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lundi 11 août 2025

Quelle stratégie pour le Canada face aux nouveaux rapports de force ?

 

Alors que la scène internationale connait un véritable bouleversement des rapports de force, le Canada se trouve aujourd’hui dans une situation internationale assez inédite. En proie à un sérieux refroidissement des relations avec la Chine et l’Inde (1), le pays fait l’objet, depuis le retour au pouvoir de Donald Trump, de diverses menaces (sanctions, annexion…) de son voisin frontalier. Comment se positionne le Canada face à cette situation ?

R. Garbers : Il ne s’agit pas de véritables menaces, mais plutôt d’une stratégie. Certains, au Canada, s’inquiètent d’un projet d’annexion, mais cette rhétorique s’inscrit avant tout dans une logique tactique de négociation. Quatre raisons expliquent pourquoi l’administration américaine adopte cette posture vis-à-vis du Canada.

Premièrement, il s’agit d’une démonstration de force. Certains pensent que Donald Trump cherche à montrer qu’il peut être impitoyable, y compris envers un allié proche. Toutefois, ce n’est qu’un effet secondaire, et non son objectif principal.

Deuxièmement, il s’agit d’une stratégie de négociation. En tenant des propos provocateurs, comme évoquer l’annexion du Canada, il cherche à déstabiliser son interlocuteur. Un partenaire inquiet, en colère ou troublé, est moins apte à négocier efficacement. Grâce à ce trouble, il impose un cadre de discussion là où le Canada pourrait être amené à faire des concessions bien plus importantes qu’en temps normal. Et cette stratégie fonctionne : il suffit d’observer la couverture médiatique canadienne.

Troisièmement, l’une des raisons essentielles est que cette attitude vis-à-vis du Canada traduit un ressentiment économique et militaire des États-Unis. Donald Trump affirme régulièrement que les alliés des États-Unis profitent de leur puissance économique et militaire. Or, aucun pays n’en bénéficie autant que le Canada. Grâce à l’accord de libre-échange et à sa proximité géographique, le Canada tire un avantage économique majeur des États-Unis, tout en protégeant certains secteurs stratégiques de son économie, ce qui agace Washington depuis des décennies. De plus, Ottawa consacre seulement 1,37 % de son PIB à la défense, contre 3,3 % pour les États-Unis, dont l’économie est bien plus vaste. En raison de leur voisinage, les Canadiens savent qu’ils n’ont pas à financer seuls leur sécurité. Cette situation alimente un sentiment d’injustice chez Trump, qui a montré, dans son livre The Art of the Deal (1987), qu’il n’hésitait pas à se battre violemment lorsqu’il estimait être lésé.

Enfin, il s’agit d’une question de sécurité nationale. D’un point de vue stratégique, le Canada est essentiel à la sécurité des États-Unis. Contrairement à la France, au Royaume-Uni ou à l’Allemagne, le Canada partage une frontière terrestre avec les États-Unis et constitue un État arctique. Or, la route la plus rapide pour des missiles visant l’Amérique du Nord passe par l’Arctique. Si le Canada n’est pas sécurisé, les États-Unis ne le sont pas non plus. C’est pourquoi il est crucial, dans la nouvelle donne géopolitique, que le Canada soit persuadé de rester un allié fiable et aligné sur les intérêts américains. Pour le Canada, le défi principal est de créer un strategic leverage (« levier stratégique ») afin de pouvoir défendre nos intérêts lors de négociations à venir avec les États-Unis. Nos ressources naturelles seront clés à une telle stratégie.

Que peut faire concrètement le Canada face aux menaces de sanctions de son principal partenaire économique ?

Le Canada doit adopter une approche réfléchie face aux menaces de sanctions économiques des États-Unis. Avant tout, il est crucial de garder son calme et d’analyser avec lucidité les déclarations américaines. Derrière les mots, il y a une stratégie ; une réaction impulsive risquerait de fragiliser la position canadienne. Une riposte est nécessaire, mais elle doit être soigneusement calibrée. L’objectif n’est pas d’entrer dans une guerre commerciale avec les États-Unis, un combat que le Canada ne pourrait pas gagner étant donné l’ampleur et la robustesse de l’économie américaine par rapport à la sienne. La riposte doit être suffisamment ferme pour montrer que le Canada ne se laisse pas intimider, sans pour autant aggraver sa propre situation économique. Plutôt que de chercher l’affrontement direct, le Canada doit adopter une stratégie sur le long terme, articulée autour de quatre priorités.

D’abord, la Canada doit renforcer l’économie intérieure. Ottawa doit améliorer sa compétitivité en allégeant la fiscalité et en simplifiant son cadre réglementaire. Actuellement, le pays souffre d’une bureaucratie excessive qui freine les investissements et l’innovation. Pendant ce temps, les États-Unis réduisent leurs impôts et assouplissent leurs régulations, attirant ainsi davantage d’investissements. Si le Canada ne devient pas plus attractif économiquement, son désavantage compétitif ne fera que s’accentuer.

Ensuite, il est nécessaire pour le Canada d’exploiter pleinement ses ressources naturelles. Dans un monde où la relocalisation industrielle (reshoring) et la coopération entre alliés (friendshoring) prennent de l’ampleur, le Canada dispose d’un atout stratégique : ses ressources naturelles. Le pétrole, le gaz et les minerais canadiens sont essentiels pour alimenter les chaines de production de ses alliés. En développant et en exportant ses ressources, le pays peut non seulement renforcer son économie, mais aussi se positionner comme un fournisseur clé pour la défense et l’industrie de ses partenaires. De plus, s’il devient un centre manufacturier pour les équipements militaires, il gagnerait en importance stratégique aux yeux des États-Unis, ce qui renforcerait sa position dans les relations bilatérales.

Le Canada doit également accélérer l’industrialisation et la production de défense et renforcer sa base industrielle, en particulier dans le domaine de la défense. Si un conflit international éclate, les États-Unis auront besoin d’un fournisseur fiable pour leurs équipements militaires. En investissant dans ce secteur, le Canada pourrait non seulement créer des emplois et dynamiser son économie, mais aussi s’assurer une place incontournable dans l’écosystème de défense nord-américain.

Enfin, il est nécessaire pour le Canada de sécuriser son territoire et d’investir dans sa défense. Bien que l’idée d’une annexion américaine soit une menace exagérée, il est impératif que le Canada prenne en main sa propre sécurité. Avec la fonte progressive de l’Arctique, la région deviendra un enjeu stratégique majeur. Si le Canada ne s’engage pas sérieusement dans la défense du Nord, les États-Unis pourraient être contraints d’intervenir, ce qui affaiblirait la souveraineté canadienne sur cette zone. Investir dans la défense nationale et sécuriser les frontières est donc crucial pour maintenir son autonomie stratégique.

Quelle peut être la place du Canada dans le monde « post-américain » que vous décrivez (2) ? Un rapprochement avec l’Union européenne (UE) est-il une solution alors que l’idée que le Canada devienne le 28e membre de l’UE circule, depuis que Trump veut en faire le 51e État américain ?

L’idée d’intégrer l’UE serait une erreur stratégique pour le Canada. D’abord, le Canada n’est pas un pays européen, et ses intérêts nationaux seraient rapidement subordonnés à ceux de l’Europe. Son influence au sein du bloc serait marginale, ce qui risquerait d’affaiblir sa souveraineté. Sur le plan économique, une adhésion ne présenterait pas d’avantage tangible. La proximité géographique joue un rôle clé dans le commerce, en particulier pour les échanges de biens. Or, le Canada est naturellement tourné vers les États-Unis, avec qui il partage des infrastructures essentielles et des chaines d’approvisionnement profondément intégrées. Miser sur l’Europe comme principal partenaire commercial serait non seulement inefficace, mais également couteux. Quelle que soit l’évolution du contexte mondial, l’économie canadienne restera inévitablement liée à celle des États-Unis.

En matière de défense, l’UE n’apporterait rien de plus au Canada, puisque leur collaboration se fait déjà à travers l’OTAN. En revanche, le Canada possède un atout stratégique convoité par l’Europe : l’Arctique. Avec la fonte des glaces, cette région s’impose progressivement comme une route commerciale stratégique et un enjeu majeur en matière de défense. Il serait donc risqué pour le Canada de céder une partie de son contrôle à une entité dont les intérêts ne coïncident pas nécessairement avec les siens. Dans un contexte de tensions internationales, le Canada doit garder une approche rationnelle et capitaliser sur ses forces, c’est-à-dire ses ressources naturelles, son positionnement géographique stratégique et son intégration avec les États-Unis. Plutôt que de chercher une solution illusoire en rejoignant l’UE, il doit renforcer ses propres leviers d’influence. Cela dit, il y aurait des bénéfices certains à augmenter sa collaboration avec l’UE.

En 2022, le commandant des Forces armées canadiennes, Wayne Eyre, appelait à ce que tout le pays se rallie derrière l’armée, dans un contexte sans précédent de pénurie de personnel. Un récent rapport indique que le pays devra doubler ses dépenses militaires d’ici huit ans s’il espère atteindre la cible des 2 % du PIB. Quel est votre regard par rapport à cette situation ?

Le Canada doit honorer ses engagements en matière de défense, car sa relation avec les États-Unis en dépend largement. Heureusement, cela correspond aussi à son intérêt national. La priorité pour le Canada est de sécuriser l’Arctique, afin de protéger sa souveraineté sur les routes commerciales, les infrastructures militaires et les ressources naturelles. Cela lui permettrait de répondre aux attentes des États-Unis, qui recherchent un partenaire fiable pour la défense de l’Amérique du Nord, ainsi qu’à celles de l’OTAN, qui compte sur le Canada pour sécuriser le flanc nord-ouest de l’Alliance. En avril dernier, le Canada a publié une nouvelle politique de défense intitulée « Notre Nord, fort et libre : une vision renouvelée pour la défense du Canada » (3), axée sur la protection de l’Arctique et accompagnée d’un programme d’investissements. Cependant, il reste un écart entre la vision et la mise en œuvre réelle des capacités militaires. Pour y parvenir, quatre priorités s’imposent, qui concernent également les autres alliés de l’OTAN.

La priorité est d’augmenter les dépenses de défense. Pendant des décennies, les pays occidentaux ont pu limiter leurs budgets militaires grâce à la domination des États-Unis et à la faiblesse relative de la Russie et de la Chine. Ce contexte a changé. La montée en puissance militaire de la Chine et le déclin économique et militaire des États-Unis signifient que ces derniers ne peuvent plus assumer seuls la protection de leurs alliés. Ni leur population ni leur économie ne sont prêtes à continuer à payer la facture. Chaque pays doit donc assumer sa part de responsabilité et faire des choix budgétaires difficiles pour renforcer sa défense.

Mais investir davantage ne suffit pas : il faut aussi dépenser plus intelligemment. Les systèmes d’acquisition et d’innovation sont inefficaces, en raison des lourdeurs bureaucratiques et des réglementations excessives. Or, dans un monde où les menaces sont bien réelles, l’efficacité militaire doit primer sur toute considération secondaire. La capacité opérationnelle des forces armées doit devenir la priorité absolue.

Ensuite, le Canada, mais également ses alliés, doivent réindustrialiser leur secteur de la défense en adoptant une approche collective. Cela implique de mutualiser les ressources et les compétences pour assurer une meilleure préparation commune. Chaque nation doit identifier ses atouts et accepter que, dans certains cas, d’autres alliés soient mieux placés pour remplir certains rôles. Une harmonisation des standards industriels est aussi nécessaire pour garantir une concurrence équitable et maximiser l’efficacité des investissements.

Enfin, le plus important est que l’Occident doit prendre conscience des menaces que représente la Chine : vol de propriété intellectuelle, influence exercée sur les décideurs, intimidation des responsables politiques et du public. En tolérant de telles pratiques, nous nous rendons vulnérables à une coercition accrue et perdons en crédibilité auprès de nos partenaires internationaux. Aucune nation ne veut d’un allié soumis à l’influence chinoise dans sa chaine d’approvisionnement en matière de défense.

Au-delà de la défense, il est nécessaire de considérer une offensive industrielle. Se contenter de réagir aux attaques économiques chinoises ne suffit pas. Si un pays reste uniquement sur la défensive, il finit par perdre. Il est temps de passer à l’offensive pour contrer la stratégie de Pékin, qui vise à affaiblir nos capacités industrielles et notre volonté de nous défendre. Les gouvernements occidentaux doivent agir rapidement et de manière résolue pour protéger leurs intérêts stratégiques.

Notes

(1) À ce sujet, lire Frédéric Boily, « Le Canada, la Chine et l’Inde : des relations sous tension », Diplomatie, no 119, mai-juin 2024.

(2) Raquel Garbers, « Welcome to the Post-America World », Centre for International Governance Innovation, 4 février 2025 (https://​www​.cigionline​.org/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​w​e​l​c​o​m​e​-​t​o​-​t​h​e​-​p​o​s​t​-​a​m​e​r​i​c​a​-​w​o​r​ld/).

(3) Ministère de la Défense nationale canadien, « Notre Nord, fort et libre : Une vision renouvelée pour la défense du Canada », 30 mai 2024 (https://​urlz​.fr/​u​qSS).

Raquel Garbers

Thomas Delage 

areion24.news