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vendredi 8 août 2025

Trafic d’armes au Moyen-Orient : une autre géopolitique de la puissance

 

Arabie saoudite, Égypte, Iran, Israël, Turquie : le Moyen-Orient ne manque pas d’États prétendant à l’hégémonie régionale et prêts à dépenser des milliards de dollars en armements pour y parvenir. Certains, notamment l’Iran et la Turquie, sont même devenus de sérieux producteurs au fil des années. Parallèlement à ces acteurs étatiques insérés sur le marché international traditionnel, une pratique occulte continue de se développer dans un Moyen-Orient de plus en plus milicianisé : le trafic d’armes.

Ce trafic consiste en la production et la vente d’armes de guerre par des États à destination d’autres États, mais aussi d’acteurs infraétatiques. Il se déroule en dehors du système licite et encadré du marché international de l’armement, ce qui rend son étendue d’autant plus opaque et critique : les pays eux-mêmes peinent à mesurer précisément la circulation (entendue comme l’achat, la vente, la détention ou le transfert) des armements dans la région, où structures étatiques et infraétatiques collaborent autant qu’elles s’affrontent. À cet égard, l’attaque du Hamas et du Djihad islamique palestiniens en Israël le 7 octobre 2023, causant plus de 1 200 morts, constitue non pas la consécration du rôle stratégique de nouveaux acteurs de puissance au Moyen-Orient, mais plutôt la confirmation de la large marge d’action de ces groupes infraétatiques se fournissant grandement de manière occulte en missiles, fusils, munitions, drones…

Une course aux armements dans une région instable

Entre l’Irak, la Libye, la Syrie, les Territoires palestiniens et le Yémen, le Moyen-Orient regorge d’États faillis ou défaillants qui sont autant d’espaces d’achat et de vente que de potentiels clients du trafic d’armes, du fait du pouvoir politique et militaire chaque jour un peu plus grand que les acteurs infraétatiques y détiennent. À la multiplication des conflits et des déliquescences étatiques s’ajoutent des rivalités régionales exacerbées, entre l’Arabie saoudite et l’Iran ou entre Israël et l’« axe de la résistance ». Le Moyen-Orient reste par ailleurs une destination de choix pour les vendeurs d’armes : selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), sur la période 2019-2023, c’est la deuxième région du monde en termes d’importations, avec 30 % des ventes (1). Les cinq plus grands vendeurs – États-Unis (42 % des exportations mondiales), France (11 %), Russie (11 %), Chine (5,8 %), Allemagne (5,6 %) – exportent massivement vers cette région : l’Arabie saoudite (8,4 % des imports), le Qatar (7,6 %) et l’Égypte (4 %) sont respectivement les deuxième, troisième et septième plus importants acheteurs.

Les transferts légaux d’armes alimentent nécessairement un trafic. Les exportateurs sont tenus par leur droit national respectif à des obligations de transparence sur les contrats passés, d’autant que ceux-ci constituent des éléments communicationnels de puissance. Les importateurs peuvent en revanche aussi bien utiliser les armes achetées que les transférer ou les revendre à d’autres États, voire à des milices, de manière dissimulée. Elles deviennent alors difficilement traçables et leur localisation comme leur potentiel usage passent du côté de l’occulte, venant menacer le fragile équilibre sécuritaire de la région. Facteur aggravant : l’Iran et la Syrie subissent des sanctions internationales portant sur les importations d’armements et les technologies duales (usages civil et militaire). Ces États se fournissent et écoulent leurs stocks d’armements dans des réseaux parallèles et de manière détournée afin de contourner lesdites mesures. La Russie, sanctionnée depuis le début de la guerre en Ukraine en février 2022, est également un acteur majeur des flux occultes à destination du Moyen-Orient, mais aussi en partance de celui-ci. Le trafic émane principalement de puissances régionales qui détiennent les moyens financiers et politiques de se fournir en matériels auprès des grands producteurs. Certaines d’entre elles (Iran, Turquie) sont capables de produire en nombre des armements qu’elles utilisent et vendent.

Plutôt que des objets ou des cibles du trafic, ces États en sont plutôt des acteurs. L’Iran pourrait sembler en être la figure emblématique, puisque sa stratégie régionale de l’« axe de la résistance » s’articule autour d’un double principe : la perception d’un impérialisme américain qu’il faudrait combattre et la fédération de toutes les forces prêtes à agir contre celui-ci. Cette alliance réunit des structures étatiques (la Syrie et l’Iran, ce dernier en étant le pilier fondateur) et des groupes infraétatiques (le Hezbollah au Liban, le Hamas et le Djihad islamique dans les Territoires palestiniens, les houthistes au Yémen, les Hached al-Chaabi en Irak). La République islamique n’a jamais cherché à nier cette stratégie visant à établir un contre-ordre régional auquel pourraient participer différents acteurs dont elle soutient idéologiquement et parfois religieusement la cause. Elle nie en revanche toute fourniture de financements ou d’armes. À l’inverse, de nombreuses chancelleries (l’Arabie saoudite vis-à-vis des houthistes ; Israël à l’égard du Hamas, entre autres exemples) affirment que Téhéran propose à ces organes infraétatiques des équipements militaires qu’ils utiliseraient contre elles.

Des États en quête de puissance à l’origine des trafics

Aucune enquête internationale ne retient formellement l’implication de l’Iran dans le trafic d’armes, notamment vers le Yémen. Cependant, un rapport de l’ONU du 27 janvier 2020 doit être mentionné : le Groupe d’experts pour ce pays estime que l’attaque par drones revendiquée par les houthistes le 14 septembre 2019 sur les sites pétroliers saoudiens d’Abqaïq et de Khuraïs implique potentiellement un soutien étatique vu l’ampleur de l’opération (2). En février 2024, l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC) estimait, dans un rapport financé par les États-Unis, que les houthistes disposaient de « solides liens politiques et militaires avec la République islamique d’Iran et le mouvement libanais du Hezbollah », mais sans expliciter lesdits liens ou indiquer l’État de provenance des saisies d’armes dans les eaux yéménites (3).

La Turquie a, quant à elle, attiré l’attention internationale sur son industrie de défense du fait de la percée des ventes de ses drones « Bayraktar TB2 ». Avant cela, Ankara s’est également insérée dans les marchés licite et illicite d’armes au bénéfice de mouvements d’opposition en Syrie et en Libye, au gré de ses intérêts régionaux. Depuis le début de la guerre civile syrienne en 2011, la Turquie a soutenu plusieurs groupes armés, principalement dans le nord du pays, où elle contrôle de facto des pans du territoire. L’objectif est double : contrer l’influence des Kurdes syriens des Unités de défense du peuple (YPG), affiliées au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), que la Turquie considère comme une organisation terroriste ; soutenir une opposition qui pourrait représenter un contrepoids au régime de Bachar al-Assad (2000-2024). Les principaux groupes syriens appuyés par Ankara, qui seraient donc de potentiels bénéficiaires de transferts d’armes, incluent des factions de l’Armée nationale syrienne (ANS) et de l’Armée syrienne libre (ASL), à l’instar des islamistes d’Ahrar al-Cham et du Faylaq al-Cham. Le matériel fourni serait composé de fusils d’assaut « MTP-76 », de blindés antimines « BMC Kirpi » et de véhicules de transport de troupes (« BMC Vuran »), tous de production turque. Ces mêmes forces de l’ASL sont utilisées par la Turquie à partir de 2020 comme mercenaires en Libye, où Ankara transfère des équipements à des milices ralliées au gouvernement de Tripoli.

L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, bien que plus discrets, sont également impliqués dans le trafic. Ces monarchies achètent massivement aux États-Unis et à la France des équipements que non seulement elles utilisent, mais aussi transfèrent sur leurs théâtres d’opération, notamment au Yémen. La coalition internationale dirigée par Riyad contre les houthistes depuis mars 2015 implique un soutien aux groupes locaux et, par la suite, des transferts d’armes à leur bénéfice. L’Armée nationale yéménite (ANY) et les forces tribales des régions d’Al-Jawf et de Marib, dans le nord et le centre du pays, ont accès aux équipements saoudiens, les Émiriens fournissant plutôt les sécessionnistes du Conseil de transition du sud et la Brigade Al-Hizam. Le détournement de ces équipements et l’impossibilité de contrôler le marché noir des armes entre ces différents acteurs infraétatiques aggravent le trafic dans la péninsule Arabique. Du fait de l’instabilité que connaît le Yémen depuis la révolution de 2011 et les larges gains territoriaux qu’ils ont obtenus, les houthistes ont pu récupérer des arsenaux saoudiens et émiriens au fil du temps.

Les États-Unis partagent cette analyse, mettant en avant pour le prouver les saisies qu’ils réalisent de dhows (petites embarcations en bois) non identifiées ou non immatriculées, sans équipage, mais chargées en armes au large du Yémen et en provenance d’Iran, selon eux. Ces accusations se font d’autant plus vives depuis le 18 octobre 2020, date correspondant à la fin de l’embargo onusien sur les fournitures d’armes au bénéfice de l’Iran, souhaité par Washington et institué par la résolution 1747 du Conseil de sécurité. La guerre en Ukraine constitue un nouveau tournant, Téhéran étant accusé par Washington, Kyiv et les Européens de fournir des armes à la Russie, notamment des missiles « Fath-360 » et des drones « Shahed-136 », entraînant une nouvelle vague de sanctions européennes contre l’Iran le 14 octobre 2024.

Le Moyen-Orient, au cœur du marché de l’armement


Les groupes infraétatiques, les grands bénéficiaires

À côté des États participant au trafic d’armes au Moyen-Orient, d’autres sont des plates-formes de transit. Des États faillis ou défaillants se révèlent incapables de contrôler efficacement leurs frontières et d’avoir une armée nationale leur assurant un contrôle souverain du territoire. Il en va ainsi de l’Irak, du Liban, de la Syrie et du Yémen.

À la lisière orientale du Moyen-Orient se trouve le cas le plus emblématique du groupe armé infraétatique ayant accédé au pouvoir et, ce faisant, participant au trafic d’armes : les talibans en Afghanistan. Leur second émirat, proclamé en août 2021, fait suite à celui de 1996-2001, à la différence que la mainmise actuelle des fondamentalistes sur le pays semble bien plus ferme que par le passé. L’effondrement de l’armée afghane, couplé au départ précipité des soldats des États-Unis, a permis aux talibans de récupérer les arsenaux abandonnés. Les efforts américains pour rendre hors d’usage les armes que leurs hommes ne pouvaient emporter avec eux dans leur retrait n’ont pu empêcher les talibans de prendre de nombreux équipements, tels que des fusils d’assaut, des munitions et des véhicules. Ils en auraient ainsi acquis pour une valeur de 7,1 milliards de dollars, selon l’Inspection générale spéciale pour la reconstruction de l’Afghanistan (SIGAR) (4). L’émirat taliban d’Afghanistan est ainsi devenu un État trafiquant d’armes : ses équipements récupérés dans les hangars américains se seraient écoulés en Asie et au Moyen-Orient, jusque dans la bande de Gaza (5).

Mis à part ce cas extrême où un groupe infraétatique est parvenu à contrôler la totalité d’un État failli, d’autres pays au Moyen-Orient hébergent des groupes s’armant principalement de manière occulte. L’Irak et la Syrie sont ainsi des États ne parvenant plus à assurer le contrôle effectif de leur territoire (depuis l’invasion américaine de 2003 pour le premier, depuis la guerre civile de 2011 pour la seconde) et voient naître une myriade de milices. En effet, après la chute de Saddam ­Hussein (1979-2003), l’armée irakienne s’effondre et offre pléthore d’équipements à la quasi-centaine de milices présentes dans le pays. La faiblesse actuelle de l’armée irakienne, en dépit de l’assistance américaine, laisse craindre la reproduction du scénario taliban de 2021. L’opération américaine « Inherent Resolve », lancée en 2014, vise à lutter contre l’organisation de l’État islamique (EI ou Daech) en Irak et en Syrie, et devrait prendre fin en 2025 ou 2026. Les conditions pratiques du départ américain devront être différentes de celui d’Afghanistan en 2021 pour ne pas contribuer au trafic d’armes dans ces deux pays, et les modalités politiques devront être plus solides afin de permettre à Bagdad et à Damas de ne pas s’effondrer comme Kaboul.

Restent les groupes infraétatiques au Liban, dans les Territoires palestiniens et au Yémen. Ceux-ci continuent de se déployer et de se développer dans des États au bord de l’effondrement, mais où les forces ouest-européennes et nord-américaines sont moins présentes. De là, ils s’approvisionnent par d’autres voies parallèles, étatiques ou non. Washington, Tel-Aviv et des capitales européennes accusent Téhéran de financer et d’armer différents acteurs dans ces trois États, ce que l’Iran nie formellement. Les saisies d’armes, ainsi que le niveau de sophistication des opérations militaires réalisées, semblent indiquer que ces groupes armés s’équipent et se fournissent en matériel militaire ayant initialement appartenu à des armées étatiques. À titre d’exemple, le 25 septembre 2024, le Hezbollah libanais déclarait avoir lancé sur Israël un missile balistique, une première depuis le 7 octobre 2023. Le communiqué du « parti de Dieu » indique que le projectile tiré était un « Qader-1 », modèle de croisière antinavire mis au point par l’Iran en 2011. Il en va de même pour les houthistes au Yémen, qui utilisent des drones « Qasef-1 » et « Qasef-2 » de production locale, mais inspirés de l’« Ababil » iranien. Quant au Hamas palestinien, il utilise des roquettes fabriquées sur place, dans la bande de Gaza, notamment les « Qassam », mises au point et utilisées depuis le début des années 2000. Le « Dôme de fer » israélien, système de défense aérienne, a un taux de réussite élevé (90 %), mais sans être complètement étanche face à ces armes de petite taille dont le coût ne dépasse généralement pas quelques milliers de dollars, et qui ne sont que rarement interceptées avant leur usage sur le champ de bataille.

Les États-Unis au début de la chaîne d’armement

Le trafic d’armes au Moyen-Orient semble ne s’être jamais aussi bien porté, les multiples conflits parsemant la région étant des catalyseurs de ce phénomène autant que les rivalités régionales. Le marché occulte d’armes est florissant et crée dans toute la région un maillage politico-commercial dont les embranchements tentaculaires sont difficiles à définir. La porosité des frontières d’États affaiblis constitue le terreau parfait pour les transferts d’armes, d’autant que des puissances régionales achètent, produisent et déplacent successivement dans plusieurs zones leurs armes.

De plus, le trafic d’armes au Moyen-Orient s’insère dans un marché noir interrégional. Différents canaux clandestins semblent aller jusque dans le golfe Persique ou la mer Rouge pour se déverser en Asie et en Afrique, tout en prenant pour origine l’Europe. À titre d’illustration, des hélicoptères « Alouette » de fabrication française ont été retrouvés au Puntland, région autonome de Somalie, après avoir initialement été achetés par les Émirats arabes unis. Ces derniers se fournissent donc auprès d’États ouest-européens et nord-américains puis non seulement utilisent leurs armes sur les théâtres où ils opèrent, mais aussi les transfèrent à leurs partenaires locaux, rendant alors plus qu’ardu le suivi de ces armes.

La stratégie saoudienne ne devrait pas inverser cette tendance du trafic d’armes au Moyen-Orient, puisque Riyad est l’un des plus grands clients d’armes américaines. Le partenariat stratégique unissant l’Arabie saoudite et les États-Unis s’illustrera d’autant plus ces prochaines années : les 44 lanceurs « THAAD » (système américain de missiles antibalistiques) et les 360 intercepteurs de missiles achetés pour 17 milliards de dollars en 2017 devraient être complètement livrés fin 2026 puis en avril 2028. Fait notable, un accord conclu entre le royaume et l’entreprise américaine Lockheed Martin en février 2024 prévoit que des compagnies saoudiennes mettent au point des parties de ces équipements « THAAD », accroissant le risque de dissémination dans la région et dans les théâtres d’opérations saoudiens. Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche en janvier 2025 impliquera certainement un renouvellement de la politique américaine de « mega deals » d’armement au bénéfice des monarchies arabes du golfe Persique, alimentant à la fois le trafic d’armes et le dilemme de sécurité entre l’Arabie saoudite et l’Iran.

Des efforts internationaux existent en la matière afin d’assurer un meilleur contrôle sur les ventes entre États pour empêcher les transferts illicites, à l’image du Traité sur le commerce des armes (TCA) de 2013. Le retrait américain de ce texte, décidé par la première administration Trump (2017-2021) en 2019 n’arrange pas la situation, les États-Unis étant le plus grand fabricant et exportateur d’armements au monde. 

Notes

(1) SIPRI, « Trends in International Arms Transfers, 2023 », mars 2024 ; Kevan Gafaïti, « Les armées du Moyen-Orient : état des lieux », in Diplomatie, no 129, septembre-octobre 2024, p. 56-59.

(2) Conseil de sécurité, Rapport final du Groupe d’experts sur le Yémen, no S/2020/326, 2020.

(3) UNODC, Disrupting Firearms Traffiking Flows: UNODC Final Report 2021-2024, 2024.

(4) SIGAR, U.S.-Provided Funds and Equipment to Afghanistan: An Assessment of Taliban Access to Assets Remaining in Country When the Afghan Government Collapsed, 2022.

(5) Lynne O’Donnell, « The Taliban Are Now Arms Dealers », in Foreign Policy, 5 juillet 2023.

Kevan Gafaïti

areion24.news