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lundi 14 juillet 2025

Quels enjeux agricoles mondiaux en 2025 ?

 

Vous avez sorti en février 2025 la 31e édition du rapport Déméter. Alors que l’on assiste à un bouleversement des relations internationales et des rapports de force, quel en est l’impact général sur le secteur de l’agriculture et de l’alimentation ?

L’agriculture est une activité ancestrale et universelle indispensable pour nourrir plusieurs fois par jour les 8 milliards d’habitants sur la planète, et les 1,5 à 2 milliards de personnes supplémentaires attendues d’ici 2050 (1). Parallèlement, l’urbanisation croissante et la hausse des revenus modifient les habitudes de consommation, tandis que les relations internationales se tendent et que les effets du changement climatique s’accélèrent. Par leur caractère vital et stratégique, les ressources agricoles et alimentaires peuvent être instrumentalisées et utilisées comme outils d’influence et d’expression de la puissance des États.

Dans un monde de plus en plus mondialisé et interconnecté, les denrées agricoles parcourent la planète — sous forme brute ou transformée —, créant des jeux de dépendance entre nations. Les pays ne pouvant produire de tout, tout le temps, ils importent auprès d’États qui dégagent des surplus vendus sur les marchés mondiaux. Cette hyper-concentration des ressources entre les mains de certains acteurs et les interdépendances qui en découlent favorisent la déstabilisation des équilibres alimentaires et agricoles, qui peuvent être affectés par des désaccords politiques, des défaillances logistiques, des maladies, des aléas climatiques, etc. Les ressources nécessaires à la production peuvent également être des outils d’influence, comme l’énergie (engins agricoles, industrie agroalimentaire) ou les engrais (azote, potasse, phosphate, gaz). Par ailleurs, la maitrise des outils technologiques (IA, puces, matières premières, etc.) et des innovations (machinisme, semences, génétique, etc.) alimente les tensions et sera indispensable pour s’adapter face au changement climatique.

L’agriculture et l’alimentation peuvent donc être au cœur des conflits et des tensions, que ce soit à échelle locale, nationale ou mondiale (2), et les effets du changement climatique (événements météorologiques extrêmes plus fréquents et imprévisibles, montée du niveau de la mer, pluies, sécheresses, modification des zones de production, déplacements de populations, etc.) accentueront la pression sur les ressources et le risque de compétition pour garantir sa propre sécurité alimentaire.

Le Déméter 2025 propose des réflexions sur l’ensemble de ces variables — géoéconomiques, technologiques et scientifiques, climatiques, géopolitiques, sociodémographiques — avec un regard prospectif et des analyses à l’horizon 2050 pour préparer les futurs possibles et que les fictions alimentaires dialoguent avec les réalités agricoles.

Alors que l’on assiste à une multiplication des catastrophes climatiques, vous avez alerté sur les conséquences du changement climatique sur les rendements agricoles et la sécurité alimentaire mondiale. Quelles mesures urgentes doivent être prises pour adapter l’agriculture à ces nouvelles conditions climatiques ?

Le changement climatique affecte déjà le secteur agricole (inondations au Pakistan, incendies en Californie, sécheresses en Méditerranée, criquets ravageurs en Afrique, maladies, etc.) et ses conséquences sont amenées à s’amplifier, avec le risque d’accentuer les pressions sur les ressources et de renforcer les tensions à toutes les échelles. Pour limiter l’ampleur du phénomène, il est essentiel de poursuivre et d’intensifier les efforts d’atténuation et de décarbonation, à l’aide par exemple des énergies renouvelables, de la biomasse ou du marché carbone. Si de nombreux pays sont engagés avec l’objectif d’une neutralité carbone à moyen et long terme (2060 pour la Chine par exemple), d’autres États font marche arrière, comme les États-Unis que Donald Trump a sortis des accords de Paris dès son investiture en janvier 2025. Face à la montée des régimes autoritaires et le risque de dépriorisation des questions de durabilité, les démocraties semblent les mieux profilées pour lutter contre le changement climatique.

Au-delà de la seule atténuation, il est nécessaire de se placer dès à présent dans une gestion de l’inévitable : l’adaptation. Entre raréfaction des ressources et modification des zones de production (remontée vers le Nord, montée de la mer et perte de littoraux, migrations et disponibilité de la main-d’œuvre, etc.), l’agriculture devra continuer de produire pour assurer la sécurité alimentaire dans un environnement différent de celui que l’on connait aujourd’hui. L’adaptation passera donc notamment par la sélection de cultures et d’espèces adaptées et résistantes aux conditions climatiques à venir, par la modification des pratiques agricoles et donc par la recherche et l’innovation. Il sera également intéressant dans les prochaines années de regarder l’évolution de la géo-ingénierie (ensemencement des nuages pour qu’il pleuve par exemple), dont les conséquences météorologiques sont encore méconnues, qui pourrait aggraver les tensions de voisinage.

Quelles seront, selon vous, les principales puissances agricoles émergentes à l’horizon 2050 ? Comment envisagez-vous leur influence sur les marchés agricoles ?

S’il est difficile de prédire avec précision quelles seront les principales puissances agricoles émergentes ou établies d’ici vingt-cinq ans, il n’est pas impossible de dégager quelques tendances et de regarder de plus près certains pays. L’évolution de la demande alimentaire (quantité et qualité), les stratégies nationales (stocks, diminution des exportations au profit de la consommation interne, etc.), les capacités de production et l’adaptation au changement climatique seront autant de facteurs à prendre en compte. L’ouvrage propose ainsi de mettre en lumière les enjeux agricoles dans plusieurs États, dont l’Inde, le Pakistan, la région d’Asie centrale et les monarchies du Golfe. Si ces pays présentent des situations contrastées, ils pourraient tous jouer un rôle plus important demain sur les marchés agricoles mondiaux selon les stratégies qu’ils adopteront. L’Inde se positionne comme premier exportateur mondial de riz et dispose d’un fort potentiel agricole ; son voisin, le Pakistan, est le cinquième pays le plus peuplé et joue un rôle important sur les marchés (deuxième producteur de lait de vache, de viande bovine et ovine, cinquième pour la canne à sucre et huitième pour le blé) ; en Asie centrale, où les situations sont très contrastées entre les cinq républiques, certaines agricultures se démarquent (blé au Kazakhstan, coton en Ouzbékistan et Turkménistan, fruits et légumes dans la vallée de Ferghana) ; enfin, dans les monarchies du Golfe (Arabie saoudite, Émirats arabes unis et Qatar notamment), l’agriculture et l’alimentation s’imposent comme des leviers d’influence inattendus et même paradoxaux, portés par la puissance financière et la capacité d’investissement de ces pays, qui renouvellent l’ambition de développer un leadership agroalimentaire tout en s’affichant comme des « laboratoires » du changement climatique. Toutefois, ces États doivent faire face à de nombreux défis qui touchent le secteur agricole : croissance démographique (1,7 milliard d’habitants attendus en Inde en 2050 contre 1,4 milliard actuellement), difficultés sociales et économiques des agriculteurs, dépendances commerciales, crises géopolitiques et géoéconomiques et aléas climatiques.

Anticiper le monde agricole de 2050, c’est aussi regarder vers l’Afrique, continent pluriel où la croissance démographique s’accompagnera d’une hausse de la demande alimentaire, le « Sud global » ou les BRICS+, dont les neuf pays membres représentent 18 % des échanges agricoles et alimentaires (3), ou encore le Nord, vers des territoires aujourd’hui peu favorables à l’agriculture mais qui pourraient l’être davantage demain, comme le Groenland (4) ou la Sibérie. Plus généralement, les évolutions liées au changement climatique et les capacités d’adaptation des pays rebattront les cartes sur la scène agricole mondiale.

La Chine, à l’instar de l’Union européenne (UE), s’affirme de plus en plus comme une puissance normative dans le secteur agroalimentaire. Comment cette montée en puissance redessine-t-elle les rapports de force et les équilibres commerciaux à l’échelle mondiale ?

La montée en puissance normative de la Chine se construit en opposition à l’Occident et plus précisément aux États-Unis, leurs principaux rivaux. Le commerce constitue l’un des piliers de leur stratégie, avec le développement des nouvelles routes de la soie, terrestres et maritimes, qui relient l’Europe et contribuent à étendre leur influence normative, économique et logistique à travers le globe, la volonté d’internationaliser leur monnaie et à la positionner en rivale du dollar, mais aussi avec les droits de douane qui se multiplient entre la Chine et les États-Unis. En raison de l’importance des échanges agricoles dans la stratégie de sécurité alimentaire de Pékin, le pays peut influencer de manière significative les prix et les flux commerciaux planétaires. Depuis le début des années 2000, la Chine importe massivement des produits agricoles pour assurer sa sécurité alimentaire et mise sur une politique de stocks massifs, de céréales principalement. Si elle possède une balance commerciale excédentaire de 1 000 milliards de dollars en 2024, elle est le premier importateur mondial de produits agricoles et alimentaires et accuse un déficit agroalimentaire de 150 milliards de dollars. Par ailleurs, pour sécuriser ses approvisionnements et développer son influence normative, le pays mise sur de grands groupes agroalimentaires internationaux, tels que COFCO, sur des accords, investissements et contrôles en Amérique du Sud (soja, maïs, viandes), en Asie du Sud-Est (huile de palme, hévéa), en Afrique subsaharienne (réserve de sols, minerais), ainsi que sur une alliance conjoncturelle avec la Russie et l’Iran (importations de céréales, tournesol, etc.).

Dans le secteur des innovations et des technologies, la Chine cherche à s’imposer de plus en plus. Elle possède ainsi d’anciennes et fortes capacités de recherche et développement (R&D) en riz, hybride notamment, et en blé tendre, en particulier en génomique et édition de gènes. Pékin développe aussi son expertise dans le secteur de l’intelligence artificielle (DeepSeek, par exemple, concurrence les modèles états-uniens) qui pourrait être utilisée en agriculture (précision, captage de données, drones, etc.).

En revanche, la montée en puissance de la Chine sera confrontée à plusieurs défis d’ici 2050, notamment le vieillissement de sa population — 40 % des Chinois auront plus de 60 ans en 2050, contre 21 % en 2025 —, le creusement des inégalités, l’artificialisation des terres, la disponibilité en eau, la pollution ou encore le changement climatique.

Vous avez souligné que « le futur alimentaire de la planète passera forcément par la mer ». Quels sont les défis et les opportunités associés à l’exploitation des ressources marines pour nourrir la population mondiale croissante ? À cet égard, la France semble se trouver dans une situation paradoxale, disposant de la deuxième plus grande ZEE au monde lui conférant un potentiel considérable en matière de ressources marines mais restant fortement dépendante des importations pour ses produits de la mer. Quels sont les principaux enjeux pour la France afin de renforcer sa souveraineté alimentaire et mieux valoriser ses ressources maritimes ?

La maritimisation de la sécurité alimentaire du monde, c’est plusieurs choses : des produits de la mer qui débarquent sur les tables de consommateurs — ne pas perdre de vue que les productions agricoles ne sont pas les seules à être attendues pour satisfaire les appétits — ; des échanges commerciaux puisque 80 % des flux internationaux agricoles et alimentaires transitent sur l’océan ; de l’eau de mer dessalée pour produire de l’eau potable, qui reste le premier aliment consommé au monde et le plus vital de tous ; des données qui circulent sous la mer à travers des câbles qui permettent le fonctionnement de nos modes de vie numérique, sachant que les mondes agricoles et alimentaires ont recours aux données, massivement !

L’océan, plus que jamais, nourrit le monde. C’est un sujet pour la France par conséquent, car notre nation, qui fait de 2025 l’année de la mer et qui dispose d’une ZEE considérable, est un nain en produits alimentaires bleus… Nous sommes très en retard sur l’aquaculture et nos pêcheries sont fragilisées par toute une série de transitions ces dernières années (aires marines à protéger, quotas de captures pour les stocks de poissons, Brexit, inflation du prix du carburant, Covid-19, etc.). Résultat : les produits de la mer sont le premier poste de dépendance alimentaire de la France. À l’heure où certains parlent de préservation ou de reconquête de souveraineté alimentaire, n’oublions pas ce défi bleu ! Le saumon, après le café, est le second produit accusant un lourd déficit commercial. On en importe pour plus de deux milliards d’euros par an. Nous faisons des coquillages pour les fêtes, mais les Français en semaine se ruent sur du saumon ou des crevettes, que nous ne produisons pas. Nous pourrions peut-être retrouver de la cohérence vis-à-vis de ces marchés et remettre pêche, aquaculture et agriculture dans la même dynamique de sécurité alimentaire à construire, d’autant que la France pourrait ici montrer toutes les complémentarités productives entre métropoles et territoires ultramarins.

Enfin, comment l’UE peut-elle renforcer sa souveraineté alimentaire tout en respectant ses engagements environnementaux et climatiques face à la concurrence internationale ? Comment voyez-vous l’évolution de la PAC (Politique agricole commune) face à ces défis et aux attentes sociétales croissantes ?

L’UE place désormais la compétitivité durable au cœur de sa stratégie d’ici 2030. Sans doute parce qu’elle observe que nous sommes entrés dans un temps géopolitique des hippopotames, féroces, véloces et polygames (5). Cela ne veut pas dire un recul sur les questions climatiques ; cela doit signifier de rééquilibrer les approches et de faire plus que jamais du combinatoire. Il est impossible d’investir dans le vert en tombant dans le rouge économique, socialement ou géopolitiquement. Pour réussir des transitions, il faut des moyens, des cohérences et des motivations. Les agriculteurs européens ont besoin de constance et de confiance, mais surtout d’avoir de la profitabilité dans leurs activités pour être sans cesse plus engagés et impactants dans leur contribution à la durabilité environnementale. Cela vaut pour eux comme pour les entreprises du secteur. La prochaine réforme de la PAC aura à définir cette compétitivité durable, tout en intégrant de nouvelles variables géopolitiques et géoéconomiques car le monde bouge, change et innove, là où l’Europe s’ankylose et pourrait demain choisir de se diviser pour mieux rebondir. Double erreur alors : agilité et solidarité sont deux facettes d’une même pièce pour une UE à même de rester puissante économiquement et engagée écologiquement.

Notes

(1) Sébastien Abis, Veut-on nourrir le monde ? Franchir l’Everest alimentaire en 2050, Armand Colin, 2024.

(2) Lire à ce sujet Pierre Blanc, « Les paysans et la guerre : analyse d’une relation tragique », dans Sébastien Abis (dir.), Le Déméter 2024. Mondes agricoles : cultiver la paix en temps de guerre, IRIS éditions, Club Demeter, 2024.

(3) En valeur, moyenne 2022-2023. Données de l’OMC.

(4) Lire à ce sujet Claire de Marignan, « Le Groenland est-il la nouvelle Terre promise ? », L’Opinion, 26 janvier 2025 (https://​www​.lopinion​.fr/​i​n​t​e​r​n​a​t​i​o​n​a​l​/​l​e​-​g​r​o​e​n​l​a​n​d​-​e​s​t​-​i​l​-​l​a​-​n​o​u​v​e​l​l​e​-​t​e​r​r​e​-​p​r​o​m​ise).

(5) Sébastien Abis, « Nourrir le futur à l’ombre des hippopotames », IRIS, 5 février 2025 (https://​www​.iris​-france​.org/​n​o​u​r​r​i​r​-​l​e​-​f​u​t​u​r​-​a​-​l​o​m​b​r​e​-​d​e​s​-​h​i​p​p​o​p​o​t​a​m​es/).

 Camille Manfredi 

Sébastien Abis

Anaïs Marie

areion24.news