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vendredi 3 octobre 2025

Artillerie automotrice. Les grandes manœuvres ont commencé

 

La guerre d’Ukraine a largement démontré l’importance des feux dans la profondeur, l’exemple le plus évident étant l’usage massif de drones FPV qui augurent à présent des « no go zones » de 20 à 25 km de part et d’autre des lignes de contact. Mais ces derniers ne résolvent pas tout. L’artillerie, qu’il s’agisse de la saturation ou de tirs de précision, a conservé une pertinence qui ne s’est pas limitée aux premières phases du conflit. Or, en la matière, les lignes bougent, avec des enjeux technologiques et industriels importants.

Si la production des munitions et sa montée en puissance a, à raison, focalisé l’attention des observateurs ces trois dernières années (1), plusieurs tendances se dégagent dans le domaine des obusiers en tant que tels. Premièrement, l’artillerie contemporaine n’est plus que marginalement tractée, sauf en Inde (Dhanush, ATAGS) et à Singapour (Pegasus). À part quelques ATAGS livrés à l’Arménie, ces matériels ne se sont pas imposés sur le marché export. Quant au M-777, plus aucune commande n’a été observée pour des engins neufs, dont la production va revenir au Royaume-Uni. Il est vrai que son concept d’utilisation par l’US Army – qui nécessite des hélicoptères lourds – laisse dubitatif au regard des leçons ukrainiennes. On note par ailleurs qu’au 15 mai 2025, 102 avaient été perdus sur 197 livrés à Kiev selon les estimations, conservatrices, du blog Oryxspioenkop.

Les automoteurs de 155 mm à roues prolifèrent

Un deuxième aspect est la disparition du calibre de 152 mm, à l’exception des cas russe et nord – coréen, la Chine étant passée au 155 mm, tout en conservant le 122 mm. Il faut y ajouter la question de la longueur des tubes, essentielle pour l’accroissement de la portée. Le 52 Cal. (52 fois le calibre de l’arme) est ainsi devenu une norme en Europe, au Japon et en Corée du Sud, alors que les M‑109A7 américains, dernière itération en date du système, en restent à 39 Cal. BAE Systems teste toutefois un canon de 52 Cal. En Chine, le PCL‑181 passe également au 52 Cal. après que le PLZ‑05 a été doté d’un canon de 45 Cal. Les 2S35 Koalitsiya‑SV russes ont une longueur de tube de 52 Cal. (2), mais les 2S43 Malva sur roues (3) ont un canon de 47 ou de 49 Cal. et le 2S19 a un canon de 47 Cal. Enfin, il faut ajouter que la production de tubes en tant que pièces détachées permettant de poursuivre le combat dans la durée devient elle aussi un enjeu majeur. 

Un troisième point porte sur la diversification des munitions, qui entraîne celle des effets. Au – delà des obus explosifs classiques, des munitions cargo intégrant des sous – munitions antichars – typiquement le BONUS franco – suédois pour lesquels Stockholm vient de passer une nouvelle commande (4) – et des obus à guidage de précision, on observe un regain d’intérêt pour les obus à fragmentation. Surtout, si une attention plus grande est portée aux obus RAP (Rocket assisted projectiles), il faut aussi constater la recherche de solutions disruptives, comme des propulsions à ramjet pour obus de 155 mm. Nammo a ainsi travaillé à un tel obus, d’abord seul puis en collaboration avec Boeing. La portée annoncée dépasserait 150 km suivant l’obusier utilisé. La Defence research and development organization (DRDO) indienne a récemment présenté un système similaire. Dans les deux cas, il n’est pas encore question de production en série.

Quatrièmement, il faut également constater que la roue tend à dominer la conception de nouveaux obusiers. C’est évidemment le cas pour le CAESAR et ses évolutions, mais aussi pour le RCH‑155 allemand dont le module de tir, bien qu’il puisse être installé sur des châssis chenillés, est essentiellement positionné sur des engins à roues suivant les demandes des clients (5). En Finlande, l’ARVE qui doit accompagner la renaissance de l’artillerie côtière couple un K98 de 155 mm et un châssis 8 × 8. L’ATMOS israélien et le Nora B12 serbe sont également à roues, tout comme les nouveaux systèmes tchèques (Morana et Dita) et slovaques (Eva et Bia). En Russie, le Malva connaît une mise en production plus rapide – et plus aisée pour l’industrie – que le Koalitsiya. Les différentes versions du Bohdana ukrainien sont systématiquement sur roues (6), tout comme les obusiers chinois les plus récents, qu’il s’agisse des PCL‑09, PCL‑161 et PCL‑171, du PLL‑09 (tous en 122 mm) ou du PCL‑181 en 155 mm. Après l’heure de gloire du PzH2000, la seule exception est désormais le K9 sud – coréen, qui constitue à présent le principal automoteur chenillé occidental – et dont le succès, emmené par la Pologne, est remarquable, avec 998 exemplaires reçus, commandés ou envisagés en Europe.

Une concurrence plus farouche

L’avant-dernière tendance porte sur les structures de force. En Europe, les volumes d’artillerie se sont effondrés, pas tant dans les années 1990 que depuis les années 2000 (voir tableau ci-dessous) – à tel point que certains États ont perdu leur artillerie de 152/155 mm. Même pour ce qui concerne les matériels achetés dans le cadre d’une modernisation – 225 PzH2000 allemands en leur temps, par exemple –, le nombre d’engins effectivement déployés a été réduit. On note toutefois quelques modernisations et que plusieurs États cherchent à remonter en puissance – même si les cibles restent faibles. Exemple typique, la Suède et la Norvège envisageaient initialement d’acquérir 24 obusiers modernes, avant de passer chacune à une cible de 48. C’est certes 100 % d’augmentation, mais une fraction seulement de ce dont elles disposaient au sortir de la guerre froide…

Ces structures plus ramassées induisent aussi une concurrence plus farouche. Le CAESAR tire certes son épingle du jeu avec neufs États clients ou clients potentiels en Europe (plus de 359 unités commandées ou projetées) et, surtout, le fait d’avoir fait de l’obusier motorisé une véritable norme. Mais c’est aussi un succès remis en cause par les derniers arrivants sur ce segment. Après le relatif échec de l’Archer – qui ne sera qu’une solution intérimaire pour Londres – et la percée très limitée de l’ATMOS israélien au Danemark, le RCH‑155 se profile en champion européen. Pour l’heure commandé seulement par l’Ukraine et la Suisse, il devrait équiper les armées allemande, italienne et britannique, KNDS cherchant également à le positionner en Espagne, à la fois sur châssis chenillé et sur chassis à roues. Finalement, plus de 500 exemplaires pourraient être vendus en Europe.

Les leçons de l’Ukraine

Reste aussi, et c’est une dernière tendance observée dans le monde de l’artillerie, que la bataille qui se profile entre le RCH‑155 et le CAESAR est celle de deux conceptions, entre la rusticité et la simplicité d’un chargement semi – automatique et celle d’une tourelle totalement automatisée – une configuration que l’on retrouve aussi sur l’Archer, le Dita, le Morana, l’Eva et le Bia. Cette dernière doit permettre d’augmenter la cadence de tir tout en diminuant les besoins en artilleurs par pièce. Mais cette vision a aussi une contrepartie. D’abord, l’emport en obus est limité par la tourelle, là où il est dépendant du châssis utilisé pour un CAESAR ou un Bohdana. Ensuite, le temps de rechargement est inférieur sur les systèmes non automatisés : l’accès aux casiers est plus aisé, d’autant plus que ceux des Archer et des RCH‑155 ne sont pas à hauteur d’homme. Enfin, les systèmes automatisés sont plus complexes d’un point de vue mécanique et sont plus sujets à des pannes, impliquant plus de contraintes en termes d’accès dans les tourelles.

À ces différents égards, la guerre d’Ukraine devrait offrir des retours d’expérience intéressants, Kiev utilisant pour l’heure deux types de CAESAR (49 livrés, neuf détruits, trois endommagés) de même, depuis l’automne 2023, que des Archer (huit livrés, un endommagé). Les premiers RCH‑155 n’ayant été livrés que début janvier 2025, ils ne semblent pas encore avoir vu le combat. Plusieurs rapports mettent en avant les qualités du CAESAR, en termes de fiabilité, de précision, de mobilité. Il a aussi gagné une réputation de solidité au regard du nombre de tirs effectués quotidiennement, y compris à portée maximale – là où le PzH2000 a été critiqué. Comparativement, peu d’informations filtrent sur la fiabilité de la tourelle automatisée de l’Archer ; mais il faut également préciser que les emplois ne sont pas les mêmes. Ainsi, la 45e brigade d’artillerie ukrainienne les utilise essentiellement dans des missions de contre – batterie – ce qui explique que l’achat récemment effectué par Stockholm au profit de Kiev comprenne cinq radars de contre – batterie en plus de 18 obusiers.

En l’occurrence, dans les deux cas, la viabilité et l’efficacité des logiques « shoot and scoot » ont été démontrées, en particulier lorsque les positions sont préparées à l’avance ou que les engins sont couplés avec des drones pour le ciblage et des systèmes avancés de contrôle de tir. Le RCH‑155 doit franchir une nouvelle étape, avec un tir en mouvement, mais les annonces laissent sceptiques au regard de la stabilité des véhicules lors des tirs. C’est ce qui avait conduit la Suisse à choisir un imposant châssis 10 × 10, avec là aussi des contraintes de masse et d’empreinte au sol qui le rendent sans doute pertinent dans un pays à forte densité de voies routières, mais moins ailleurs. En fin de compte, la question doctrinale sera sans doute un facteur central pour les prochaines compétitions, mais le plus déterminant sera certainement la logistique, qui ne se limite pas au seul ravitaillement des véhicules…

Notes

(1) Yannick Smaldore, « Munitions : un défi européen », Défense & Sécurité Internationale, no 173, septembre-octobre 2024 ; Philippe Langloit, « Obus d’artillerie : un retour (explosif) aux fondamentaux », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 93, décembre 2023-janvier 2024.

(2) Pierre Petit, « 2S35 Koalitsiya : le futur de l’artillerie russe ? », Défense & Sécurité Internationale, no 172, juillet-août 2024.

(3) Benjamin Gravisse, « Malva et Floks : le retour en grâce de l’artillerie sur roues en Russie ? », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 81, décembre 2021-janvier 2022.

(4) Voir nos pages « contrats du mois ».

(5) Voir sa fiche technique dans notre no 177.

(6) Pierre Petit, « Bohdana : une artillerie nationale pour l’Ukraine », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 99, décembre 2024-janvier 2025.

Philippe Langloit

areion24.news