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mercredi 10 septembre 2025

Qu’est-ce que l’indonésien ?

 


L’indonésien est la langue officielle de l’Indonésie, celle de l’administration, de l’école, du monde du travail, des médias nationaux. Née historiquement du malais, elle s’en écarte par l’influence des langues régionales de l’archipel, des néologismes contemporains et d’une vie culturelle particulièrement riche.

Cette année, l’Indonésie a fêté le 80ème anniversaire de la proclamation de son indépendance. Le 17 août 1945 Soekarno, qui allait devenir le premier président du pays, lisait la très succincte proclamation suivante, co-signée avec Mohammad Hatta, le futur vice-président : « Kami bangsa Indonesia dengan ini menyatakan kemerdekaan Indonesia. Hal yang mengenai pemindahan kekuasaan d.l.l., diselenggarakan dengan cara saksama dan dalam tempoh yang sesingkat-singkatnya. », « Nous, nation indonésienne, déclarons par la présente l’Indépendance de l’Indonésie. Les choses concernant le transfert du pouvoir etc., seront organisées de manière attentive et dans les plus brefs délais. »

Deux jours avant cette proclamation, l’empereur Hirohito avait annoncé à la radio qu’il acceptait la capitulation du Japon devant les Etats-Unis, le Royaume Uni et la Chine, les principaux pays alliés qui l’avaient combattu. Les troupes japonaises qui occupaient l’Indonésie depuis 1942 avaient reçu l’ordre de se replier dans des cantonnements hors des villes pour éviter toute confrontation avec les Indonésiens Voulant que l’indépendance soit proclamée avant le retour des Alliés, des dirigeants de mouvements de jeunesse avaient emmenés Soekarno et Hatta dans un village à l’est de Jakarta pour les convaincre de le faire immédiatement.

Juridiquement, l’Indonésie était encore une colonie des Pays-Bas qu’ils appelaient Nederlands-Indië, traduit par « Indes néerlandaises. » Mais en mars 1942, l’armée coloniale s’était rendue aux troupes japonaises après seulement deux mois de combats. C’était la fin de près de trois cent cinquante ans de domination néerlandaise dans l’archipel. La majorité des dirigeants nationalistes indonésiens, Soekarno et Hatta en tête, avaient accueilli les Japonais en libérateurs. Ceux-ci promettaient en effet l’indépendance. Soekarno et Hatta avaient donc accepté de coopérer avec eux dans cette perspective.

Comment « Indonésie » et « Indonésien » s’imposent

Le texte de la proclamation parle d’« Indonesia » alors que les Japonais continuaient d’appeler le pays Orandaryōhigashiindo (オランダ領東インド), « Indes orientales néerlandaises. » « Indonésie » a été inventé au milieu du XIXe siècle par le linguiste anglais George Windsor Earl et le juriste écossais James Richardson Logan pour désigner ce que les Européens appelaient à l’époque « archipel Indien » en raison de l’influence de l’Inde qu’ils y voyaient, principalement dans l’île de Java. Formé des mots du grec ancien Indos, le fleuve Indus, qui désigne par métonymie l’Inde, et nesos, qui veut dire « île », il signifie « îles de l’Inde ». « Indonésie » ne sera pas tout de suite adopté par le milieu scientifique. L’anthropologue français Ernest-Théodore Hamy, fondateur du Musée d’ethnographie du Trocadéro à Paris, l’emploie dans un article publié en 1876, dans lequel il parle de « race indonésienne » à propos des Malais et des Dayaks de l’île de Bornéo. Les mots « Indonésie » et « Indonésien » apparaissent finalement dans des publications néerlandaises des années 1900.

En 1913 le journaliste Soewardi Soerjaningrat, un prince de la cité royale de Yogyakarta dans le centre de Java, exilé aux Pays-Bas pour avoir publié un pamphlet qui dénonçait la domination néerlandaise sur l’archipel, crée l’Indonesisch Pers-bureau ou « agence de presse indonésienne ». En 1922, également aux Pays-Bas, les étudiants indigènes des Indes néerlandaises renomment leur association Perhimpoenan Indonesia, « association indonésienne. » Les communistes changent le nom de leur parti en Partij Komoenis Indonesia (PKI, « Parti communiste indonésien ») en 1924. Le nom « Indonésie » est devenu l’étendard d’un mouvement d’émancipation de ceux que les Néerlandais appellent seulement inlanders, « indigènes » de leur colonie. A l’origine scientifique, le nom est devenu également politique.

En 1926 à Batavia (aujourd’hui Jakarta), la capitale de la colonie, se tient un Congrès de la jeunesse qui réunit des associations indigènes de diverses régions de la colonie, le juriste Mohammad Yamin, un Minangkabau de l’ouest de l’île de Sumatra, avait déclaré que le malais était la seule langue susceptible de créer une culture commune et un sens de l’unité aux différents groupes ethniques de la colonie. Le président du comité organisateur du congrès, le Javanais Mohammad Tabrani Soerjowitjirto, avait alors répliqué que si le malais devait devenir la langue de l’unité, il fallait le nommer « bahasa Indonesia. »

Un deuxième congrès se tient en 1928, où est prononcée la déclaration suivante :

« Pertama : Kami putra dan putri Indonesia, mengaku bertanah air Indonesia.

Kedua: Kami putra dan putri Indonesia, mengaku berbangsa Indonesia.

Ketiga: Kami putra dan putri Indonesia, menjunjung bahasa, bahasa Indonesia. »

que nous traduisons par :

« Premièrement : Nous, garçons et filles d’Indonésie, reconnaissons avoir pour patrie l’Indonésie.

Deuxièmement : Nous, garçons et filles d’Indonésie, reconnaissons avoir pour nation l’Indonésie.

Troisièmement : Nous, garçons et filles d’Indonésie, honorons une langue, l’indonésien. »

La proclamation de l’indépendance était rédigée dans une langue dont les Japonais, qui interdisaient l’usage des langues occidentales, donc du néerlandais, avaient encouragé l’usage. Il s’agissait du malais qu’on parlait dans les Indes néerlandaises, et que le congrès de 1926 avait, comme nous l’avons vu, décidé d’appeler bahasa Indonesia, c’est-à-dire « indonésien. »

Malais et indonésien : rapports consanguins et différences

Le malais était la seconde langue d’administration des Indes néerlandaises aux côtés du néerlandais. Les colonisateurs considéraient en effet que les indigènes ne devaient pas parler le néerlandais, et que leur langue devait rester le privilège des maîtres. Depuis le XVIIe siècle, ils avaient généralisé l’usage du malais dans l’archipel indonésien. Avant eux en 1521, l’Italien Antonio Pigafetta, qui faisait partie de l’expédition de Magellan, avait rapporté des Moluques, d’où provenaient les épices recherchées par les Européens, une liste de plus de quatre cents mots d’une langue qui était du malais, la langue de communication dans l’est de l’archipel.

La diffusion du malais à travers l’archipel est ancienne. Elle est liée à la montée en puissance du royaume de Sriwijaya dans le sud de Sumatra, dont attestent des inscriptions datées de la fin du VIIe siècle et rédigées dans une langue qu’on a identifiée comme une forme ancienne du malais. Sriwijaya, l’actuelle ville de Palembang, était une cité portuaire qui contrôlait le trafic dans le détroit de Malacca et commerçait avec l’Asie du Sud-Est, la Chine et l’Inde. Ce contrôle lui donnait une position dominante dans le commerce de la région, ce qui se traduisait par la diffusion du malais, la langue de Sriwijaya, dans les ports de l’archipel.

Les Malais, originaires de la côte orientale de Sumatra, étaient des marins et des marchands qui commerçaient avec les autres îles de l’archipel indonésien mais aussi avec la Chine, l’Inde, le Moyen-Orient et la côte orientale de l’Afrique. Dans l’archipel, leur langue était devenue une lingua franca qui permettait à des personnes de langues différentes de communiquer entre elles. Puis des Malais s’étaient implantés dans les îles au large de Sumatra, sur la péninsule de Malacca et sur le littoral de Bornéo, y apportant leur langue. Dans l’est de l’archipel, cette dernière, adoptée par les populations locales, a produit différents créoles. Le résultat est un groupe d’un peu plus de trente langues que les linguistes appellent « malais. »

Dès leur arrivée dans l’archipel au début du XVIIe siècle, les Néerlandais utilisent le malais pour correspondre avec les souverains locaux. Il devient langue d’administration en 1865. En 1908, le gouvernement colonial crée une maison d’édition chargée de publier des ouvrages en malais.

Dans les années 1930, les écrivains Armijn Pane (un Batak du nord de Sumatra), Amir Hamzah (un Malais) et Takdir Alisjahbana (un Minangkabau) fondent la revue littéraire Poedjangga Baroe (« le nouveau poète »). Ces écrivains s’expriment dans le malais classique des cours royales malaises de la côte orientale de Sumatra, en particulier Amir Hamzah, qui est de la famille du sultanat de Langkat. La revue publie des textes de différents auteurs écrits dans une langue qui se veut moderne par rapport à ce malais classique. Il va alors se développer une littérature qui se dit « indonésienne » et contribue à l’élaboration d’une langue moderne. L’indonésien n’est plus, ni le malais que les Néerlandais utilisaient pour communiquer avec les indigènes de leur colonie et considéraient comme une « langue simple, enfantine, » comme le rapporte l’anthropologue américaine Ann Laura Stoler, ni le malais classique.

L’article 36 de la constitution indonésienne stipule : « Bahasa negara ialah bahasa Indonesia, » « La langue de l’Etat est l’indonésien ». L’indonésien est donc la langue de l’administration, de l’école, du monde du travail, des médias nationaux. La comparaison de textes administratifs indonésiens et malaisiens montre des différences entre les deux langues.

Un deuxième facteur, propre au contexte indonésien, est sa grande diversité linguistique : selon le site ethnologue.com on parle en Indonésie quelque sept cents langues, ce qui en fait le deuxième pays du monde pour le nombre de langues après la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Or, moins de 10% des Indonésiens ont l’indonésien comme langue maternelle. Il est inévitable que l’indonésien soit influencé à divers degrés par des langues régionales. D’après le linguiste canadien Jacques Leclerc de l’université Laval de Québec, 40 % des mots de l’indonésien proviennent de langues régionales, principalement du javanais, du sundanais (parlé dans l’ouest de Java) et du minangkabau Cette influence des langues régionales fait que l’indonésien ne peut que diverger du malais parlé en Malaisie.

La question de l’hindouisme

Un troisième facteur est la création de néologismes. L’indonésien s’enrichit de mots nouveaux, notamment par des emprunts au sanskrit, la langue des textes religieux de l’hindouisme. Le malais comprend un certain nombre de mots sanskrits dont l’origine remonte à la période hindou-bouddhique de l’Indonésie, qui va du Ve au XVe siècle et voit notamment la construction de monuments religieux bouddhiques comme le temple de Borobudur dans le centre de Java ou shivaïtes, c’est-à-dire dédiés à Shiva. Mais parler d’« hindouisme » en Indonésie est une simplification qui résulte d’une construction occidentale entreprise au XIXe siècle. En outre, dans une interview menée par Asialyst, l’indianiste Michel Angot explique que « ce sont les Anglais qui inventent le mot « hinduism » pour désigner la religion. Mais l’hindouisme n’existe pas, il y a des centaines de religions en Inde, sans terme qui les englobe. »

Les autorités linguistiques indonésiennes empruntent beaucoup de mots javanais d’origine sanskrite qui datent également de la période hindou-bouddhique.

Quelques 40% des Indonésiens se définissent comme javanais. Les royaumes musulmans qui apparaissent à Java à partir du XVIe siècle se proclament héritiers de l’ancien royaume hindou-bouddhique de Majapahit dans l’est de l’île, qui disparaît au début du XVIe siècle. Les cours royales javanaises préserveront cet héritage, y compris linguistique. Les Sundanais de l’ouest de Java, qui représentent plus de 15% de la population, revendiquent quant à eux l’héritage de Pajajaran, le dernier royaume hindouiste sundanais, qui disparaît également au XVIe siècle. L’héritage culturel hindou-bouddhique est toujours vivant à Java. Un élément visible au quotidien est le sembah, un salut qui consiste à joindre les mains devant sa poitrine et est tout simplement le namaste indien.

Le facteur culturel

Une quatrième dimension est celle de la vie artistique et culturelle. Les statistiques officielles indonésiennes dénombrent plus de 1 300 suku bangsa (groupes ethniques). Il en résulte une grande diversité de cultures traditionnelles. Mais l’Indonésie est également une société où la création artistique et culturelle est très vivante. C’est vrai notamment de la littérature, dont la langue à la fois reflète la vie quotidienne et crée de nouvelles formes.

L’indonésien est la langue qui permet à 280 millions d’Indonésiens – la quatrième population mondiale après l’Inde, la Chine et les Etats-Unis – de se parler et de se comprendre. C’est lui qui fait que les Indonésiens ont le sentiment d’appartenir à une même communauté nationale. C’est sur cette base qu’il a été reconnu comme langue officielle de la Conférence générale de l’UNESCO en 2023.

Quand on voit la diversité humaine de l’Indonésie mais aussi son étendue géographique, avec quelque 16 000 îles réparties sur plus de 5 000 kilomètres d’ouest en est et près de 1 800 kilomètres du nord au sud, on comprend pourquoi le linguiste américain Peter H. Lowenberg affirme que la réussite de l’indonésien comme langue nationale est « l’objet d’envie du monde multilingue. » Un autre linguiste américain, Scott Paauw, parle carrément de « succès miraculeux, » de « grand succès » et de « peut-être même le phénomène linguistique le plus spectaculaire de notre époque. »

Anda Djoehana Wiradikarta

asialyst.com