Alors que la lutte contre un ennemi commun aurait dû renforcer la coopération régionale et internationale, l’Afrique de l’Ouest se déchire entre les pays du Sahel qui ont choisi la Russie comme partenaire et les pays du golfe de Guinée devenus la priorité des États-Unis. Or, la désintégration régionale entrave les échanges, ce qui appauvrit les populations locales vivant dans les zones transfrontalières, précisément où les djihadistes opèrent, aux dépens de la transhumance — une solution qui fait aujourd’hui partie du problème.
Au Sahel, les groupes djihadistes affiliés à l’État islamique ou Al-Qaïda usent des griefs locaux pour gagner le soutien d’une partie de la population. Cette stratégie visant à conquérir la base pour un dessein global a été payante. Arrivés par le Nord du Mali en 2012, la présence des groupes djihadistes s’étend à présent à presque l’entièreté du Mali et du Burkina Faso, et au Sud-Ouest du Niger, tandis que le Bénin, le Togo et la Côte d’Ivoire sont victimes de leurs incursions.
Pour endiguer l’implantation de ces groupes en Afrique de l’Ouest, la solution doit être à la fois locale et régionale, militaire et socioéconomique. Une partie de la solution se trouve dans le rétablissement de la transhumance régionale, activité commerciale essentielle pour les communautés locales et pour la (re)construction de l’intégration régionale.
Ruptures sociales et diplomatiques
Dans le département béninois de l’Alibori, à la frontière avec le Burkina Faso et le Niger, les jeunes admettent ravitailler les djihadistes présents de l’autre côté de la frontière, tout comme dans le parc W à cheval sur les trois pays. Certes, c’est illégal, mais ils payent et fournissent la moto et le carburant. Une aubaine pour des jeunes chômeurs se sentant oubliés de leurs gouvernants et dont les possibilités de petites rémunérations se sont amenuisées depuis la fermeture des frontières (1). Aux éleveurs, les djihadistes ont promis d’autoriser le bétail à paitre dans les zones protégées du Parc W, comme ils l’ont fait dans les pays voisins (2). Les éleveurs pastoraux et transhumants sont de l’ethnie peule, comme les insurgés, ce qui les place entre le marteau et l’enclume. Favorisés voire défendus par les djihadistes dans les conflits locaux avec les agriculteurs, ils sont aussi les premiers à être interpellés dans les actions antiterroristes du gouvernement, ce qui exacerbe les tensions au niveau local. Au Burkina Faso, les Volontaires de la défense de la patrie (VDP), une milice d’autodéfense créée par le gouvernement, a ciblé les Peuls et ont abusé de leur pouvoir pour s’enrichir. Au final, ces discriminations ont pu convaincre une partie des Peuls de rejoindre les groupes djihadistes.
La progression de ces groupes dans les régions isolées du Mali d’abord, du Burkina Faso ensuite, et dans une moindre mesure au Niger, a eu raison de l’ordre constitutionnel et a bouleversé le pouvoir national. Depuis leur invasion du Mali en 2012, ce pays a connu trois coups d’État et est actuellement géré par un gouvernement militaire putschiste. Le régime constitutionnel du Burkina Faso a lui aussi été renversé par un putsch militaire en janvier 2022, lui-même renversé huit mois plus tard par ses propres officiers. En juillet 2023, c’est au tour du Niger de voir son président se faire évincer manu militari du pouvoir. Parmi d’autres griefs tels que la mauvaise gouvernance ou la crise socioéconomique, chaque putschiste a justifié le renversement pour punir le gouvernement en place de son manque de résultat dans la défense du territoire national. Ces coups d’État ont aussi marqué une cassure dans l’intégration régionale, divisant l’Afrique de l’Ouest en un bloc sahélien désormais dirigé par des militaires putschistes et un bloc de pays côtiers sentant la menace djihadiste se rapprocher.
En effet, répondant à l’appel de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) de sanctionner les régimes putschistes et craignant les débordements, le Bénin, le Togo et la Côte d’Ivoire ont fermé leurs frontières avec le Mali, le Burkina Faso et le Niger. La rupture régionale a atteint son acmé à l’été 2023, après que la CEDEAO, sous l’impulsion du Nigéria, du Bénin, de la Côte d’Ivoire et du Sénégal, a menacé les putschistes nigériens d’une intervention armée s’ils ne libéraient pas le président Bazoum. La menace n’a toutefois pas été mise à exécution par peur d’un embrasement généralisé, surtout après que les militaires burkinabés et maliens au pouvoir se sont montrés solidaires des Nigériens. Mais la rupture régionale s’est précisée davantage lorsque les trois pays putschistes ont annoncé, en janvier 2024, se retirer de la CEDEAO et former l’Alliance des États du Sahel (AES). Une telle déclaration plongeant la CEDEAO dans une crise existentielle, l’organisation montra rapidement des signes d’ouverture, en levant les sanctions contre le Niger deux mois après l’annonce de son retrait et de dialogues en organisant des réunions diplomatiques avec les pays dissidents (3).
La désintégration régionale de l’Afrique de l’Ouest bouleverse aussi la stabilité internationale. En effet, après leur prise du pouvoir, les militaires de l’AES ont coupé leurs alliances d’abord avec la France, avec les États-Unis ensuite, pour se rapprocher de la Russie. Ce changement d’alliance a obligé le bloc occidental à repenser sa stratégie de lutte contre les groupes djihadistes en Afrique de l’Ouest, considérés comme « la plus grande menace existentielle pour la stabilité de la région » (4). Dans ce contexte, la stratégie américaine pour 2022-2032 est d’appuyer tout spécialement le Bénin, la Côte d’Ivoire, le Ghana, la Guinée et le Togo pour contrer les groupes djihadistes. Au niveau européen, excepté la France et la Suède, les États membres souhaitent conserver des relations diplomatiques avec l’AES (5). D’ailleurs, la Belgique et l’Allemagne maintiennent leur coopération au développement et l’Italie coopère toujours avec l’armée nigérienne (6).
Pour une lutte efficace contre les groupes djihadistes, le maintien de la coopération au développement doit faire partie de la stratégie. Par ailleurs, cette coopération devra investir dans la transhumance. Cette activité, loin de l’image d’Épinal des calendriers photos, contribue, quand elle est bien gérée, à l’intégration régionale des pays de l’Afrique de l’Ouest et renforce la cohésion sociale au niveau local.
La transhumance : la solution fait partie du problème
La transhumance se définit comme la mobilité de troupeaux de bovins, caprins et ovins sur une dizaine ou plusieurs centaines de kilomètres au gré des saisons. Depuis les années 1970, les transhumants sahéliens s’établissent de manière régulière dans les pays côtiers durant la saison sèche, là où ils peuvent trouver des pâtures et de l’eau que leurs régions arides du Mali, du Niger et du Burkina Faso ne peuvent qu’offrir durant la saison des pluies. Toutefois, la perception que les transhumants sont la cause de l’insécurité n’a cessé d’augmenter ces trente dernières années. Leur venue engendre des conflits meurtriers avec les agriculteurs, pour qui la destruction de leur champ menace les besoins de subsistance économique et alimentaire. Pour le pouvoir local et national, l’éleveur est assimilé à son ethnie, touarègue dans le Sahel, peule dans l’Afrique subsaharienne (7), ce qui en fait un « étranger », absent et illégitime pour participer aux prises de décisions. Cette perception se traduit par une occupation des sols favorable aux agriculteurs qui a causé la disparition des « terres pastorales » ouvertes aux troupeaux, et des couloirs de transhumance, sortes d’autoroutes de brousse dédiées au déplacement des animaux. La carte ci-dessus démontre l’extension des terres cultivées en seulement quatre ans au détriment des pâturages, tendance dont l’observation était déjà présente il y a soixante ans (8), ce qui a pour effet de marginaliser la communauté nationale et d’appauvrir les populations peules et touarègues. Pour ces dernières, leur marginalisation et le désinvestissement de Bamako et Niamey expliquent en partie les rébellions touarègues, dont certaines branches se rapprocheront d’Al-Quaïda. Par exemple, Iyad Ag Ghali, le leader de Ansar Eddine, le premier groupe djihadiste arrivé au Mali en 2012, est lui-même touareg, originaire de l’Azawad, la région au Nord du Mali, et a prêté allégeance à Al-Quaïda, après avoir été refusé à la tête du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) (9).
Guillaume de Brier