On a cru jusqu’à une date assez récente que la première moitié du XXe siècle avait été marquée par deux conflits mondiaux, qui auraient eu lieu en 1914-1918 et 1939-1945. Mais cette thèse procède d’une reconstruction a posteriori d’évènements beaucoup plus chaotiques, dont la chronologie exacte nous échappe en grande partie. En effet, l’effondrement global qu’a connu l’humanité à cette époque a entraîné la destruction de la plupart des sources.
Au sortir de la Grande Catastrophe, les survivants ont été trop accaparés par la reconstruction pour écrire leur histoire ; celle-ci n’a été reconstituée que des décennies plus tard, et comme les témoins avaient disparu, cette reconstitution a extrapolé des traditions incertaines sur des batailles terrestres comme Verdun, Stalingrad, etc. En réalité, ces batailles n’ont pas eu l’importance que leur a longtemps prêtée l’historiographie dominante. Le manuscrit récemment découvert de Georg Erbel – Ertswehl, qui date de la Grande Catastrophe elle – même, en apporte la preuve : non seulement il ne mentionne pas de grandes batailles terrestres, mais il établit que cette période désastreuse a été inaugurée par une guerre purement aérienne.
Les origines de la Grande Catastrophe
Le récit d’Erbel – Ertswehl montre que l’on avait atteint tout au début du XXe siècle un degré stupéfiant de développement technique : le monorail de Brennan avait permis de relier Paris à Londres en peu d’heures via le pont jeté par Gustave Eiffel sur le pas de Calais, puis s’était diffusé sur toute la surface du globe comme une traînée de poudre ; l’automobile avait joué le même rôle pour les déplacements à courte distance ; l’usage du téléphone s’était généralisé. Plus déterminante encore fut la découverte de gisements d’or sous – marins en mer d’Irlande, puisque leur exploitation impulsa l’essor économique qui permit de financer de nouvelles recherches sur l’aérostation et l’aviation : aux dirigeables testés dans les années 1900 par Zeppelin et Lebaudy succédèrent dans les années 1910 des modèles bien plus performants ; de même, les aéronefs primitifs des frères Wright furent rapidement déclassés par des engins très supérieurs, en attendant l’extraordinaire appareil de Butteridge, ancêtre des hélicoptères modernes.
Cette ère de prospérité et de progrès technique aurait pu tourner au bonheur de l’humanité si la médaille n’avait eu son revers : en rapprochant trop rapidement les peuples sans leur laisser le temps de s’adapter aux nouvelles conditions de l’existence, la modernité exacerba les rivalités de nationalité et de « race ». Ainsi le patriotisme, qui avait été jusque-là source de civisme à l’intérieur et d’émulation à l’extérieur, dégénéra-t‑il en nationalisme agressif ; en lieu et place d’une coopération économique internationale se développèrent des guerres douanières de plus en plus déstabilisantes ; la course aux armements s’emballa et provoqua une anxiété générale que ne se fit pas faute d’exploiter la presse à sensation ; en somme, les opinions publiques étaient mûres pour un embrasement dont personne ne mesurait les conséquences.
Le monde comptait alors six grandes puissances. Trois d’entre elles, les États-Unis, l’Allemagne et le Japon, étaient particulièrement bellicistes. Au nom de la doctrine Monroe, les États-Unis s’opposaient à la pénétration économique et politique de l’Allemagne en Amérique du Sud ; par ailleurs, la question des immigrants asiatiques avait brouillé Washington et Tokyo. L’Allemagne, quant à elle, ne se contentait pas de vouloir forcer les marchés sud – américains : elle se posait aussi en fédératrice de l’Europe face au « péril jaune » et au « péril noir », prétention que rejetaient les autres puissances européennes. Enfin, le Japon, allié à la Chine au sein de la Confédération asiatique, rêvait de dominer l’Asie-Pacifique, voire le monde entier. Moins agressives étaient les trois autres grandes puissances, le Royaume – Uni, la France et la Russie, parce qu’elles étaient accaparées par leurs soucis intérieurs et coloniaux ; elles n’en étaient pas moins lancées dans la course aux armements, comme d’ailleurs les moyennes et petites puissances.
Dans ce contexte explosif, la cause immédiate de la Grande Catastrophe fut la courte avance militaire que l’Allemagne crut avoir prise avec la mise au point des dirigeables porte-aéroplanes par Hunstedt et Stossel : propulsés par le surpuissant moteur Pforzheim à commande électrique, ces engins filaient 150 km/h et leur rayon d’action leur permettait des raids transcontinentaux. Leur armement défensif se limitait à un canon, mais ils remorquaient des trains de chasseurs – bombardiers du type Drachenflieger, qui se comportaient comme des planeurs pendant les transits puis larguaient la remorque et démarraient leur moteur à l’approche du combat. Muni de ces armes extraordinaires, Berlin décida de frapper par surprise ses rivaux avant qu’ils aient eu le temps de se doter de moyens analogues : Rudolf Martin n’avait-il pas proclamé dès 1906 que l’avenir de l’Allemagne était dans les airs ?
Les assauts aériens
L’homme fort du Reich était alors le prince Karl – Albert, incarnation du Surhomme nietzschéen en lequel se reconnaissaient non seulement les bellicistes allemands, mais encore ces franges de l’opinion publique britannique, française ou américaine qui ne croyaient plus à la démocratie libérale. C’est lui qui, en 191… (l’année exacte n’est pas connue), commanda l’escadre aérienne envoyée à l’assaut des États-Unis. Forte d’une centaine de dirigeables, semble-t‑il, elle décolla de sa base secrète proche de Hambourg en même temps qu’appareillait la flotte allemande, chargée d’escorter jusqu’au littoral américain un convoi portant le matériel nécessaire à l’aménagement d’une base aéronautique. La flotte américaine de l’Atlantique tenta de barrer le passage à ce convoi et coula plusieurs cuirassés allemands, mais elle fut anéantie par l’escadre aérienne. Cette bataille marqua la fin des cuirassés, bâtiments bien plus coûteux que les aéronefs et finalement impuissants contre eux.
Les jours suivants, les dirigeables et les Drachenflieger de Karl – Albert obtinrent la reddition de la municipalité de New York après quelques bombardements ponctuels. Mais comme la foule parisienne en 1871, la foule new – yorkaise refusa cette capitulation, s’empara de canons, réussit à abattre un dirigeable et en massacra l’équipage. Les Allemands découvrirent à cette occasion la limite de l’arme aérienne : incapable d’occuper l’espace terrestre, elle ne pouvait contrôler les populations ; la seule chose qu’elle pût faire était de les exterminer en écrasant sous les bombes des quartiers entiers, sort qu’elle fit subir à Broadway après la perte d’un deuxième dirigeable. Quant au gouvernement américain, il contre – attaqua avec ses biplans Colt Coburn Langley, achevés à la hâte. Mais si ces appareils infligèrent de lourdes pertes à leurs adversaires, ceux-ci n’en gagnèrent pas moins la première bataille aérienne de l’histoire.
À cette date cependant, soit une dizaine de jours seulement après le début des opérations, la guerre s’était déjà mondialisée et le Reich était en fâcheuse posture : apprenant qu’il préparait une deuxième escadre aérienne pour dominer l’Europe, Anglais et Français avaient envoyé leurs engins aériens brûler Berlin et la base aéronautique de Hambourg, ce à quoi les Allemands avaient riposté en dévastant Londres et Paris. Mais la vraie surprise était venue de la Confédération asiatique, dont les préparatifs étaient bien plus avancés qu’on ne l’avait pensé : alors que les Allemands alignaient en tout 300 dirigeables, elle en avait plusieurs milliers ; quant à ses aéroplanes Niaio – des appareils japonais très légers et très maniables construits en acier, bambou et soie chimique –, ils étaient sans égaux. Dans ces conditions, il fallut peu de temps à la Confédération asiatique pour anéantir San Francisco, conquérir les rizières du Bengale et les puits de pétrole de Birmanie, implanter des bases aéronautiques à Damas, au Caire et à Johannesburg et lancer ses dirigeables à l’assaut de l’Allemagne elle-même. Son but était la conquête de la planète entière : elle entendait y établir une tutelle qu’elle présentait comme harmonieuse et bienveillante, contrairement à celle des « barbares occidentaux », mais qui, en fait, n’était pas moins violente.
Pendant ce temps, les Allemands avaient construit près des chutes du Niagara une base comprenant tout le matériel nécessaire à leur escadre aérienne d’Amérique – ateliers, centrales électriques, générateurs de gaz, etc. Mais, là encore, l’irruption des Asiatiques changea la donne, car après la conquête de la Californie, leur priorité fut de capturer cette base. Au cours de la bataille du Niagara, les Niaio s’avérèrent infiniment supérieurs aux Drachenflieger et abattirent nombre de dirigeables allemands, dont celui du prince Karl – Albert, qui fut tué peu après dans des circonstances obscures. Ce qui restait de son escadre se rendit aux Américains, qui récupérèrent les ballons et aéroplanes encore opérationnels pour tenter de tenir tête aux Japonais. La lutte américano – nipponne fut atroce : non seulement on ne fit pas de prisonniers, mais les Américains se mirent à lyncher les immigrants asiatiques établis sur leur sol avant la guerre, et même les Afro – Américains.
Il semblait à ce stade que les Asiatiques allaient rester maîtres de l’Amérique, car leurs aéronefs avaient largement conquis la maîtrise de l’air ; le gouvernement américain en était réduit à se déplacer sans cesse pour échapper à leurs bombes. C’est alors que survint un coup de théâtre : un citoyen anglais arrivé en Amérique dans des circonstances rocambolesques, et qui se trouvait détenir les plans de l’aéronef Butteridge, parvint à les remettre au président des États-Unis. Celui-ci les communiqua à une multitude d’ateliers disséminés sur tout le territoire américain, et bientôt, les Niaio trouvèrent des adversaires à leur hauteur. Mais si le nouvel aéroplane sauva les Américains de la défaite, il ne leur donna pas pour autant la victoire. Ce paradoxe tenait aux conditions de production du matériel aérien.
L’effondrement de la civilisation
L’embrasement général que décrit Erbel – Ertswehl eut pour aliment la facilité avec laquelle on pouvait construire des dirigeables : c’était l’affaire de deux ou trois semaines, et non de deux à quatre ans comme dans le cas des cuirassés. La construction des aéroplanes était encore plus rapide, de sorte qu’ils supplantèrent vite les dirigeables. Dès lors, la guerre aérienne était condamnée à rester indécise, puisque chaque belligérant remplaçait promptement les appareils perdus au combat : de petits chantiers pouvaient être dissimulés n’importe où, si bien qu’aucun blocus aérien n’était assez absolu pour étouffer la capacité productive de l’ennemi. Le corollaire de cette dissémination fut la disparition des grandes batailles aériennes, qui cédèrent la place à un émiettement des combats dans l’espace et dans le temps. Bientôt, la guérilla et la contre – guérilla aériennes sévirent sur toute la surface du globe.
Mais les opérations aériennes marquèrent seulement la première étape du collapsus global qui caractérisa cette époque. La deuxième fut l’écroulement du système financier qui avait porté la croissance planétaire depuis le début de la révolution industrielle. Le bombardement de New York, ce cœur économique du monde, puis ceux de Berlin, Londres et Paris provoquèrent en effet un gigantesque krach boursier. Trois semaines après le début de la guerre, la débâcle économique se traduisait déjà par un chômage massif, un début de famine et de sanglantes émeutes. Le papier – monnaie perdit bientôt toute valeur et un retour à l’économie d’autosubsistance s’opéra, avec pour conséquence l’abandon des villes, d’ailleurs dévastées, pour les campagnes.
Si cet effondrement de la civilisation affecta d’abord les puissances occidentales, le mouvement gagna vite le reste du monde. En éliminant les autorités britanniques des Indes, la Confédération asiatique avait caressé l’espoir de s’emparer du subcontinent : en fait, il sombra dans la guerre civile avant qu’elle eût pu le prendre en main. Le monde musulman, de même, lui échappa au bénéfice de factions djihadistes. Au moins la Confédération asiatique était – elle désormais devenue la seule grande puissance, ce qui semblait devoir la préserver du chaos. Mais un raid désespéré des derniers aéronefs franco – britanniques sur Pékin parvint à décapiter l’appareil d’État chinois, après quoi la Chine et le Japon s’enfoncèrent à leur tour dans l’anarchie. Certes, des gouvernements provisoires tentèrent un peu partout de rétablir l’ordre. Mais ils échouèrent et furent vite supplantés par des factions locales, miliciens, comités insurrectionnels ou associations criminelles. À cette troisième étape de la Grande Catastrophe contribua la dissémination des aéronefs Butteridge, car, comme ils étaient particulièrement simples à produire, les acteurs non étatiques s’en dotèrent vite.
La dernière étape fut l’épidémie planétaire de peste qui, se greffant sur la famine et l’anarchie, acheva de ramener l’humanité au degré de décomposition qu’elle avait connu dans les siècles les plus obscurs du Moyen Âge, avec des communautés paysannes tentant de survivre vaille que vaille, des féodaux très violents et des sectes religieuses exaltées. De temps à autre surgissaient des bandes de pirates volants dont les aéronefs se posaient à l’improviste, extorquaient aux malheureux paysans des vivres, de l’alcool, de l’essence et des renseignements, puis repartaient vers de nouveaux méfaits. Il avait fallu cinq ans seulement pour que le monde tombe de l’apogée des années 191… dans ce cauchemar.
Le témoignage d’Erbel-Ertswehl en perspective
Si, de nos jours, la communauté scientifique admet majoritairement l’authenticité du témoignage d’Erbel – Ertswehl, nous ne saurions passer sous silence l’existence d’un courant dissident qui continue à défendre la thèse traditionnelle de deux guerres mondiales limitées aux années 1914-1918 et 1939-1945. Selon ce courant, Georg Erbel – Ertswehl serait l’anagramme d’Herbert George Wells, un écrivain britannique d’anticipation qui, en 1908, aurait imaginé ce que pourrait être une guerre mondiale dominée par l’arme aérienne.
Les tenants de l’historiographie traditionnelle se réfèrent à leur propre récit des deux guerres mondiales pour évaluer rétrospectivement les pronostics de Wells. Ils y repèrent beaucoup d’erreurs. Ainsi, Wells aurait surestimé l’efficacité des dirigeables : les Allemands en auraient bel et bien utilisé pendant la Première Guerre mondiale, mais ces engins se seraient avérés très vulnérables à l’artillerie antiaérienne, aux avions ennemis et même aux tempêtes ; la moitié d’entre eux auraient été perdus par accident. Plus globalement, Wells aurait majoré l’impact de la guerre aérienne : les dommages qu’elle aurait causés au XXe siècle, certes très importants, seraient cependant restés inférieurs aux attentes de leurs concepteurs ; les États comme leurs populations auraient fait preuve de beaucoup plus de résilience qu’ils ne l’espéraient, si bien que le collapsus général annoncé par Wells n’aurait pas eu lieu. Enfin, l’idée que n’importe qui pourrait fabriquer n’importe où des avions aurait été démentie par les évènements.
Les mêmes auteurs créditent cependant Wells d’intuitions brillantes. Le Niaio n’annonce-t‑il pas le Mitsubishi Zero de la Seconde Guerre mondiale ? Le dirigeable porte – aéronefs ne préfigure-t‑il pas le porte – avions, et le raid de Karl – Albert sur New York, celui de Nagumo sur Pearl Harbor en 1941, épisode phare de l’historiographie traditionnelle ? Wells souligne d’autre part la vulnérabilité des cuirassés aux frappes aériennes : elle aurait été confirmée pendant la Deuxième Guerre mondiale. De même, les descriptions du romancier britannique rendraient bien compte de certains bombardements paroxystiques, comme ceux qu’auraient subis les grandes villes allemandes et japonaises en 1943-1945. Enfin, son intuition selon laquelle l’arme aérienne tend à la pure destruction par son incapacité à contrôler l’espace terrestre semble très juste et aurait d’ailleurs été développée en philosophie politique par un certain Carl Schmitt.
Finalement, il ne faut sans doute pas lire le roman de Wells au premier degré, mais comme une parabole incitant à réfléchir sur les guerres modernes. Certaines de ses analyses politiques sont très actuelles, ainsi sur la déstabilisation psychologique causée par une globalisation trop brutale, les tensions internationales liées aux guerres douanières, la manipulation des angoisses collectives par les médias – ou désormais Internet – et la crise subséquente de la démocratie libérale. Quant à la capacité à produire des armes rapidement, économiquement et de façon décentralisée, qui joue un rôle central dans la réflexion de Wells, elle s’applique bien aux drones. Enfin, le collapsus global qu’il faisait dériver de la destruction du système bancaire ne pourrait-il aujourd’hui résulter d’une guerre spatiale qui anéantirait les constellations de satellites par lesquelles transitent quantité de données vitales pour l’économie contemporaine ? Nous nous contentons de poser la question.
Martin Motte