tokyo.

La réforme éducative de 2002, portée par le mot d’ordre ikiru chikara (« la force de vivre »), visait à alléger cette pression en promouvant l’épanouissement individuel, la créativité et la résilience. Toutefois, les effets de cette politique ont été rapidement critiqués par l’opinion publique et une partie de la classe politique, qui l’accusait d’affaiblir le niveau scolaire du pays. Face à ces critiques, les gouvernements successifs ont fait marche arrière, réintroduisant progressivement des programmes plus exigeants et recentrant l’enseignement sur l’accumulation des connaissances. Résultat, un système hybride où coexistent l’injonction à la performance et une rhétorique officielle sur la valorisation de l’individu, souvent perçue comme déconnectée de la réalité vécue par les élèves et leurs familles.

Les conséquences psychologiques de cette pression sont préoccupantes. Le Japon détient l’un des taux de suicide adolescent les plus élevés parmi les pays développés. En 2022, près de 514 jeunes âgés de moins de 20 ans ont mis fin à leurs jours, un chiffre en hausse pour la troisième année consécutive, selon l’Agence nationale de la police japonaise. Ces données traduisent un malaise profond, car beaucoup d’adolescents se sentent prisonniers d’un système où l’échec scolaire équivaut à une forme d’exclusion sociale.

Au-delà des statistiques, ce sont des parcours de vie entiers qui se trouvent conditionnés. Ne pas réussir les examens d’entrée signifie, pour certains, être écarté d’un emploi stable et voir leurs perspectives d’avenir compromises. Le caractère « unique » de ces concours, chaque transition clé (lycée, université, premier emploi) reposant sur un recrutement ponctuel et définitif, rend les ratés d’autant plus lourds de conséquences. Contrairement à d’autres systèmes plus flexibles, le Japon offre peu de secondes chances.

Face à ces tensions, une partie de la jeunesse réagit par le retrait. Le phénomène des hikikomori, ces jeunes qui se coupent du monde et s’enferment dans leur chambre parfois pendant des années, a été interprété par des chercheurs comme une forme d’échappatoire à la pression scolaire et sociale. D’autres, qualifiés de NEET (Not in Education, Employment or Training), abandonnent toute trajectoire académique et professionnelle. Ces comportements traduisent moins un manque de motivation qu’un rejet d’un système perçu comme trop rigide et peu gratifiant.

Si le Japon continue d’afficher des performances académiques remarquables dans les classements internationaux, cette réussite collective masque un coût humain considérable. La pression académique engendre souvent fatigue et désillusion, et révèle l’écart croissant entre les attentes de la société et les aspirations d’une jeunesse en quête d’un équilibre plus juste entre excellence et bien-être.

Toutefois, l’engagement nécessaire pour avoir de bons résultats tout au long de son parcours scolaire peut aussi être une source de motivation chez certains individus, qui y voient un moyen de se dépasser : « Avec du recul, je pense que la pression scolaire était très positive pour moi. J’aurais aimé étudier davantage. Au Japon, l’université que l’on fréquente est, dans une certaine mesure, un baromètre de nos capacités. Beaucoup de cours étaient ennuyeux, et le niveau des enseignants n’était pas toujours bon, donc j’ai suivi des cours intensifs pour avoir de meilleurs résultats et, en plus du meilleur niveau des professeurs, c’était plus amusant que l’école, » souligne Daisuke, 40 ans, ingénieur logiciel à Fukuoka.

Un autre témoignage corrobore cette idée d’une pression positive : « J’ai également suivi les cours du soir, la pression des examens d’entrée au collège était énorme. Mais je ne l’ai pas ressentie de la part de mes parents ou de mes professeurs, car il était davantage de mon devoir d’intégrer une meilleure école que mon ancienne école primaire privée. Aujourd’hui, je pense que cette pression était positive, c’est ce qui m’a poussé et m’a mené là où je suis. Néanmoins, si je devais réformer un aspect de la société japonaise, ce serait l’éducation. Je pense qu’elle façonne véritablement l’avenir de l’économie et la puissance du Japon, » estime Yuri, 25 ans, qui travaille dans le marketing d’une grande entreprise japonaise.

Le marché du travail en mutation et les nouvelles quêtes de sens

Pendant des décennies, le marché du travail japonais a reposé sur une promesse implicite, celle de la sécurité. Le modèle de l’emploi à vie, adossé au système des salaires à l’ancienneté, assurait aux salariés une trajectoire linéaire. Intégrés dès la sortie de l’université, ils restaient fidèles à la même entreprise jusqu’à la retraite. Ce pacte social, qui a accompagné la croissance fulgurante du Japon d’après-guerre, liait stabilité économique et appartenance collective, et a façonné les rêves de plusieurs générations.

Mais ce modèle s’est fissuré au lendemain de l’éclatement de la bulle spéculative des années 1990. Dans un contexte de récession prolongée et de mondialisation accrue, les entreprises ont cherché à réduire leurs coûts salariaux en privilégiant des contrats précaires et flexibles. Dès le milieu des années 2000, plus d’un tiers des travailleurs japonais étaient employés comme non-regulars, des intérimaires, contractuels ou à temps partiel, contre 20 % seulement à la fin des années 1980. Les jeunes fraîchement diplômés, exclus de la « première vague » de recrutement, se sont retrouvés particulièrement vulnérables. Ceux qui entraient sur le marché du travail comme précaires avaient très peu de chances d’accéder par la suite à un poste stable.

Cette transition brutale a donné naissance à une génération marquée par l’incertitude. Décrite par certains chercheurs comme une génération perdue, elle se situe « entre la culture de la sécurité (pré-bulle) et la culture de l’incertitude (post-bulle). » Même les jeunes qui parviennent à décrocher un emploi régulier expriment un sentiment d’instabilité, car la sécurité n’est plus garantie et le risque de déclassement demeure constant. Pour beaucoup, l’ascenseur social semble en panne tandis que l’effort académique consenti pendant des années ne se traduit plus automatiquement en réussite professionnelle.

Cependant, la crise du modèle salarial a aussi ouvert des brèches. De nouveaux imaginaires émergent, qui redéfinissent ce que signifie « réussir » dans le Japon contemporain. Là où leurs parents rêvaient d’une maison, d’une voiture et d’une carrière linéaire, les jeunes Japonais tendent à privilégier l’équilibre, la créativité et l’épanouissement personnel. Certains se tournent vers les campagnes, participant aux mouvements dits U-turn ou I-turn, qui valorisent une vie plus proche de la nature et des communautés locales. D’autres investissent dans l’entrepreneuriat social ou culturel, créant de petites structures indépendantes, souvent à la croisée de l’économie numérique et de l’économie créative.

« Il ne fait aucun doute que le travail occupe une place importante dans la vie des Japonais. Il occupe la majeure partie de notre temps et constitue notre gagne-pain. Je pense également que les professions et le contenu du travail permettent d’évaluer le profil de chacun. Cependant, je pense que les valeurs évoluent constamment avec le temps. Autrefois, on avait l’impression que les Japonais travaillaient trop par rapport aux autres pays, mais les données montrent désormais que les Japonais travaillent en réalité moins d’heures. De plus, des expressions comme « équilibre entre vie professionnelle et vie privée » sont devenues courantes. Les Japonais ont tendance à croire qu’il faut « travailler avec modération » ou « travailler autant que possible, surtout quand on est jeune. » Je pense également qu’à l’ère de l’IA, les valeurs envers le travail continueront d’évoluer, » affirme le même Daisuke, ingénieur logiciel à Fukuoka.

Les technologies numériques jouent un rôle clé dans cette diversification des aspirations. YouTube, TikTok et d’autres plateformes offrent à de jeunes Japonais des espaces d’expression et parfois de monétisation de leurs passions. Elles permettent aussi de s’inspirer de modèles internationaux : freelances, travailleurs nomades, collectifs artistiques. L’individu est désormais encouragé à devenir un entrepreneur de sa propre vie, assumant à la fois ses risques et ses aspirations, dans un contexte où l’État et l’entreprise ne garantissent plus de protection inconditionnelle.

Entre rêves et désillusions, une génération perdue ?

Entre rêves et désillusions, la jeunesse japonaise incarne aujourd’hui l’un des paradoxes les plus saillants du Japon contemporain. Héritière d’un système éducatif qui valorise l’excellence mais engendre souvent l’épuisement, elle doit affronter un marché du travail où l’ancien pacte social de stabilité s’est effondré. La « génération perdue » qui a grandi dans l’ombre de la crise économique des années 1990 a transmis à ses cadets le sentiment que l’effort académique et la loyauté envers l’entreprise ne suffisent plus forcément à assurer l’ascension sociale.

Face à ce constat, une recomposition s’opère. Si certains jeunes choisissent l’adaptation silencieuse ou le retrait, d’autres expérimentent de nouvelles voies. Ces initiatives, modestes mais symboliques, dessinent les contours d’un Japon en mutation, où la réussite se mesure moins à la conformité qu’à la possibilité de mener une vie alignée avec ses valeurs.

La question demeure toutefois : cette diversification des aspirations sera-t-elle capable de transformer durablement les structures sociales et économiques du pays, encore fortement marquées par le poids de la hiérarchie, du conformisme et du vieillissement démographique ? Autrement dit, la quête de sens des jeunes Japonais restera-t-elle un ensemble de trajectoires individuelles ou pourra-t-elle se cristalliser en un projet collectif capable de redéfinir le futur du Japon ?

C’est dans cette tension entre continuité et rupture que se joue l’avenir d’une génération, certains y voient une jeunesse qui pourrait bien être le laboratoire d’une nouvelle manière d’imaginer le travail, le bonheur et le rôle de l’individu dans une société en transition.

 Sébastien Raineri

asialyst.com