Plusieurs exemples récents confirment que la chasse impitoyable à toute forme de dissidence ou de déviance idéologique demeure l’une des priorités du régime chinois. L’illustration d’une paranoïa qui atteste de sa fragilité alors même qu’il voudrait démontrer sa toute-puissance sur la scène internationale.
On pourrait croire que le pouvoir absolu qu’incarne le président Xi Jinping s’estime assez fort pour faire fi d’expressions non-conformes à l’idéologie communiste qui ne représentent guère de danger pour la stabilité du régime. La réponse est exactement inverse : ceux qui dérangent sont systématiquement châtiés, le signe d’une paranoïa dans laquelle le régime semble se complaire.
Dernier exemple en date, l’étudiante chinoise résidente en France Zhang Yadi (张雅笛), 22 ans, qui a disparu en Chine fin juillet. Elle était, comme chaque année, rentrée dans son pays natal le 5 juillet pour rendre visite à sa famille à Changsha (centre du pays) puis avait poursuivi son voyage à Shangri-La, une zone dans les contreforts de l’Himalaya à forte présence d’ethnies tibétaines dans la province du Yunnan (sud-ouest).
Le 30 juillet, Yadi ne répond plus à son compagnon, un Tibétain installé en Allemagne. Elle devait être formellement arrêtée un peu plus tard et accusée d’« incitation au séparatisme, » un « crime » qui, en Chine, est passible de cinq ans de prison. Une peine qui pourrait passer à quinze ans si elle devait être reconnue coupable d’être une meneuse.
La jeune femme écrivait régulièrement pour le site d’information en mandarin Chinese Youth Stand for Tibet (华语青年挺藏会 – la Jeunesse chinoise défend le Tibet), média issu du groupe du même nom qui avait émergé après les « manifestations des pages blanches » de novembre 2022. Durant celles-ci, de jeunes manifestants chinois avaient brandi des feuilles de papier vierges dans les rues de grandes villes en signe d’opposition à la politique draconienne « zéro-Covid » de Pékin ainsi qu’à la politique du Parti communiste chinois (PCC).
Le site publie des articles sur la plateforme Substack qui visent à « favoriser une meilleure compréhension de la culture tibétaine au sein des communautés de langue chinoise, à remettre en question et déconstruire le chauvinisme Han, et à dissiper les conflits et les préjugés ethniques. »
Ancienne étudiante de l’Ecole supérieure de commerce ESCP à Paris, Zhang Yadi qui, outre le mandarin, parle couramment le tibétain, le français et l’anglais, comptait poursuivre sa formation à la célèbre School of Oriental and African Studies (SOAS) de Londres. Projet aujourd’hui pour le moins compromis car en Chine une personne arrêtée pour un tel motif politique n’échappe qu’exceptionnellement à la rigueur d’une justice au service du pouvoir.
« Les autorités chinoises menacent d’emprisonner pendant des années Zhang Yadi, une étudiante activiste de 22 ans, pour avoir dénoncé l’injustice raciale et exercé pacifiquement ses droits, comme le font de nombreux jeunes gens dans le monde entier, » souligne Yalkun Uluyol, chercheur sur la Chine à Human Rights Watch. « Les autorités semblent craindre que les personnes qui construisent des ponts entre les ethnies ne s’écartent de la ligne officielle du Parti communiste chinois. »
Zhang Yadi « est sincère, passionnée et très courageuse, » relève Ginger Duan, la responsable de ce site où sont publiés des articles en anglais et en mandarin, cité par le quotidien Le Monde. Dans l’un de ses articles, le plus lu, elle tournait en dérision le narratif officiel de la propagande chinoise sur la « libération pacifique » en 1950 par l’Armée populaire de libération d’un Tibet prétendument soumis à un système de servage, le qualifiant de « plus grand mensonge de la propagande ethnique du PCC. »
Le monde des arts également visé
Le monde des arts n’échappe pas non plus aux sanctions du pouvoir communiste dès lors qu’il est jugé non orthodoxe. C’est ainsi que le 26 août 2024, une trentaine de policiers ont débarqué dans le studio des artistes renommés Gao Brothers à Yanjiao (Hebei), aux portes de Pékin, pour y mener une perquisition et saisir des documents, des ordinateurs, des disques durs et des œuvres.
Enchaînement classique : peu après, le Bureau de la Sécurité Publique chinois ordonne l’arrestation de Gao Zhen (高兟) qui, avec son frère Gao Qiang (高强), représente un binôme d’artistes dont la reconnaissance mondiale est établie de longue date.
Détenteur d’une carte verte américaine, il a été interpellé alors qu’il s’apprêtait à quitter la Chine pour les États-Unis avec sa compagne et leur fils de sept ans. Depuis ce jour, Gao Zhen est en détention à la prison de Sanhe (Hebei) en attente d’un procès pour « avoir attenté à la réputation et à l’honneur des martyrs et héros. » Il encourt trois ans d’emprisonnement. À 69 ans, sa situation physique et psychique est, selon son frère, devenue très préoccupante. Son avocat a demandé une libération anticipée pour lui permettre des soins urgents.
« De quoi Gao Zhen, un artiste et poète résolument humaniste, est-il coupable aux yeux des autorités chinoises cette fois-ci ? D’offrir au monde, depuis près de 40 ans, matière à voir, à penser, à imaginer ou à critiquer à travers les toiles, les sculptures, les poèmes, les installations et les photographies conçus avec son frère. Dans un régime politique comme celui de la Chine aujourd’hui, il paie de sa santé et de sa liberté le fait d’exercer cette activité essentielle et pacifique, » réagissent deux de ses amis en France, les sinologues Marie Holzman et Florent Villard.
Ce sont, semble-t-il, quelques créations anciennes proposant une représentation satirique de la figure sacralisée du « Président Mao » qui justifient la détention et la probable condamnation de Gao Zhen. Dans son réquisitoire, la justice chinoise ne retiendra sans doute que ces œuvres anti-autoritaristes ancrées dans l’histoire tragique et violente de la Chine populaire. Or, l’histoire contemporaine et les dirigeants de ce pays ne sont plus, depuis longtemps, le motif principal des œuvres des Gao Brothers. Ils vivent maintenant aux États-Unis et leurs créations les plus récentes portent sur des enjeux qui dépassent le contexte politique chinois, estiment ces deux sinologues.
Le procès de Gao Zhen est imminent. Il aurait refusé de signer des aveux de culpabilité contre « seulement » trois ans de prison, car, à l’évidence, il n’est pas coupable. Il sera défendu par Mo Shaoping, avocat de l’ancien prix Nobel de la paix Liu Xiaobo, mort en détention en 2017.
Gao Zhen, artiste renommé et résident américain, ne menait aucune activité directement politique contre le régime de Pékin. Il risque aujourd’hui une lourde peine de prison pour avoir simplement fait valoir son droit à l’expression artistique, relèvent Marie Holzman et Florent Villard. La description par Gao Zhen transmise à son frère de ses conditions de détention est terrifiante :
« Une vingtaine d’agents ont soudainement fait irruption et m’ont emmené. Après des heures d’interrogatoire – qui a commencé à 13 heures et s’est terminé à 3 heures du matin –, ils m’ont jeté dans une minuscule cellule humide de 5 à 6 mètres carrés. En ce moment, je suis assis à la fenêtre d’une cellule de 30 mètres carrés qui abrite quinze personnes et je t’écris cette lettre. La télévision hurle, les conversations des autres détenus saturent l’atmosphère. Au milieu du bruit, mes pensées dérivent à travers le temps et l’espace qui séparent ton passé de mon présent. Cela semble surréaliste, comme si je racontais une histoire lointaine. Et pourtant, tout ce qui se trouve devant moi est indéniablement réel. À l’instant, la porte de la cellule s’est ouverte. Un nouveau détenu vient d’arriver. Je dois m’arrêter là. »
Acharnement contre une lanceuse d’alerte sur le Covid
Autre exemple encore d’un véritable acharnement du régime : Zhang Zhan (张展), âgée de 42 ans, avocate et lanceuse d’alerte devenue lauréate du prix de Reporters sans frontières (RSF) pour la liberté de la presse, est incarcérée pour avoir publié sur le Web des vidéos sur l’épidémie de SARS-CoV-2 à Wuhan dès le début de l‘explosion de la pandémie de Covid-19 début 2020.
Elle est condamnée une première fois le 28 décembre 2020 à quatre ans de prison pour « crime d’incitation à des troubles à l’ordre public » et diffusion de fausses informations sur les réseaux sociaux à la suite de la mise en ligne de plusieurs séries de vidéos prises autour de l’hôpital central et de l’Institut de virologie de Wuhan début 2020, lorsque le virus alors inconnu du Covid-19 se met à circuler dans la ville de Wuhan, au centre du pays.
Dans ses quelques 120 vidéos diffusées, elle documente le premier confinement, montre les couloirs d’hôpitaux saturés de malades, les crématoriums qui tournent à plein régime, filme un mort dans la rue, rend un hommage vibrant au docteur Li Wenliang, qui avait, lui aussi, tenté d’alerter avant d’être harcelé par le régime. Il est lui-même décédé du Covid-19.
Le 13 mai 2020, elle se filme sur le parvis de la gare centrale de Wuhan et déclare : « Mon sentiment est que les autorités gèrent cette ville uniquement par l’intimidation et la menace. C’est vraiment la tragédie de ce pays, ou la tragédie de cette ville. »
La frêle jeune femme disparaît peu après. L’ONG Amnesty International apprend son arrestation, pieds liés, les mains menottées jour et nuit, nourrie de force par un tube lorsqu’elle a entamé une grève de la faim. En décembre 2020, elle devient la première des « citoyens-journalistes » chinois ayant osé raconter la réalité du Covid-19 à être condamnée.
Verdict : quatre ans de prison. Sa condition physique se détériore rapidement au point de friser la mort, selon des témoignages. Libérée en mai 2024 au terme de sa peine, elle reste sous étroite surveillance mais se remet à témoigner sur YouTube et y évoque le harcèlement subi par d’autres activistes.
Elle est à nouveau arrêtée en août 2024. Pendant son année de détention provisoire qui a précédé un nouveau procès, elle proteste encore contre le sort qui lui est réservé en refusant de s’alimenter et est à nouveau alimentée de force, selon RSF. Le 22 septembre, elle est condamnée à une nouvelle peine de quatre ans de prison pour le même motif : « incitation à des troubles publics. »
Pour Sarah Brooks, directrice pour la Chine à Amnesty International, « cette deuxième condamnation de Zhang Zhan trahit la priorité affichée par la Chine de faire respecter l’état de droit. À l’instar de […] tant d’autres, l’engagement de Zhang Zhan en faveur de la défense des droits humains et son refus de se taire – même après une peine de prison qui a mis sa santé et sa vie en danger – font d’elle une cible. »
Pékin a le bras long pour poursuivre ses dissidents à l’étranger
S’il n’est jamais bon en Chine de se rebeller ouvertement contre le système, il l’est encore moins de persister. Ceux qui font amende honorable ou se livrent à une auto-critique peuvent espérer sa mansuétude et même une certaine réhabilitation s’ils ont occupé des fonctions importantes comme Jack Ma, l’ancien chef du géant de la vente en ligne Alibaba qui, après une longue disparition, est récemment réapparu. Ceux qui, comme Zhang Zhan, s’obstinent, non. Car le régime veut en faire des exemples pour ceux qui seraient tentés de suivre la même voie.
Pour ceux qui ont réussi à fuir, dont notamment les anciens leaders des manifestations monstres contre l’ingérence de la Chine à Hong Kong en 2019 et 2020, le régime les poursuit sans relâche là où ils se trouvent, allant jusqu’à offrir des mises à prix et des récompenses pour ceux qui offriraient des informations permettant leur arrestation. Il en va de même des activistes ouïghours réfugiés à Paris ou ailleurs dans le monde, régulièrement harcelés par des agents de Pékin.
De plus, Pékin a le bras de plus en plus long pour contraindre des gouvernements étrangers à les extrader vers la Chine ou à leur refuser l’entrée sur leur sol. C’est ainsi que le militant prodémocratie à Hong Kong Nathan Law s’est vu refuser l’entrée à Singapour à son arrivée le 27 septembre en provenance de San Francisco, les autorités estimant que sa présence dans la Cité-Etat était contraire « à l’intérêt national de Singapour. »
L’un des principaux activistes du Mouvement des parapluies à Hong Kong, Nathan Law est réfugié politique au Royaume-Uni depuis sa fuite en exil en 2020. Il était pourtant porteur d’un visa à son arrivée à l’aéroport de Changi. Recherché par la police chinoise, il devait participer à une conférence privée à Singapour. Il a été retenu pendant quatre heures par les services d’immigration avant d’être expulsé. « On ne m’a posé aucune question et personne ne m’a donné de raisons pour ce refus, » a-t-il expliqué à la BBC.
« Les autorités de Hong Kong exhortent M. Law à cesser de mettre en danger la sécurité nationale et à retourner à Hong Kong, » a indiqué le ministère de l’Intérieur de Singapour qui a conclu un accord d’extradition avec Hong Kong.
Un défi rocambolesque lancé contre le régime
Mais tout système totalitaire doté d’un système de surveillance le plus sophistiqué soit-il peut demeurer défaillant comme le montre un épisode incroyable que raconte l’expert de la Chine Jean-Paul Yacine dans les colonnes de Questions Chine, site gratuit d’informations sur la Chine.
« Le 29 août dernier, vers 10h du soir, à Chongqing, l’immense mégapole de 32 millions d’habitants devenue une gigantesque municipalité autonome dans la province du Sichuan, un activiste a réussi l’exploit de projeter à distance sur la façade d’un immeuble une série de slogans critiquant la gouvernance du parti. Projetées par laser, les protestations défiant l’appareil au nez et à la barbe de la police pourtant omniprésente étaient sans équivoque, » écrit-il.
La teneur du message était celle-ci : « Vous qui refusez d’être des esclaves révoltez-vous (拒绝成为奴隶的人起来) […] Renversez la tyrannie du parti – fascisme rouge (推翻党的暴政 红色法西斯主义) […] La liberté n’est pas un cadeau reprenez-la (自由不是一份礼物, 收回它) […] Plus de mensonges, nous voulons la vérité. Plus d’esclavage, nous voulons la liberté (不再有谎言, 我们想要真相. 不再有奴役, 我们想要自由.) »
Il a fallu 50 minutes à la police pour localiser l’origine du laser qui venait d’un hôtel voisin, aussitôt fermé. Mais « contrairement à ce que tout le monde croyait, la mesure n’a pas mis fin aux projections. Quelques heures plus tard, la foule des curieux qui avaient commencé à se disperser, eut la surprise de voir en très grand format, toujours sur les vastes façades, une vidéo montrant cinq policiers entrant dans la chambre d’hôtel à l’origine du faisceau laser, » ajoute-t-il.
Alors que quatre policiers s’efforçaient d’éteindre le projecteur, les passants ont clairement vu les images en grand format d’un cinquième en train de désigner du doigt une caméra de surveillance pour alerter ses collègues qu’ils étaient filmés. Sur une table basse de la chambre se trouvait en évidence une lettre manuscrite adressée à la police : « Même si vous êtes aujourd’hui bénéficiaires du système, un jour vous en deviendrez inévitablement les victimes […] Alors, s’il vous plaît, traitez les gens avec bienveillance. »
Le lendemain, décidément insaisissable, le virtuose du laser projetait une image extraite d’une vidéo de caméra de surveillance, montrant sa vieille mère frêle et voutée interrogée par les policiers devant la maison familiale de son village. Mais, précise Jean-Paul Yacine, « le plus extraordinaire qui laissa les policiers interloqués fut que, quand ils investirent la chambre d’hôtel des projections, le coupable du nom de Qi Hong, 43 ans, avait déjà quitté la Chine avec sa femme et ses filles. »
Cet épisode qui a tourné la police en ridicule et défié l’appareil avait en réalité été piloté à distance depuis le Royaume-Uni. Les vidéos filmées par les téléphones portables ont été largement diffusées sur les réseaux sociaux. L’une d’entre elles, selon Jean-Paul Yacine, a été vue 18 millions de fois avant qu’elle ne soit censurée. Un internaute du nom de Li Ying avait écrit « Qi Hong a déjoué la police et l’appareil d’État – et ils ne pouvaient pas y faire grand-chose ». « Coup dur porté aux autorités qui ont consacré d’énormes ressources pour assurer la stabilité avant le défilé du 3 septembre, » ajoutait-il pour conclure ainsi : « Qi Hong a montré que le contrôle du PCC n’était pas infaillible. Ce n’est pas comme si nous ne pouvions rien faire. »
«Nous ne voulons pas d’un autocrate»
Après le célèbre « Tank Man, » cet homme qui avait osé défier une colonne de chars qui se dirigeait en direction du cœur de Pékin avant le massacre de la place Tiananmen le 4 juin 1989 et dont la photo avait fait le tour du monde, d’autres ont fait preuve d’un courage similaire, dont Peng Lifa (彭立发) qui, le 31 octobre 2022, avait réussi à déployer d’immenses banderoles critiques de Xi Jinping sur un pont enjambant l’un des grands axes de la capitale chinoise.
Condamné deux ans plus tard en secret à neuf ans de prison selon plusieurs sources, il avait mené cette action publique spectaculaire en déployant des banderoles sur le pont Sitong à Pékin juste avant le début du 20e Congrès du Parti communiste chinois.
Il fut un temps un symbole international de courage pour ses banderoles qui véhiculaient des messages forts pendant la politique « Zéro-COVID » de la Chine. Parmi eux, ceux-ci : « Nous ne voulons pas de tests Covid, nous voulons de la nourriture », « Nous ne voulons pas de révolution culturelle, nous voulons des réformes. Nous ne voulons pas de confinement, nous voulons la liberté », « Nous ne voulons pas d’un autocrate, nous voulons des votes. Nous ne voulons pas de mensonges, nous voulons de la dignité. Nous sommes des citoyens, pas des esclaves. »
Pour autant, la surveillance en Chine est telle que tout acte de dissidence organisée, toute manifestation d’envergure et, a fortiori, toute entreprise de déstabilisation sont rapidement tués dans l’œuf au point qu’autant ces actes peuvent paraître héroïques, autant ils ne constituent en aucun cas une menace réelle pour un régime qui est là pour durer.
Pierre-Antoine Donnet