Tous les week-ends, depuis la tentative avortée du président sud-coréen, Yoon Suk-yeol, d’instaurer la loi martiale le 3 décembre 2024, l’esplanade Gwanghwamun, lieu symbolique du pouvoir à Séoul, est le théâtre de manifestations : syndicats et représentants provinciaux qui appellent à confirmer la destitution (votée le 14 décembre) du chef de l’État succèdent aux partisans de ce dernier, accusant l’opposition démocrate de corruption.
L’occupation quasi permanente par les citadins de cet espace central de Séoul, autrefois interdit aux rassemblements et laissé à la circulation automobile jusqu’à sa rénovation en 2009, reflète le chemin parcouru depuis la démocratisation du pays en 1987. Comment expliquer alors la tentative de recours à la loi martiale qui, pour les Sud-Coréens, évoque les années sombres des dictatures militaires (1961-1987) ? Quel sens donner au chaos politique qui a résulté de l’usage d’un outil pour la dernière fois appliqué en 1979, à la suite de l’assassinat du président Park Chung-hee (1962-1979) ? Une lecture des événements croisant une approche géographique et spatiale avec la temporalité des évolutions sociopolitiques en République de Corée permet de pointer trois grands types d’explication.
L’isolement du chef de l’État
À court terme, cet épisode traduit la confrontation violente qui s’est installée sous Yoon Suk-yeol, élu en mars 2022, entre les pouvoirs exécutif et législatif. Mesure impopulaire, le déménagement de la résidence présidentielle – auparavant située dans la Maison Bleue, au nord du palais Gyeongbok – dans le quartier de Yongsan (site de la base américaine), au sein du ministère de la Défense, peut se lire comme l’expression du déplacement symbolique de l’exécutif vers le pouvoir militaire, au détriment d’une recherche de consensus avec le législatif.
Arrivé à la plus haute fonction de l’État avec seulement 48,5 % des voix, Yoon Suk-yeol a dû composer avec une Assemblée nationale d’opposition. Si cette configuration n’est pas nouvelle dans l’histoire politique sud-coréenne, elle est rare et s’est confirmée aux élections législatives de 2024, perdues par le parti présidentiel, Pouvoir au peuple (PPP). De plus en plus dure, la cohabitation s’est transformée en confrontation, les veto présidentiels répondant aux motions de censure de l’Assemblée, et inversement. Dans cette escalade, la loi martiale a constitué le dernier recours d’un dirigeant isolé et aux abois, dépassé par les menaces d’enquête le concernant lui et son épouse pour corruption, fraude électorale et manipulations boursières.
Clivages régionaux et polarisations sociales
À moyen terme, cet épisode reflète les clivages sociopolitiques qui traversent la société sud-coréenne et dépassent l’opposition entre le PPP et le Parti démocrate dirigé par Lee Jae-myung. L’impopularité de ce dernier, en raison de rumeurs de corruption financière et immobilière qui l’entourent, radicalise des clivages dont les dynamiques ont évolué au tournant du siècle. Ainsi, l’évolution territoriale de la Corée du Sud, où plus de 80 % de la population (51,7 millions d’habitants en 2024) vit à Séoul et à Busan, peut expliquer l’évolution du discours régionaliste qui a marqué la politique durant la transition démocratique entre 1990 et 2010. Le soutien traditionnel des électeurs de province (le sud-est pour les conservateurs, le sud-ouest pour les démocrates) dessine un clivage le long de la péninsule : une façade orientale conservatrice s’opposant à une façade occidentale plutôt démocrate, tandis que la région capitale se distingue. Dans la géographie électorale de Séoul, la zone de Gangnam, développée dans les années 1980 et 1990, pôle de la richesse séoulienne, se caractérise par son vote conservateur. Ces clivages liés à la ségrégation sociospatiale s’ajoutent à d’autres clivages plus importants, liés notamment à la question de la démographie sud-coréenne (qui creuse le fossé générationnel et complique les relations entre les hommes et les femmes), et contribuent à la vive polarisation actuelle.
À long terme, la division de la Corée à l’issue de l’armistice de 1953 place l’État sud-coréen dans une situation politico-spatiale d’exception : un contexte géopolitique qui n’est ni la paix ni la guerre, face à la République populaire démocratique de Corée, un État non reconnu, perçu comme un double territorial illégitime et un ennemi extérieur. À la suite d’autres présidents conservateurs, Yoon Suk-yeol s’appuie sur une lecture sécuritaire et anticommuniste de cette situation. Ainsi, la frontière intercoréenne, située à une trentaine de kilomètres au nord de Séoul, constitue un pôle répulsif, comme en témoigne le déplacement vers le sud du bureau présidentiel. Quant à la loi de sécurité nationale, toujours en vigueur, elle institue un régime permanent d’exception à la démocratie en cas de soupçon de collusion ou de soutien à Pyongyang. C’est cet argument que Yoon Suk-yeol a utilisé pour discréditer le pouvoir législatif et justifier le recours à la loi martiale le soir du 3 décembre 2024, en plaçant l’Assemblée nationale dans l’espace illégitime d’une supposée collusion avec la Corée du Nord, évoquant « la protection de la libre République de Corée contre la menace des forces communistes nord-coréennes [et] les ignobles forces antiétatiques pro-Nord qui ravagent la liberté et le bonheur des citoyens ».
Une démocratie en mutation
En février 2025, soit deux mois après ce qui est désormais qualifié de tentative de rébellion, pour laquelle Yoon Suk-yeol risque la réclusion à perpétuité ou la peine de mort, la Cour constitutionnelle traite le procès en destitution du président, que l’ensemble des Sud-Coréens aspire à voir se terminer au plus vite – que ce soit pour la réintégration de Yoon Suk-yeol, comme le souhaitent ses partisans, ou pour la confirmation de sa destitution, privilégiée par la majorité.
Dans tous les cas, cet épisode, loin de témoigner d’une fragilité de la jeune démocratie sud-coréenne, en souligne le dynamisme et, malgré les incertitudes politiques et l’agitation, la fin des autoritarismes et de la violence d’État. Au soir du 3 décembre 2024, l’armée, déployée pour bloquer l’Assemblée nationale et les espaces publics, non seulement n’a exercé aucune violence, mais a également laissé la voie libre aux députés qui, en l’espace de deux heures, ont voté le refus de la loi martiale. Durant les semaines qui ont précédé l’arrestation de Yoon Suk-yeol, le 15 janvier 2025, la police a évité d’attiser les affrontements entre les manifestants partisans et opposants du président déchu.
Dans un contexte tendu avec Pyongyang, la crise politique de l’hiver 2024-2025 illustre la mue réalisée par la République de Corée depuis sa création en 1948 et l’effacement progressif des structures de l’État dictatorial s’appuyant sur l’armée et la police, et marqué par des clivages territoriaux fondés sur des structures administratives préindustrielles.
1-Chronologie politique de la Corée du Sud
2-Les législatives d’avril 2024 : une division spacio-politique
3-Dynamiques géographiques de la Corée du Sud
4-Séoul : lieu de pouvoir et de contestation
Valérie Gelézeau
Laura Margueritte