Dans le champ des études stratégiques, le terme d’hybridité occupe sans conteste une place centrale. En 25 ans, un grand nombre d’analyses ont été publiées à ce sujet, dont certaines font aujourd’hui référence (1). Pourtant, il faut bien constater qu’une certaine confusion entoure toujours ce vocable.
Qu’est-ce que l’hybridité ? Le sujet ne sera bien entendu ni résolu, ni épuisé dans le cadre restreint de cette chronique. Néanmoins, pour tenter de ressaisir l’essence de la problématique symbolisée par cette expression, en particulier dans le cadre du bilan des opérations d’Ukraine que tentent de tirer toutes les armées du monde en 2025, il peut être utile de revenir à quelques observations simples.
Le premier point à souligner est peut-être le lien qui existe en stratégie entre un concept et un contexte. La montée en puissance de l’hybridité au tournant des années 2010 correspondait à une thématique contingente, celle de la « guerre irrégulière » qui s’imposait de nouveau dans les doctrines occidentales post-11 septembre. On le constate aux États-Unis avec l’Irregular Warfare Joint Operating Concept, symboliquement publié le 11 septembre 2007, qui évoque des adversaires poursuivant « […] des stratégies de guerre irrégulière, hybridant des capacités irrégulières, disruptives, traditionnelles et “catastrophiques” pour saper et éroder l’influence et la volonté des États-Unis et de [leurs] partenaires stratégiques ». Sur le plan contextuel, l’apparition de cette thématique d’hybridation de modes d’action « irréguliers » et « traditionnels » reflète l’urgence de besoins opérationnels consécutifs aux interventions en Afghanistan (2001) puis en Irak (2003).
Ce qui n’a peut-être pas assez été souligné à l’époque, c’est l’opposition qui existe alors entre deux manières d’interpréter cette « hybridité ». Elles ne sont pas faciles à percevoir, même a posteriori, parce qu’au premier abord, on est tenté de ne retenir du débat doctrinal des années 2000-2010 qu’un foisonnement conceptuel rebelle à toute hiérarchisation, où s’est surtout déployée la capacité sans limite de certains stratégistes à couper les cheveux en quatre et la guerre en huit, des « guerres du troisième type » aux « guerres composites », en passant par les « guerres postmodernes » ou les « nouvelles guerres ». Inventivité qui n’a pas peu contribué à diluer le concept même d’hybridité, lequel a fini par renvoyer pour certains à tout ce qui n’était pas la guerre dite « régulière ». Pourtant, si l’on examine de nouveau cette période charnière, il est possible de dégager deux interprétations radicalement différentes, dont l’opposition éclaire utilement le débat en cours dans le cadre de la guerre d’Ukraine.
La première est celle des discontinuistes, qui opposent guerre classique et guerre irrégulière (ou de basse intensité). La seconde regroupe les continuistes, qui considèrent ces deux « guerres » comme un ensemble insécable (2). Le discontinuiste le plus important est sans doute William Lind, qui introduit dans un article influent de 1989 le concept de guerre de « quatrième génération » (4GW). Selon lui, la guerre a évolué, passant d’une concentration sur les effectifs en masse (1GW) à une concentration sur la puissance de feu ou l’attrition (2GW) et, finalement, sur la manœuvre (3GW). La « 4GW » se concentre sur l’insurrection. Elle ne succède pas seulement aux autres : elle les remplace. Beaucoup d’autres stratégistes abordant la logique de l’hybridité s’inscriront dans cette veine discontinuiste, comme Thomas Hammes (The Sling and the Stone), Martin Van Creveld (The Transformation of War, 1991) ou encore John Arquilla et David Ronfeldt et leurs Netwars.
Cette vision est tout à fait opposée à la logique continuiste, principalement représentée par Franck Hoffman en 2006-2007. Dans ses écrits, il est l’un des rares à correctement interpréter la traduction de l’ouvrage Unrestricted Warfare des colonels chinois Liang et Xiangsui, paru en 1999, en y repérant la synthèse continuiste que ces derniers ont en réalité faite de la pensée discontinuiste de Lind. Comme l’école 4GW, Hoffman part du principe que l’étiquette « irrégulière » traduit sans doute le caractère conjoncturel des conflits en cours, mais il ne semble pas partager le pessimisme de Lind quant à la capacité des forces régulières à maîtriser cette forme de conflit. Selon Hoffman, les défis terroristes conventionnels, irréguliers et catastrophiques ne sont pas des styles distincts ; ils seront toujours présents, dans toute guerre, sous une forme ou une autre. Le spectre de technologies et de modes d’action adaptatifs que les belligérants utiliseront, et qui justifie donc le terme de guerre « hybride », produira un large éventail d’effets aléatoires. Mais le plus important est que cet éventail englobera aussi la manière dont les capacités les plus « traditionnelles » pourront être utilisées de manière oblique. Hoffman mettait ainsi le doigt sur un aspect négligé dans les années 2010, mais que la guerre d’Ukraine oblige certains à redécouvrir aujourd’hui : dans la « guerre sans limite » de Liang et Xiangsui, à côté des instruments financiers et de l’importance des réseaux, figuraient aussi la guerre nucléaire et la dimension spatiale. Il ne s’agissait pas d’une opposition entre l’ancien et le nouveau, ou entre la masse et l’agilité, mais bien d’une fusion, permise par la réhabilitation de l’imagination opérationnelle.
En revenant à cette opposition entre regards discontinuiste et continuiste, nous constatons aujourd’hui que la seconde option est sans doute la plus sage. L’« irrégularité » ou la « régularité » sont des mots pièges. Si l’on tient vraiment à les conserver, il faudra sans doute préciser qu’ils concernent non pas la nature de la guerre (elle ne change jamais), mais bien les procédés employés à des degrés variables (et donc hybridés) dans telle ou telle phase d’un conflit particulier. Les approches indirectes, obliques, diluées et de contournement se superposent aux séquences frontales et directes de haute intensité. Le concept d’hybridité ressaisi dans un esprit continuiste (voir schéma) permet de rendre compte de cette articulation qui permet de répondre à la symétrisation des moyens entre adversaires (facilitée par un rattrapage technologique galopant, quels que soient les théâtres) par une asymétrisation imaginative des usages (qui doit permettre, même dans le cadre d’un combat de masse mené par des forces « classiques », de retrouver l’initiative).
Notes
(1) Joseph Henrotin, Techno-guérilla et guerre hybride : Le pire des deux mondes, Nuvis, Paris, 2014.
(2) Sur l’articulation entre ces deux logiques, voir Olivier Zajec, « La nécessité de l’équilibre analytique », Défense & Sécurité Internationale, no 164, mars-avril 2023.
Olivier Zajec