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mardi 9 septembre 2025

Commerce entre l’Asie et les États-Unis : où va-t-on ?

 

Après les annonces du 7 août dernier sur le niveau des droits de douane américains imposés à chaque pays, le temps est venu d’un premier bilan pour l’Asie, avec deux exceptions majeures. La trêve provisoire avec la Chine est reconduite pour trois mois. L’Inde s’est vue appliquer 25% de droits supplémentaires liés à ses achats de pétrole russe. Le reste de l’Asie évalue le prix des concessions faites, détermine ce qui reste à négocier avec Washington et regarde ailleurs pour retrouver stabilité et dynamique.

Le feuilleton des droits de douane américains a pris une tournure globale le 2 avril dernier – « liberation day » pour Donald Trump – avec des conséquences pour l’Asie qui s’annonçaient très lourdes. Si l’on met de côté la surenchère avec la Chine conduisant sur une brève période à des droits réciproques de 145 et 125%, la moyenne arithmétique des droits de douane annoncés pour le reste de l’Asie se situait autour de 30%, avec des pointes à 49% pour le Cambodge et 46% pour le Vietnam.

Après quatre mois de négociations, la moyenne arithmétique des droits redescend autour de 20%. La Chine reste à part. Elle est la seule à avoir augmenté de 10% l’ensemble de ses droits de douane en provenance des États-Unis et, selon les calculs du Peterson Institute for International Economics, la moyenne des droits chinois en provenance des États-Unis est actuellement de 32,6% si l’on tient compte des droits plus élevés pratiqués dans certains secteurs. La « trêve » convenue avec Washington jusqu’au 12 août dernier a été reconduite pour trois mois, soit jusqu’en novembre prochain.

Pour le reste de l’Asie, les accords intervenus sont totalement asymétriques. Les réductions obtenues par rapport aux annonces initiales sont parfois importantes – pour le Vietnam, la Thaïlande, l’Indonésie, le Bangladesh ou le Cambodge – et parfois insignifiantes comme pour les Philippines ou l’Inde. Aucun pays ne pratique de contre-mesures. Donald Trump a pour le moment gagné sur tous les tableaux, sauf avec la Chine.

Source : Maison Blanche. Le chiffre concernant l’Inde n’inclut pas la surtaxe de 25% concernant l’achat de pétrole russe, qui est liée à l’évolution des négociations de paix concernant l’Ukraine


Les concessions faites sont sans précédent

Pour obtenir un allègement des droits de douane américains, les négociateurs asiatiques ont fait des concessions extrêmement importantes. Celles-ci portent sur trois catégories de sujets : l’élimination ou la réduction de droits de douane et de barrières non tarifaires pour les exportations américaines, des achats supplémentaires de produits américains et de nouveaux investissements aux États-Unis. Les seules concessions américaines portent sur l’exemption de droits de douane pour certains produits pour lesquels n’existe aucune production sur le marché américain.

Les pays développés d’Asie ont fait des concessions en termes d’achats de produits américains et surtout d’investissements nouveaux aux États-Unis (1 300 Md$ au total entre le Japon, la Corée et Taïwan). Les pays en développement ont surtout très largement ouvert leur marché aux exportations américaines et accepté des règles de contenu locale exigeantes pour leurs exportations sur le marché américain.

Le tableau suivant résume les principaux engagements pris de part et d’autre pour sept pays :

Sources : USTR et gouvernements asiatiques


Ces accords sont présentés par différents pays asiatiques comme une « étape », avec la possibilité de progrès supplémentaires. Le détail des engagements pris n’est en général pas public. Deux points importants restent à clarifier. Les règles anti-transit convenues avec le Vietnam et la Thaïlande nécessitent une définition claire des règles d’origine qui reste à négocier, avec le risque pour ces deux pays de provoquer des rétorsions chinoises si l’impact pour les échanges bilatéraux avec la Chine est trop important.

Les engagements d’investissements aux États-Unis pris par le Japon, la Corée et Taïwan sont généraux, avec manifestement des divergences de vues sur leur portée. Un exemple concernant Séoul : « la Corée va donner 350 milliards d’investissements qui seront contrôlés par les États-Unis et que je choisirai moi-même, » déclare Donald Trump sur son réseau social Truth. Son secrétaire (ministre) du commerce Howard Lutnick renchérissait en indiquant que « 90% des profits liés à ces investissements bénéficieront au peuple américain. » La réalité des progrès faits en matière d’investissements, et la question du partage des bénéfices vont constituer des sources permanentes de tension, sachant que la revue des accords signés sera faite sur une base régulière (tous les trois mois dans le cas du Japon).

Les conséquences économiques pour l’Asie sont lourdes mais gérables

Le choc sur les exportations asiatiques devrait être global compte tenu du poids du marché américain, et d’autant plus significatif au second semestre 2025 qu’une partie des bons résultats du premier semestre ont été liés à des achats d’anticipation des importateurs américains sur les produits de haute technologie, et les biens de consommation asiatiques. L’économiste en chef de la Banque Nomura, Sonal Varma, anticipe une chute de plus de 10% des exportations asiatiques d’ici la fin de l’année, qui pourrait se prolonger au premier semestre 2026. La National Retail Federation américaine prévoit de son côté une baisse de plus de 10% des volumes de conteneurs arrivant dans les ports américains d’août à novembre 2025.

La chute des exportations asiatiques vers les États-Unis résulte d’un mix d’effets volume et d’effets prix car les exportateurs absorbent une partie des augmentations de droits de douane en réduisant leurs marges. C’est le cas par exemple des constructeurs automobiles japonais. Alors que les exportations de véhicules japonais aux États-Unis ont chuté de 27% en valeur en juillet dernier, elles n’ont baissé que de 2% en volume. Le choix de court terme est donc de baisser les marges, un nouveau cadeau – sans doute provisoire – à Donald Trump qui permet pour le moment de limiter les hausses de prix à la consommation aux États-Unis.

L’effet macro-économique du choc sur les échanges suit la même tendance. Après un très bon deuxième trimestre 2025 dans la plupart des pays – avec un record de croissance de 8% au Vietnam – le second semestre s’annonce nettement plus morose. L’impact global de l’effet Trump sur la croissance asiatique est estimé entre 0,3 et 0,5 points selon les pays. C’est tout à fait gérable pour le Vietnam mais plus pénalisant pour les pays développés d’Asie, à commencer par le Japon.

Une autre incertitude majeure porte sur les taux de change. Depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, le dollar a perdu en moyenne 9 à 12 % de sa valeur par rapport aux principales autres monnaies occidentales (Euro, Livre britannique et Franc suisse). C’est moins vrai pour le moment avec les monnaies asiatiques dont les taux de change vis-à-vis du dollar ont moins fortement progressé :


Sources : Bloomberg, Yahoo Finance


Les offensives répétées du président américain contre la Federal Reserve Board (FED), son président et ses membres, vont créer des perturbations beaucoup plus importantes sur les marchés des changes s’il parvient à modifier la stratégie de la FED et à obtenir une réduction accélérée des taux directeurs aux États-Unis. Dans cette hypothèse les monnaies asiatiques seront en première ligne, et un choc monétaire pourrait s’ajouter au choc des droits de douane.

Faire des concessions à Washington, et regarder ailleurs

La première priorité des gouvernements asiatiques était de limiter les dégâts pour l’accès de leurs exportateurs au marché américain. Les annonces du 7 août sont loin de tout régler. Les deux géants d’Asie – Chine et Inde – continuent de négocier âprement et les autres pays vont essayer de créer une stabilité sur la base des accords obtenus, en évitant d’autres chocs sectoriels (semi-conducteurs, produits pharmaceutiques, cuivre, etc…).

Pour contrer l’impact économique, une série de mesures de soutien à la consommation et de réduction des taux d’intérêt ont été prises. L’Inde, par exemple, va simplifier son régime de TVA et réduire l’impôt sur les revenus à l’automne. La Chine pratique également des mesures ciblées de soutien à la consommation tandis que plusieurs banques centrales de l’Asean ont réduit leurs taux d’intérêts.

Les stratégies de moyen et long terme sont par ailleurs en profonde évolution, qu’il s’agisse de commerce ou d’autonomie stratégique. L’Inde et la Chine mettent en priorité la relocalisation industrielle en s’appuyant sur la taille de leurs marchés nationaux. Lors de la fête nationale indienne du 15 août, Narendra Modi a prononcé un discours fleuve mettant en premier lieu l’accent sur « atmanirbharta, » terme hindou pour qualifier l’autosuffisance, qu’il juge indispensable dans de nombreux domaines des hautes technologies. L’ambition n’est pas nouvelle, mais elle est réaffirmée avec force pour faire face aux pressions américaines. L’Inde est cependant très en retard sur la Chine en matière d’autonomie industrielle et technologique, et le projet de Modi se situe à un horizon de trente ans.

Les pays de l’Asean pratiquent activement des relocalisations sectorielles dans quelques domaines clés, comme la filière du nickel et des batteries électriques en Indonésie, celle des voitures électriques en Thaïlande et des équipements solaires au Vietnam.

Par ailleurs l’Asie dans son ensemble cherche d’autres débouchés pour limiter sa dépendance à l’égard du marché américain. La rencontre entre Narendra Modi et Xi Jinping à Shanghai le 31 août illustre ce mouvement. Les deux leaders ont décrit leurs pays comme « partenaires » plutôt que « rivaux » et l’entrée de l’Inde comme membre de l’Organisation de Coopération de Shanghai (SCO en anglais) est une réponse directe aux pressions américaines sur ses achats de pétrole russe.

Un autre rapprochement spectaculaire concerne le Japon et la Corée après le « sommet de Tokyo » entre le nouveau président sud-coréen Lee Jae-myung et le Premier ministre japonais Shigeru Ishiba. Ce rapprochement touche à la fois les questions stratégiques – une rencontre des deux ministres de la défense est prévue le 8 septembre – et la coopération économique et sociale, avec un accent sur le déclin démographique et la revitalisation des zones rurales.

L’Asean pratique de son côté une politique de « multi-alignement » visant à contrecarrer les tensions avec Washington par des rapprochements avec ses voisins asiatiques et avec l’Europe. L’accord de libre-échange Asean-Chine a été approfondi dans une version dite 3.0 en mai 2025, avec des améliorations portant en particulier sur l’économie digitale, la transition énergétique et les chaînes de valeur.

Les liens avec d’autres continents se resserrent. L’élargissement des BRICS, qui comptent maintenant dix pays dont l’Indonésie, et qui devraient en inclure six de plus (dont le Bangladesh, le Pakistan et le Vietnam) crée désormais une plateforme de coopération sud-sud de dimension mondiale. L’hétérogénéité de ce groupe est certes croissante, mais il ne faut pas sous-estimer sa capacité à porter de nouvelles initiatives, aux plans commercial comme monétaire.

A court terme Donald Trump a gagné de façon spectaculaire la première manche de sa politique de rééquilibrage commercial avec l’Asie, sauf avec sa cible prioritaire qu’est la Chine. Mais à moyen-long terme le slogan « America first » va de plus en plus devenir « America alone » et le monde va apprendre à se passer des États-Unis, autant que possible.

Hubert Testard