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lundi 27 octobre 2025

De la manœuvre dans la pensée stratégique occidentale : une espérance stratégique contrariée ?

 

Il est toujours délicat de chercher à distinguer une pensée ou une culture stratégique qui soit commune à un ensemble d’acteurs et, pour s’y être essayé avec son Modèle occidental de la guerre, Victor D. Hanson a été largement critiqué. Pour autant, il dresse le constat de l’espérance, toujours renouvelée, rarement satisfaite, d’une bataille décisive qui, par la prouesse et l’audace, mettrait rapidement un terme à une guerre. La manœuvre occupe une place particulière dans cette vision.

Souvent perçue comme le moyen d’obtenir la décision, la manœuvre est aussi source d’incompréhensions, parce qu’elle est un objet complexe, affecté de plusieurs significations et connotations, et sans doute l’un des plus difficiles à manier du monde de la stratégie théorique. La manœuvre est polysémique : elle renvoie tour à tour au simple mouvement d’une petite unité ; à la progression à l’échelle d’un théâtre ; à des décisions impliquant des actions, comme la manœuvre d’armement ; ou encore à un style de combat (dit manœuvrier). C’est dans cette dernière acception que nous l’entendrons ici, mais encore faut-il distinguer ce qu’elle est de ce qu’elle n’est pas.

D’abord, la manœuvre n’est-elle que le mouvement géographique, au sens où pourraient l’entendre les marins ? Cannes (216 av. J.‑C.), qui projette son ombre sur bien des penseurs stratégiques, fait la part belle au mouvement final de l’enveloppement, mais au risque de déconsidérer ce qui le permet, à commencer par la projection et la progression et tout ce qui est utile à leur soutien. La manœuvre est donc plus que le fait de bouger ; elle présuppose une intention, des moyens, des agencements et est un espace d’expression des principes de la guerre, jusqu’à permettre de bouleverser localement un rapport de force. Mais ce n’est pas qu’une question de géométrie, c’est aussi, pour assurer la pérennité de ses effets, la nécessité de s’en prendre au système militaire adverse. En ce sens, elle peut avoir pour objectif aussi bien de disloquer que de paralyser. C’est donc aussi la question des modalités : souvent entendue comme relationnelle – viser un point géographique constituant son horizon –, la manœuvre peut aussi être systémique, un domaine plus particulièrement exploré par John Boyd (1).

La manœuvre et les approches directe et indirecte

À suivre Basil Liddell Hart et certains exégètes de la pensée stratégique allemande, la manœuvre renverrait à un mode d’action indirect – par le contournement de l’ennemi – là où le combat positionnel renverrait au mode direct. La campagne de France de 1940, de la « feinte » de la Hesbaye, concomitante à la progression dans les Ardennes belges, jusqu’au vaste mouvement tournant et à la course vers Dunkerque, en serait ainsi un exemple parfait. Cependant, si la logique est assurément manœuvrière, avec tous ses attributs de haut tempo, de prise/conservation de l’initiative ou encore d’action interarmées, y voir une action indirecte peut laisser sceptique tant l’indirect renvoie plutôt aux modes de guerre irréguliers.

D’un côté, il s’agit bien de « tourner » le gros du dispositif allié et de ne pas s’engager frontalement dans un choc sans s’être préalablement mis dans une position favorable. Mais d’un autre, c’est pour mieux s’y confronter en n’excluant pas au passage plusieurs chocs frontaux. C’est André Beaufre, qui entretient une correspondance soutenue avec Basil Liddell Hart, qui en donne sans doute la qualification la plus pertinente dans son Introduction à la stratégie : la manœuvre est une « stratégie directe d’approche indirecte ». 

Cela pose la question, en retour, de l’échelle dont elle relève. La manœuvre napoléonienne sur les arrières, qui fragmente un dispositif ennemi pour pouvoir ensuite réaliser la concentration de forces adéquate, est-elle transposable sur le plan opératif ? La manœuvre politico-stratégique de Sun Zu, consistant à déjouer les plans et les alliances de l’ennemi, peut-elle avoir des incidences opératives à court terme ? Dans les deux cas, la recherche de décision est apparente, mais avec le risque de déconsidérer le facteur temps qui rebat sans cesse les cartes : soit pour affaiblir la détermination de l’un et lui faire subir le poids de l’attrition, soit pour permettre l’adaptation de l’autre – y compris en cherchant de nouveaux alliés plus sûrs. La guerre d’Ukraine en est un exemple évident. La manœuvre de l’automne 2022 produit des effets importants : appuyée sur la ruse (2), elle se conduit essentiellement sur un seul des théâtres ukrainiens, l’autre étant défensivement renforcé au fil du temps, au point de mettre en échec la contre – offensive du printemps et de l’été 2023 (3).

Enfin, que dit – elle de la cinématique des opérations ? Elle a souvent été opposée à l’attrition – tant dans son tempo que pour ses effets sur les systèmes de forces. Durant la bataille de la Marne, manœuvre et contre – manœuvre ont fini par casser le tempo que voulait imposer le plan Schlieffen et faire perdre une initiative indissociable de l’idée même de manœuvre – soit qu’elle vise à se l’assurer, soit qu’elle l’exploite. La course à la mer qui s’ensuivit fut telle qu’aucune armée ne parvint à déborder l’autre pour relancer une manœuvre et jouer à son avantage. Les opérations ont alors basculé vers une logique positionnelle, linéaire, et attritionnelle, dans l’espoir d’un déblocage ultérieur. Mais il faut aussi constater deux choses. D’une part, manœuvre et attrition ne sont pas si antinomiques qu’elles ne le paraissent ; au même titre que défensive et offensive ou régulier et irrégulier se complètent. La manœuvre des modules blindés promue dans le modèle stratégique du commandant Brossolet n’est ainsi permise que par une phase initiale d’attrition avec le passage des forces ennemies dans les modules territoriaux. L’auteur le dit lui-même : si la phase attritionnelle est celle des « coups d’épingle », l’emploi des forces blindées doit délivrer des « coups de poing ».

D’autre part, si l’on cherche à opposer une catégorie de modes d’action à une autre, l’affaire devient plus compliquée qu’il n’y paraît. Si l’attrition est plutôt à opposer à l’anéantissement – à la manière de Delbrück et de la distinction qu’il opère entre Ermattungstrategie et Niederwerfungsstrategie –, la manœuvre se pense plutôt en opposition au combat positionnel. Ce dernier a deux déclinaisons opérationnelles : offensive, qui renvoie à une bataille méthodique typiquement soviétique ; défensive, qui consiste en une défense rétrograde, à l’instar de ce que l’on retrouve dans l’édition de 1976 du FM 100-5,

dite « active defense ». Comparativement, la manœuvre ne cherche pas la prise ou la conservation méthodique, mais bien à opérer une rupture du système adverse pour, en exploitation, saccager les lignes de communication et les points décisifs de l’adversaire – en vue, on retrouve ici ces catégories, de disloquer ou de paralyser, cherchant à lui faire perdre sa cohérence. En ce sens, la manœuvre est aussi source d’attrition : au – delà des pertes imposées et subies, il s’agit de placer tout ou partie d’un système militaire dans l’incapacité de poursuivre les opérations.

Reste aussi, assez logiquement, que manœuvre et positionnalisme ne sont pas totalement antinomiques. Sur le plan tactique, l’idée est bien souvent de fixer avant de manœuvrer ou de manœuvrer pour fixer. Sur le plan opératif, la haute intensité impose des phases de pause opérationnelle et des jeux de bascule entre celui qui est en mesure de prendre l’initiative et celui qui la perd. En effet, la manœuvre peut être interrompue, mais la soutenir dans le temps est difficile. De plus, la manœuvre entendue comme percée/exploitation nécessite une consolidation et donc de revenir à une approche méthodique. En Ukraine en août 2025, l’infiltration de groupes de soldats russes sur une vingtaine de kilomètres entre Pokrovsk et Dobropolie laissait craindre un renforcement de la tête de pont naissante. Mais, les Russes ont été incapables de consolider leurs positions et d’élargir la tête de pont qui aurait permis de déployer les moyens de guerre électronique, d’appui et de soutien, et l’exploitation est devenue impossible à cause du battage des feux d’artillerie ou de drones.

Un enjeu politique

Dynamiquement et dans une approche offensive (4), la manœuvre s’appuie donc sur l’initiative avec pour ambition de brusquer un système adverse, cherchant à le désorganiser. De ce point de vue, la manœuvre telle quelle est pensée par l’OTAN compte sur le facteur temps pour produire rapidement des résultats. Elle est, de ce fait, un enjeu politique. Manœuvrer, c’est porter l’espérance de coups rapides, peut – être d’une action qui serait décisive, d’une guerre qui ne durerait pas et de coûts humains, financiers et politiques réduits. Elle apparaît aussi comme plus abordable systémiquement : une armée technologiquement supérieure, plus richement dotée en matériels qu’en hommes, suffirait. À la clé, il y a donc peut – être aussi l’espérance managérialiste de l’abandon des coûteuses armées de masse. L’attention portée à la manœuvre serait donc également le signe d’une philosophie de société, l’efficience devant primer.

L’affaire ne va cependant pas de soi. La manœuvre est particulièrement exigeante, en particulier à l’échelle d’un théâtre : elle implique une approche interarmes, interarmées et interalliée – spécifiquement dans le cas de l’OTAN. Elle impose intrinsèquement la prise en compte d’un art opératif à définir alors pourtant qu’il n’est pas toujours bien compris. Incidemment, elle charrie avec elle des enjeux majeurs en termes de doctrine, d’entraînement, de renseignement ou de style de commandement – la fluidité du mouvement et sa cohésion étant essentiels – en plus de questions matérielles et logistiques de premier plan. Finalement, la manœuvre semble moins tolérer les erreurs et les insuffisances – organiques, matérielles, doctrinales – que le combat positionnel. Elle reste comprise comme le summum de l’art militaire et, à ce titre, offre un puissant effet d’attraction sur les forces qui, sociologiquement, sont viscéralement portées sur la recherche de l’excellence.

On peut également, enfin, la voir comme l’imposition dans le milieu terrestre, solide par nature, des logiques d’espaces fluides. Les espaces solides, de la ville aux montagnes en passant par les plaines agricoles et les déserts, sont ceux de la lenteur des progressions et du cloisonnement, donc de la défensive ou encore de l’occupation du terrain ; autant de facteurs éloignant d’une victoire décisive. La manœuvre permettrait ainsi de se départir des contraintes topographiques et humaines, constituant une forme de remodelage des théâtres. Mais si la guerre est par définition le domaine de l’antidéterminisme, certains facteurs restent suffisamment structurels pour s’imposer. Une fois de plus, donc, la manœuvre ne va pas toujours de soi et devrait être considérée comme une option et non comme un absolu.

Notes

(1) Voir notre article sur la tension entre ces deux aspects de la manœuvre dans ce numéro.

(2) Voir la contribution de Rémy Hémez dans ces pages.

(3) Voir notamment l’article de Stéphane Audrand dans ce numéro.

(4) Étant entendu qu’une retraite en bon ordre, à fin défensive, constitue en soi une manœuvre, de surcroît particulièrement difficile sous le feu adverse.

Joseph Henrotin

areion24.news