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lundi 14 juillet 2025

Réconcilier le Sahel et les pays côtiers : le besoin d’une intégration régionale pour combattre les groupes djihadistes

 

Alors que la lutte contre un ennemi commun aurait dû renforcer la coopération régionale et internationale, l’Afrique de l’Ouest se déchire entre les pays du Sahel qui ont choisi la Russie comme partenaire et les pays du golfe de Guinée devenus la priorité des États-Unis. Or, la désintégration régionale entrave les échanges, ce qui appauvrit les populations locales vivant dans les zones transfrontalières, précisément où les djihadistes opèrent, aux dépens de la transhumance — une solution qui fait aujourd’hui partie du problème.

Au Sahel, les groupes djihadistes affiliés à l’État islamique ou Al-Qaïda usent des griefs locaux pour gagner le soutien d’une partie de la population. Cette stratégie visant à conquérir la base pour un dessein global a été payante. Arrivés par le Nord du Mali en 2012, la présence des groupes djihadistes s’étend à présent à presque l’entièreté du Mali et du Burkina Faso, et au Sud-Ouest du Niger, tandis que le Bénin, le Togo et la Côte d’Ivoire sont victimes de leurs incursions.

Pour endiguer l’implantation de ces groupes en Afrique de l’Ouest, la solution doit être à la fois locale et régionale, militaire et socioéconomique. Une partie de la solution se trouve dans le rétablissement de la transhumance régionale, activité commerciale essentielle pour les communautés locales et pour la (re)construction de l’intégration régionale.

Ruptures sociales et diplomatiques

Dans le département béninois de l’Alibori, à la frontière avec le Burkina Faso et le Niger, les jeunes admettent ravitailler les djihadistes présents de l’autre côté de la frontière, tout comme dans le parc W à cheval sur les trois pays. Certes, c’est illégal, mais ils payent et fournissent la moto et le carburant. Une aubaine pour des jeunes chômeurs se sentant oubliés de leurs gouvernants et dont les possibilités de petites rémunérations se sont amenuisées depuis la fermeture des frontières (1). Aux éleveurs, les djihadistes ont promis d’autoriser le bétail à paitre dans les zones protégées du Parc W, comme ils l’ont fait dans les pays voisins (2). Les éleveurs pastoraux et transhumants sont de l’ethnie peule, comme les insurgés, ce qui les place entre le marteau et l’enclume. Favorisés voire défendus par les djihadistes dans les conflits locaux avec les agriculteurs, ils sont aussi les premiers à être interpellés dans les actions antiterroristes du gouvernement, ce qui exacerbe les tensions au niveau local. Au Burkina Faso, les Volontaires de la défense de la patrie (VDP), une milice d’autodéfense créée par le gouvernement, a ciblé les Peuls et ont abusé de leur pouvoir pour s’enrichir. Au final, ces discriminations ont pu convaincre une partie des Peuls de rejoindre les groupes djihadistes.

La progression de ces groupes dans les régions isolées du Mali d’abord, du Burkina Faso ensuite, et dans une moindre mesure au Niger, a eu raison de l’ordre constitutionnel et a bouleversé le pouvoir national. Depuis leur invasion du Mali en 2012, ce pays a connu trois coups d’État et est actuellement géré par un gouvernement militaire putschiste. Le régime constitutionnel du Burkina Faso a lui aussi été renversé par un putsch militaire en janvier 2022, lui-même renversé huit mois plus tard par ses propres officiers. En juillet 2023, c’est au tour du Niger de voir son président se faire évincer manu militari du pouvoir. Parmi d’autres griefs tels que la mauvaise gouvernance ou la crise socioéconomique, chaque putschiste a justifié le renversement pour punir le gouvernement en place de son manque de résultat dans la défense du territoire national. Ces coups d’État ont aussi marqué une cassure dans l’intégration régionale, divisant l’Afrique de l’Ouest en un bloc sahélien désormais dirigé par des militaires putschistes et un bloc de pays côtiers sentant la menace djihadiste se rapprocher.

En effet, répondant à l’appel de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) de sanctionner les régimes putschistes et craignant les débordements, le Bénin, le Togo et la Côte d’Ivoire ont fermé leurs frontières avec le Mali, le Burkina Faso et le Niger. La rupture régionale a atteint son acmé à l’été 2023, après que la CEDEAO, sous l’impulsion du Nigéria, du Bénin, de la Côte d’Ivoire et du Sénégal, a menacé les putschistes nigériens d’une intervention armée s’ils ne libéraient pas le président Bazoum. La menace n’a toutefois pas été mise à exécution par peur d’un embrasement généralisé, surtout après que les militaires burkinabés et maliens au pouvoir se sont montrés solidaires des Nigériens. Mais la rupture régionale s’est précisée davantage lorsque les trois pays putschistes ont annoncé, en janvier 2024, se retirer de la CEDEAO et former l’Alliance des États du Sahel (AES). Une telle déclaration plongeant la CEDEAO dans une crise existentielle, l’organisation montra rapidement des signes d’ouverture, en levant les sanctions contre le Niger deux mois après l’annonce de son retrait et de dialogues en organisant des réunions diplomatiques avec les pays dissidents (3).


Comparaison des sols de la région entre 2020 et 2024

La désintégration régionale de l’Afrique de l’Ouest bouleverse aussi la stabilité internationale. En effet, après leur prise du pouvoir, les militaires de l’AES ont coupé leurs alliances d’abord avec la France, avec les États-Unis ensuite, pour se rapprocher de la Russie. Ce changement d’alliance a obligé le bloc occidental à repenser sa stratégie de lutte contre les groupes djihadistes en Afrique de l’Ouest, considérés comme « la plus grande menace existentielle pour la stabilité de la région » (4). Dans ce contexte, la stratégie américaine pour 2022-2032 est d’appuyer tout spécialement le Bénin, la Côte d’Ivoire, le Ghana, la Guinée et le Togo pour contrer les groupes djihadistes. Au niveau européen, excepté la France et la Suède, les États membres souhaitent conserver des relations diplomatiques avec l’AES (5). D’ailleurs, la Belgique et l’Allemagne maintiennent leur coopération au développement et l’Italie coopère toujours avec l’armée nigérienne (6).

Pour une lutte efficace contre les groupes djihadistes, le maintien de la coopération au développement doit faire partie de la stratégie. Par ailleurs, cette coopération devra investir dans la transhumance. Cette activité, loin de l’image d’Épinal des calendriers photos, contribue, quand elle est bien gérée, à l’intégration régionale des pays de l’Afrique de l’Ouest et renforce la cohésion sociale au niveau local.

La transhumance : la solution fait partie du problème

La transhumance se définit comme la mobilité de troupeaux de bovins, caprins et ovins sur une dizaine ou plusieurs centaines de kilomètres au gré des saisons. Depuis les années 1970, les transhumants sahéliens s’établissent de manière régulière dans les pays côtiers durant la saison sèche, là où ils peuvent trouver des pâtures et de l’eau que leurs régions arides du Mali, du Niger et du Burkina Faso ne peuvent qu’offrir durant la saison des pluies. Toutefois, la perception que les transhumants sont la cause de l’insécurité n’a cessé d’augmenter ces trente dernières années. Leur venue engendre des conflits meurtriers avec les agriculteurs, pour qui la destruction de leur champ menace les besoins de subsistance économique et alimentaire. Pour le pouvoir local et national, l’éleveur est assimilé à son ethnie, touarègue dans le Sahel, peule dans l’Afrique subsaharienne (7), ce qui en fait un « étranger », absent et illégitime pour participer aux prises de décisions. Cette perception se traduit par une occupation des sols favorable aux agriculteurs qui a causé la disparition des « terres pastorales » ouvertes aux troupeaux, et des couloirs de transhumance, sortes d’autoroutes de brousse dédiées au déplacement des animaux. La carte ci-dessus démontre l’extension des terres cultivées en seulement quatre ans au détriment des pâturages, tendance dont l’observation était déjà présente il y a soixante ans (8), ce qui a pour effet de marginaliser la communauté nationale et d’appauvrir les populations peules et touarègues. Pour ces dernières, leur marginalisation et le désinvestissement de Bamako et Niamey expliquent en partie les rébellions touarègues, dont certaines branches se rapprocheront d’Al-Quaïda. Par exemple, Iyad Ag Ghali, le leader de Ansar Eddine, le premier groupe djihadiste arrivé au Mali en 2012, est lui-même touareg, originaire de l’Azawad, la région au Nord du Mali, et a prêté allégeance à Al-Quaïda, après avoir été refusé à la tête du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) (9).

Ci-dessus : Schémas illustrant la disparition progressive des routes de transhumance au profit d’espaces inoccupés propices aux activités illégales. (© Banderouche et al.)


Comme solution aux conflits entre agriculteurs et éleveurs et au débordement des groupes djihadistes, le Bénin a interdit en 2019 la transhumance régionale, le Togo l’a suspendue depuis 2020 (10) et la Côte d’Ivoire a interdit le convoyage à pied de bétail (11). En interdisant la transhumance, c’est une nouvelle fois le pastoraliste, peul ou touareg, qui est pénalisé, ce qui renforce son sentiment d’abandon par les pouvoirs nationaux et contribue à assimiler le Peul ou le Touareg aux groupes armés, et facilite aussi grandement le recrutement de combattants. De même, c’est ignorer l’apport à l’économie et à la sécurité alimentaire locale, nationale, régionale. En effet, la transhumance est un moteur d’intégration économique régional puissant. Les produits d’élevage sont les plus échangés en Afrique de l’Ouest, et l’élevage représente 44 % du PIB du secteur agricole malien, et 5 % de l’ivoirien (12). La venue de transhumants a permis aux populations rurales locales de diversifier leur production et de créer leur propre filière de bétail au point que les échanges entre agriculteurs et éleveurs sont devenus essentiels aux économies locales et nationales. De plus, la transhumance joue aussi un rôle essentiel dans l’apport de régime de protéines dans les régions plus isolées. Enfin, les systèmes agropastoraux et pastoraux du Sahel, c’est-à-dire fondés sur l’élevage extensif intégrant les déplacements du troupeau, fournissent 80 % de la viande.

Les avantages environnementaux, sociaux et sécuritaires de l’élevage extensif sont largement sous-estimés. D’un point de vue environnemental, le modèle extensif respecte le temps de régénération de la terre et donc n’utilise aucun intrant toxique ou chimique. Ainsi, l’équilibre naturel est non seulement préservé, mais les productions animales s’avèrent plus économiques et durables (13). De plus, ce modèle met en valeur des terres hostiles où d’autres types d’élevage ne pourraient survivre, ce qui est primordial dans un contexte où les conflits autour de la terre s’intensifient à cause de la pression démographique. Un élevage intensif en Afrique de l’Ouest, comme il est parfois suggéré, ne montre aucune capacité d’adaptation comparable à l’élevage extensif. Au contraire, il augmenterait la dépendance de la région aux importations d’intrants venant de l’étranger et polluerait des sols qui auraient pu servir à l’agriculture. Compte tenu des effets du changement climatique, il est nécessaire de réaffirmer que l’élevage extensif est le modèle le mieux adapté à l’Afrique de l’Ouest.

D’un point de vue sécuritaire, la mobilité des transhumants constitue une garantie d’occupation de l’espace sans laquelle la prolifération d’activités nouvelles, illégales, voire violentes, peut intervenir en toute liberté. Néanmoins, l’extension de l’espace occupé n’est possible que si les éleveurs peuvent rejoindre des villes d’échanges (voir figure ci-dessus). Or, celles-ci ont peu à peu disparu, abandonnées par les pouvoirs étatiques, ce qui a eu pour effet de laisser des espaces inoccupés plus grands qui ont permis la prolifération des routes de trafiquants de migrants ou de drogue. La Mauritanie, qui partage plus de 2 000 kilomètres de frontière avec le Mali, a soutenu le développement économique de ces villes d’échanges, avec la coopération européenne, pour faciliter la transhumance et affirmer la présence de l’État sur l’ensemble du territoire, ce qui a grandement contribué à l’absence d’attaques djihadistes ces dix dernières années. De plus, la mission de l’armée mauritanienne a été élargie. En plus d’assurer la sécurité du territoire national, les unités nomades se déplaçant en dromadaire ont repris du service pour assister les populations locales vivant dans les coins les plus reculés. En gagnant la confiance des populations agropastorales, l’armée mauritanienne maintient son réseau d’informateurs sur de potentiels trafics illégaux (14), ce qui contraste avec la situation dans les pays sahéliens et côtiers où les transhumants qui avaient été les premiers informateurs des mouvements djihadistes sont devenus les premiers suspects.

Recommandations

Pour atteindre leurs objectifs globaux, les groupes djihadistes ont misé sur une stratégie qui partait de la base, du niveau local. Cela signifie que la lutte contre ces groupes doit se jouer également aux niveaux local et régional. Du point de vue local, la coopération au développement européenne et de ses membres doit soutenir les États ouest-africains à réinvestir les zones rurales et cibler en particulier la jeunesse dans ses programmes. Du point de vue régional, les antagonismes actuels entre les pays côtiers et ceux du Sahel doivent être surmontés pour redynamiser l’intégration régionale militaire et socioéconomique car ces divisions bénéficient avant tout aux groupes djihadistes et appauvrissent les populations vivant dans les zones transfrontalières. Enfin, le succès de la lutte contre le terrorisme au Sahel et dans les pays côtiers repose aussi sur le maintien des activités agropastorales et du mode de vie transhumant, également facteur de préservation de l’environnement et de résilience économique.

Notes

(1) Timbuktu Institute, « Au-delà de la criminalité : Perceptions juvéniles de la radicalisation et de l’extrémisme violent au Nord du Bénin », 5 septembre 2024 (https://​rebrand​.ly/​6​f​6​fc5).


(3) Boubacar Haïdara, « CEDEAO : quelles chances pour un retour des pays de l’AES ? », Journal du Mali, 31 mai 2024 (https://​rebrand​.ly/​t​w​y​b​fpp).

(4) Agence américaine de développement international (USAID), « The U. S. Strategy to Prevent Conflict and Promote Stability in Coastal West Africa », 11 mars 2024 (https://​rebrand​.ly/​6​8​k​k​rnf).


(6) Giorgia Audiello, [« L’armée italienne est la dernière armée occidentale encore présente au Niger (et elle ne partira pas) »], L’Indipendente, 15 mai 2024 (https://​rebrand​.ly/​8​1​c​bf5).

(7) Pierre Jacquemot, « Le pastoralisme a-t-il un avenir en Afrique ? », WillAgri, 10 février 2023 (https://​rebrand​.ly/​7​e​b​af4).

(8) Robert Capot-Rey, « Note sur la sédentarisation des nomades au Sahara », Annales de géographie, T. 70, n°377, 1961 (https://​rebrand​.ly/​5​u​j​n​jnd).

(9) C. Bensimon, M. Zerrouky et al., « Iyad Ag-Ghali, l’ennemi numéro un de la France au Mali », Le Monde, 27 juillet 2018 (https://​rebrand​.ly/​6​7​3​d44).

(10) République togolaise, « Transhumance : vers une régulation plus stricte pour éviter les conflits », 4 septembre 2024 (https://​rebrand​.ly/​1​3​f​0d8.).


(12) IOM, « Regional Policies and Responses to Manage Pastoral Movements withing the ECOWAS Region », 2019 (https://​rebrand​.ly/​2​i​z​0​h7q).

(13) A. Banderdouche et al., L’agropastoralisme, un rempart au terrorisme. L’exemple de la Mauritanie, RIMPRAP juin 2019 (https://​rebrand​.ly/​7​8​q​g​ue3).

(14) Anouar Boukhars, « Keeping Terrorism at Bay in Mauritania », Africa Center for Strategic Studies, 16 juin 2020 (https://​rebrand​.ly/​1​8​3​cf0).

Guillaume de Brier

areion24.news