Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mercredi 1 octobre 2025

La production aéronautique militaire russe : Bitter Sweet Symphony

 

L’une des nombreuses leçons de la guerre en Ukraine, bien qu’elle ne soit pas nouvelle, réside dans la capacité d’une armée à compenser l’attrition subie ainsi qu’à être en mesure de régénérer son potentiel détruit au combat. Or, de ce point de vue, produisant une (très) grande partie de son matériel militaire sur son sol, la Russie dispose donc d’une importante capacité théorique de régénération de son potentiel offensif. Elle est néanmoins soumise à une forte pression depuis le lancement des hostilités et les pertes colossales qui en ont découlé et elle reste tributaire de l’accès aux marchés internationaux pour se procurer les composants électroniques de pointe qu’elle ne produit pas.

Même si l’on a pu lire tout et n’importe quoi à ce sujet (tout le monde se souvient des puces électroniques de machines à laver que les Russes cannibaliseraient en masse pour produire leur matériel militaire), il est un fait évident que les sanctions internationales ont compliqué l’accès à ces composants et, surtout, que les circuits d’approvisionnement parallèles mis en place ont provoqué une hausse de leurs coûts. Le secteur de la production aéronautique militaire, qui pendant de très longues années a été la vache à lait des exportations de matériels militaires russes, se retrouve confronté à plusieurs problématiques de manière simultanée : la perte de crédibilité des produits russes vu les performances (ou plutôt leur absence) de certains modèles en Ukraine, des difficultés d’approvisionnement pour les clients étrangers, une augmentation de la production concomitante à la priorité accordée aux besoins des forces armées russes et enfin la difficulté à trouver de la main – d’œuvre qualifiée en suffisance. À première vue donc, que ce soit d’un point de vue opérationnel, technique, logistique ou médiatique, les industriels du secteur sont sous pression et une stabilisation de la situation à court terme semble peu probable.

Effondrement et reprise en main

L’effondrement massif connu par l’appareil de production militaire soviétique dans la période suivant la fin de l’URSS a eu de lourdes conséquences sur l’ensemble du secteur, dès 1991 : destruction des chaînes logistiques, disparition d’usines, pertes massives de compétences, retards technologiques chroniques accumulés sur une période d’environ dix ans (jusqu’à 2001). Lorsque Vladimir Poutine accède à la présidence, son outil industriel est presque en lambeaux (on ne compte plus le nombre d’entreprises vitales privatisées à la hussarde et en état de faillite virtuelle depuis des années) tandis que son armée est loin d’être à la pointe de la modernité. La restructuration va s’étaler sur plusieurs années. Un vaste mouvement de concentration s’enclenche avec la reprise des ensembles bureaux d’études et usines de production. Ceux-ci vont passer dans un premier temps dans le giron de plusieurs holdings étatiques chapeautant des secteurs d’activité avec la mise en place, notamment, de l’OSK (construction navale), d’Almaz – Antey (secteur terrestre et antiaérien), de Russian Helicopters (hélicoptères militaires et civils) et enfin d’UAC (secteur aérien militaire et civil). Par la suite, Russian Helicopters et UAC Russia seront intégrés au conglomérat étatique Rostec fondé en 2007, qui concentre donc l’ensemble des outils de production aéronautique militaires et civils en Russie.

Ce mouvement de concentration étalé sur quinze ans (2007-2022) va accompagner la passation de commandes importantes et récurrentes d’équipements pour les forces armées russes : les trois principaux avions destinés aux VKS (1) que sont les Su‑30SM, Su‑34 et Su‑35S vont bénéficier de commandes pluriannuelles répétées, et on note des pics de production autour de la période 2014-2016, avec en moyenne 18 appareils de chacun des trois types cités produits sur cette période. Parallèlement à ces commandes, les fabricants fournissent des productions destinées à l’exportation. On constate donc que le gros de l’effort de renouvellement est concentré de manière intense sur cette période tandis que, dans les années suivantes, les volumes vont se réduire et se stabiliser autour de l’équivalent d’un escadron (soit environ 14 appareils) de chacun des trois modèles livrés annuellement jusqu’en 2020. Le développement de programmes de modernisation (Su‑30SM2 et Su‑34) avec NVO va entraîner la réduction de la production tandis que le Su‑35S va suivre le même chemin, vu le besoin de restructurer l’usine KnAAZ de Komsomolsk-sur-l’Amour pour permettre l’entrée en production de série du Su‑57. À l’inverse des productions Sukhoï qui ont le vent en poupe, les productions MiG sont en voie d’extinction : exception faite des MiG‑29K(UB)R pour renouveler la composante embarquée de l’Admiral Kuznetsov et de quelques (très) rares MiG‑35(UB), le chasseur léger MiG est une espèce en voie de disparition. Signe des temps ? Le bureau d’études RSK MiG a été fusionné en juin 2022 avec l’OKB Sukhoï au sein du groupe Rostec.

Avec l’entrée en vigueur d’une législation relative aux informations à caractère militaire beaucoup plus contraignante en mars 2022 (2), les médias et blogueurs russes, surtout ceux qui ne sont pas rattachés à la presse étatique, sont devenus beaucoup plus discrets. En outre, les publications d’images sont désormais beaucoup plus cadrées (3) et limitées, ce qui restreint d’autant l’évaluation des capacités russes. Néanmoins, via les publications officielles de Rostec, après un creux en 2020 et 2021, il est possible de constater que les livraisons d’appareils neufs sont reparties à la hausse, avec notamment pour 2024 pas moins de six lots de Su‑34 avec NVO (4), ce qui signifie qu’entre 12 et 18 appareils ont été livrés l’année dernière (atteignant par la même occasion le niveau de production – élevé – de 2014), le Su‑35S suivant la même voie avec quatre lots livrés, soit un total de 8 à 12 appareils.

Les chiffres sont une chose, mais là où ils deviennent pertinents, c’est lorsqu’ils sont mis en parallèle avec les pertes subies ; dans le cas du Su‑35S par exemple, les seules livraisons de l’année 2024 couvrent plus que le nombre d’avions perdus depuis 2022 et le début de la guerre en Ukraine. Le Su‑34 ainsi que le Su‑30SM(2) suivent la même tendance avec une attrition compensée en (quasi-)totalité par les livraisons d’appareils neufs. Sachant que l’usine IAZ d’Irkoutsk travaille également à la modernisation des Su‑30SM au standard Su‑30SM2 tandis que l’usine NAZ de Novossibirsk, outre la production d’appareils neufs, prend en charge les révisions générales et réparations d’avions existants. On commence donc à mesurer plus précisément le fait que même si la production d’avions neufs n’augmente pas significativement, eu égard à l’augmentation des cadences annoncée, le volume brut est plus important étant donné que les usines ont une double fonction (production et modernisation/révision).

Fort logiquement, il restera à voir si cette tendance va se confirmer en 2025 : dans ce cas, on sera fixé sur la nature pérenne ou non de l’augmentation de la production dans certaines usines. Cependant, comme toujours en Russie, il y a ce que l’on voit… et ce que l’on ne voit pas. Or, dans le domaine aérien, il y a des silences qui sont pesants : aucune information ne filtre sur des livraisons de Ka‑52(M) neufs, idem pour les Mi‑28N(M), les livraisons d’Il‑76MD‑90A neufs se font au compte – gouttes, peu de livraisons annoncées de Su‑57, etc. Et pourtant, malgré des taux de pertes élevées en Ukraine, surtout en ce qui concerne les Mi‑28N(M) et Ka‑52(M), on devrait s’attendre à des livraisons régulières de lots d’hélicoptères neufs. Soit il s’agit d’une volonté délibérée de ne pas communiquer, ce qui serait curieux vu la communication autour des livraisons de Sukhoï, soit il y a des points de blocage industriels qui ne sont pas résolus et empêchent les livraisons.

En revanche, et d’une manière que l’on peut qualifier d’anachronique vu le contexte, les Russes continuent à travailler sur le futur bombardier stratégique PAK DA, dont un premier prototype devrait être présenté sous peu tandis que les travaux sur le futur chasseur « léger » T‑75 se poursuivent avec la construction des premiers prototypes en cours au sein de l’usine KnAAZ. Ces travaux semblent presque en décalage avec la réalité : les Russes peinent à mettre au point le futur AWACS Beriev A‑100, qui n’est toujours pas en service alors qu’un premier prototype de l’A‑100 existe depuis 2017, et que les VKS ont perdu deux Beriev A‑50U en l’espace de quelques semaines ! Même situation avec l’Il‑112V : le développement de ce transporteur tactique léger (5), conçu pour prendre la relève des An‑24 et An‑26, s’est arrêté après le crash du premier prototype en 2021. Une éventuelle refonte de ce dernier est prévue, avec une nouvelle aile et des réacteurs PD‑8 en remplacement des turbopropulseurs… sans pour autant de précision sur la date de sortie d’un premier appareil. Il est d’ailleurs pour le moins incroyable de voir qu’un appareil aussi simple que l’Il‑112V, qui ne présentait aucun défi technique majeur, soit finalement devenu un échec aussi flagrant, avec des problèmes de masses trop élevées ainsi qu’une motorisation insuffisamment puissante.

C’est d’ailleurs l’une des énigmes contemporaines de l’aéronautique russe : alors qu’elle est en mesure de produire des appareils hypermodernes tels que le Su‑57 (avec sa nouvelle tuyère) ou hypercomplexes tel que le Tu‑160M, elle est en même temps capable d’échecs retentissants sur des projets simples (cas de l’Il‑112V) ou d’éprouver les pires difficultés du monde, toujours pas solutionnées, sur des projets existants de longue date (cas de l’A‑100). Même si tous les bureaux d’études n’ont pas le même niveau d’expertise technique, se retrouver avec de telles difficultés a de quoi laisser perplexe et cette différence de niveau entre bureaux d’études n’explique pas tout. De cette « énigme russe » découle une difficulté à évaluer précisément les capacités techniques russes, deux projets pouvant se révéler être le jour et la nuit. À cette problématique viennent s’ajouter les errances décisionnelles fréquentes, avec des programmes qui sont lancés ou arrêtés parfois en dépit du bon sens, et ce sans raisons particulières. On se retrouve donc face à des usines et bureaux d’études structurés au sein d’un même ensemble (Rostec), mais présentant des niveaux d’expertise tellement différents que les Russes sont à la fois capables de produire un chasseur hypermoderne et incapables de créer un transporteur tactique léger.

La question des exportations

Devenu le troisième opérateur (après la Russie et la Chine) de la variante la plus moderne du Flanker avec l’arrivée récente des premiers Su‑35 sur son sol, l’Algérie (6), cliente historique des productions soviéto – russes, est le premier « gros » contrat à l’exportation pour la Russie depuis le lancement de la guerre en Ukraine. Cette tendance est, en outre, appelée à se poursuivre sous peu, car Alger aurait signé pour un lot (comprenant 14 appareils ?) de Su‑57(E), dont les premiers sont attendus cette année, ce qui fait d’ailleurs du pays le premier client à l’export du Su‑57. Il semble d’ailleurs que la nouvelle administration présidentielle américaine ne soit pas totalement étrangère à ce (léger) regain d’intérêt pour le matériel russe sur le marché à l’export (7) : l’application des sanctions découlant du CAATSA (Countering America’s adversaries through sanctions act) étant manifestement moins une priorité pour l’administration Trump que précédemment.

Néanmoins, ces deux succès auprès de l’Algérie sont les arbres qui cachent la forêt : les productions militaires aériennes russes qui composaient le gros du portefeuille des exportations de Rosoboronexport (en termes de valeurs) sont en très grande perte de vitesse. Cette tendance qui est très nette pour les avions l’est un peu moins en ce qui concerne les hélicoptères militaires : la famille des rustiques Mi‑8/Mi‑17 s’exportent encore, mais dans des volumes très réduits en comparaison avec les chiffres des années 2000-2010. En outre, les hélicoptères russes reposaient encore sur des turbines de facture ukrainienne ou des turbines importées d’Occident. La perte de celles-ci après 2014 et encore plus après 2022 a mis un coup d’arrêt à plusieurs programmes d’hélicoptères neufs (8) en attendant le développement de turbines de substitution.

Outre les piètres performances de certains appareils en Ukraine et les conséquences possibles des sanctions, de nouveaux concurrents (France, Chine, Corée du Sud, etc.) disposant de produits compétitifs et ayant des politiques commerciales agressives sur le marché à l’exportation sont venus occuper la place laissée vacante par la Russie. Cette tendance, appelée à se maintenir dans un proche avenir, constitue une perte sèche pour Moscou, dont les exportations d’armements généraient de substantielles rentrées réinjectées dans le budget de l’État. Il ne reste, pour l’instant tout du moins, qu’un pré carré de pays fidèles qui, soit n’ont guère d’autres choix pour se fournir que la Russie, soit bénéficient de tarifs réduits proposés par Rosoboronexport, soit ne craignent absolument pas les conséquences des sanctions internationales.

Élément pour le moins ironique dans la situation russe contemporaine : une partie de son outil industriel n’a jamais été aussi bien « préparé » depuis la fin de l’URSS pour produire en fonction des besoins exprimés, et ce dans un contexte de sanctions particulièrement contraignantes tandis qu’une autre partie du même outil est à la traîne. Les budgets d’investissement et d’acquisition ne sont pas « discutés » (vu la priorité accordée aux besoins militaires), les usines tournent en trois-huit, les bureaux d’études et usines font partie d’une seule structure (Rostec) qui a fortement simplifié l’ensemble (9), les besoins des VKS sont prioritaires sur les exportations et enfin le contexte des sanctions pousse les Russes à développer des solutions nationales (10) pour compenser la perte de certaines filières d’approvisionnement. Bref, dans un tel contexte, on serait en droit de s’attendre à voir un secteur largement plus dynamique dans son ensemble et ne se limitant pas à quelques acteurs importants (Sukhoï et Tupolev en tête) qui tirent ceux qui sont à la traîne.

De plus, et malgré des problématiques récurrentes comme le manque de personnel spécialisé, qui est devenu une denrée rare, et l’augmentation des coûts liés au recours à des filières d’approvisionnement détournées pour obtenir certains composants, les Russes ont été capables de très largement compenser les pertes aériennes (11) subies depuis 2022. Mieux, dans plusieurs secteurs, ils se permettent même d’augmenter la production de certains appareils par rapport aux années antérieures (cas des Su‑34 avec NVO et Su‑35S notamment) tout en développant de nouveaux designs (T‑75 et PAK DA notamment). Même si tout n’est pas rose pour le secteur industriel russe, surtout si l’on considère sa dégringolade magistrale sur le marché à l’exportation ainsi que ses difficultés à renouveler sa composante de transport ainsi que les silences (pesants) en ce qui concerne les hélicoptères militaires, il n’empêche que les chiffres de production disponibles, qui sont à prendre avec circonspection vu leur côté partiel (12) et partial, laissent entr’apercevoir une résilience et une capacité d’adaptation d’une partie de l’outil industriel qui a été très largement sous – estimée avant 2022. On peut donc penser que le risque de (re)montée en puissance (en quantité et en qualité) de l’armée russe dans un contexte (toujours hypothétique pour le moment) de gel du conflit en Ukraine relève bel et bien du domaine du possible, mais qu’en l’état actuel des choses, il reste aux industriels russes à développer des solutions dans certains secteurs qui sont notoirement à la traîne.

Notes

(1) Воздушно-космические силы Российской Федерации. Je laisse volontairement de côté l’OKB Tupolev et les bombardiers ainsi que les appareils d’entraînement, de missions et de transport développés par Beriev, Yakovlev, Iliouchine et Myasishchev.

(2) Loi fédérale 32-ФЗ modifiant les articles 31 et 151 du Code de procédure criminelle.

(3) Avec des mesures de censure des numéros tactiques et numéros de registre des avions… Néanmoins, le travail est souvent tellement mal fait qu’il reste possible d’identifier les appareils photographiés !

(4) Dénomination officielle de la variante de Su-34 en production : « Su-34 avec NVO » (Су-34 с НВО).

(5) Charge utile de 5 tonnes.

(6) https://​www​.iiss​.org/​o​n​l​i​n​e​-​a​n​a​l​y​s​i​s​/​m​i​l​i​t​a​r​y​-​b​a​l​a​n​c​e​/​2​0​2​5​/​0​4​/​f​e​l​o​n​-​o​u​t​f​l​a​n​ked

(7) Ce qui serait pour le moins ironique, sachant que c’est sous la première présidence Trump que plusieurs contrats importants pour les Russes ont été annulés en raison de la menace que constitue le CAATSA.

(8) Cas des Kamov Ka-60/Ka-62 notamment.

(9) Mais pas éradiqué la corruption endémique pour autant…

(10) Parfois avec de grosses difficultés.

(11) Il n’en va absolument pas de même dans le secteur terrestre !

(12) Il n’y a aucune communication (ou presque) en ce qui concerne la production d’hélicoptères militaires.

Benjamin Gravisse

areion24.news