Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

vendredi 11 juillet 2025

Penser les opérations. Les opérations offensives de dissuasion

 

Il est devenu tabou en France de parler de dissuasion autre que nucléaire, les forces conventionnelles ne venant qu’en « épaulement ». C’est dangereux. Dissuader, c’est user de la crainte pour empêcher un adversaire ou un ennemi de faire quelque chose ; or, de pures forces conventionnelles peuvent y suffire et l’histoire en fournit de nombreux exemples. L’engagement de forces conventionnelles peut même dissuader un adversaire au cœur même d’une crise ou d’un conflit externe en cours. C’est plus délicat, et donc aussi plus rare, mais c’est possible.

Février 1970, les Soviétiques déclenchent l’opération « Caucase ». En l’espace de quelques semaines, deux régiments de chasseurs MiG‑21 sont déployés dans les bases autour du Caire, tandis que trois divisions de défense sol-air débarquent à Alexandrie et s’installent tout le long du Nil. Fin mars, tout le fleuve est protégé par un dispositif complet associant au moins 80 chasseurs, plusieurs dizaines de batteries de missiles à moyenne portée SA‑2B/C et SA‑3, des centaines de canons-mitrailleurs d’artillerie antiaérienne et des milliers de missiles portables SA‑7. Les 12 000 soldats soviétiques qui composent le corps de défense aérienne sont en uniforme égyptien et il n’y a aucun insigne de l’Armée rouge, mais ce déploiement n’échappe évidemment pas aux Israéliens, et c’est le but (1).

Bouclier mobile en Égypte

À ce moment-là, Israéliens et Égyptiens s’affrontent depuis l’été 1969 le long du canal de Suez et, depuis janvier 1970, les premiers ont entrepris de mener une campagne de frappes aériennes sur toute la profondeur du territoire ennemi. Le but du bouclier antiaérien soviétique qui apparaît d’un seul coup en mars est de dissuader les Israéliens de lancer de nouvelles attaques et cela réussit. Après avoir prudemment testé le dispositif sans combat et constaté que les Soviétiques étaient réellement prêts à combattre, les Israéliens renoncent effectivement à attaquer de nouveau. Ils tentent à leur tour de dissuader les Soviétiques de s’approcher du canal de Suez en traçant une ligne rouge de 50 km à l’ouest. La mise en place de batteries soviétiques entre cette ligne et le canal signifiera aussi le franchissement du seuil de la guerre. Ceux qui n’étaient encore que des adversaires deviendront alors des ennemis, au même titre que les Égyptiens.

Cette fois, la dissuasion ne fonctionne pas. En deux mois de travail intensif sous le feu aérien et les raids de commandos des Israéliens, les Égyptiens mettent en place un immense échiquier de centaines de positions de batteries dans un rectangle de 100 km de long sur 20 km de large le long du canal. En l’espace de quelques nuits, le corps de défense aérien soviétique vient ensuite sur l’échiquier du Nil jusqu’au canal. Les régiments de MiG‑21 sont également avancés sur les bases aériennes les plus proches. C’est un deuxième déploiement opérationnel rapide qui place les Israéliens devant le fait accompli. Ceux-ci décident cette fois de combattre, mais juste sur le seuil de la guerre ouverte afin, au moins, de forcer les Soviétiques à reculer. Pendant un peu plus d’un mois, du 22 juin au 7 août 1970, les accrochages en l’air et au sol se multiplient jusqu’au paroxysme du combat le 31 juillet lorsque plus de 30 appareils israéliens et soviétiques s’affrontent dans le ciel du Sinaï. C’est le plus grand combat aérien de l’histoire du Proche-­Orient depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, mais personne ne le sait, car ces combats peuvent encore être cachés à l’époque. Les Soviétiques perdent cinq MiG‑21 dans l’engagement et déplorent sans doute 58 morts au total depuis le début des affrontements, mais ils ne renoncent pas et renforcent même le dispositif avec l’envoi de batteries des nouveaux missiles SA‑6.

Après « s’être couchés » devant le Nil et avoir tenté de « monter les enchères » devant le canal, les Israéliens abandonnent ce jeu de poker stratégique. La guerre d’usure entre l’Égypte et Israël est terminée et, au mépris des accords conclus, le bouclier de défense antiaérienne soviéto-­égyptien est maintenu, et même renforcé, le long du canal. On a sans doute là, avec l’opération « Caucase », le premier exemple moderne d’intrusion officielle d’un État dans un conflit en cours, mais sans entrer en guerre, avec simplement la volonté de dissuader l’un des deux camps de faire quelque chose par le déploiement sur place d’une force de protection. Treize ans plus tard, la France fera de même au Tchad.

« Manta-Épervier »

Tout au début du mois d’août 1983, l’armée libyenne et les rebelles du Gouvernement d’union nationale de transition (GUNT) se sont déjà emparés de Faya Largeau, dans le nord du Tchad, et menacent la capitale. Le gouvernement tchadien demande l’aide de la France, pour la quatrième fois en moins de 15 ans. Le président François Mitterrand accepte. Il n’est pas question cependant de combattre comme en 1969 ou en 1972, mais plutôt de faire comme en 1968, mais à bien plus grande échelle : déployer une force de dissuasion face au nord. C’est l’opération « Manta ».

La Marine nationale déploie temporairement son groupe aéronaval au large des côtes libyennes, tandis que l’armée de l’Air déploie à Bangui et à Ndjamena une escadre aérienne de huit Jaguar et sept chasseurs Mirage F1C avec plusieurs appareils d’appui et de soutien. Dissuader par la menace de la foudre aérienne, c’est bien, mais c’est beaucoup plus efficace et démonstratif si l’on déploie aussi des forces terrestres. Les trois points clés du centre du pays, Moussoro et Abéché en une semaine puis Ati en fin d’année, sont occupés chacun par un Groupement tactique interarmes (GTIA) français, appuyés par un groupement aéromobile de 19 hélicoptères Gazelle armés. Comme la première fois, on doit aussi faire face à une menace aérienne en opération extérieure et on déploie aussi une section de missiles Crotale à Ndjamena et des radars d’alerte dans quatre points du pays.

Contrairement à la délicate dissuasion par le nucléaire qui impose une ambiguïté sur le moment de l’emploi en premier, la dissuasion par le conventionnel nécessite de la clarté. Concrètement, il faut une ligne rouge et une description de ce qui va se passer si l’adversaire la franchit et devient ainsi un ennemi, au moins temporairement. Pour « Manta », la diplomatie française désigne le 15e parallèle comme ligne rouge dont le franchissement justifiera d’abord une attaque aérienne puis le combat contre un GTIA si la colonne poursuit en direction du sud. Face à la mise française, l’adversaire est placé devant le choix de se coucher ou de monter dangereusement les enchères.

C’est là qu’intervient la période de test. En janvier 1984, une colonne du GUNT effectue un raid au sud du 15e‑parallèle et revient au nord avec deux otages civils français. Les Français lancent immédiatement une patrouille de Jaguar à sa poursuite, mais les atermoiements dans le processus de décision français sont tels qu’un appareil est finalement abattu et son pilote tué avant d’avoir pu agir. Le test a donc abouti à la constatation que les Français sont tellement prudents qu’ils font remonter toute décision de tir jusqu’au président de la République. Pour compenser cet échec, les Français sont obligés d’« en rajouter » dans les moyens et les déclarations. La ligne rouge est montée au 16e parallèle, les effectifs français renforcés jusqu’à 3 500 hommes et les conditions d’ouverture du feu plus décentralisées. Au bout du compte, « Manta » atteint son objectif, au prix de 13 soldats tués accidentellement, puisque les Libyens et le GUNT n’ont pas osé aller plus loin que ce raid et attaquer Ndjamena. Le leader libyen, le colonel Kadhafi, accepte même de retirer ses forces du Tchad en échange de la réciprocité française. C’est en réalité une manœuvre diplomatique et une tromperie. Le dispositif français est effectivement retiré en novembre 1984, mais, au mépris des accords, les Libyens continuent de construire une grande base à Ouadi Doum dans le nord du Tchad (2).

Les hostilités reprennent en février 1986 avec une nouvelle attaque rebelle et libyenne au sud du 16e parallèle. La France n’est plus présente militairement sur le territoire, sinon par des conseillers, mais elle considère que l’accord de septembre 1984 n’a pas été respecté et que, par voie de conséquence, la ligne rouge mise en place précédemment était toujours en vigueur. Comme cela n’avait visiblement pas été assez clair pour dissuader, il fallut mettre à exécution la menace : un raid aérien est lancé sur la base de Ouadi Doum. Un nouveau dispositif militaire français, baptisé « Épervier », est mis en place, limité à des moyens aériens et à leur protection au sol, mais cette fois nous sommes en guerre sur le seuil. Les Libyens n’osent pas attaquer par le sol, sous peine d’être foudroyés par les Jaguar comme quelques années plus tôt les colonnes du Polisario attaquant le train minéralier mauritanien. Ils tentent de le faire par le ciel. Après l’attaque sur Ouadi Doum, un bombardier Tu‑22 libyen est lancé sur Ndjamena. La France échoue à l’intercepter, mais il fait peu de dégâts et s’écrase au retour. La France renouvelle ses frappes aériennes discrètes ou revendiquées, comme le nouveau raid sur Ouadi Doum en janvier 1987 en appui de l’offensive vers le nord des Forces armées tchadiennes, désormais réunifiées avec le ralliement du GUNT. Le 7 septembre, trois Tu‑22 libyens sont de nouveau lancés en réaction contre Ndjamena et Abéché. L’un d’entre eux est abattu par un missile antiaérien Hawk. Le 11 septembre 1987, un premier cessez-­le-feu est déclaré et des négociations commencent, qui aboutiront à un accord de paix en mars 1988.

Un art délicat et tout de détermination

L’intervention dissuasive au cœur d’un conflit ou du moins d’une crise en cours est un exercice délicat. Elle suppose, comme pour toute opération de dissuasion, d’associer moyens et détermination. Les moyens doivent être le plus possible à la hauteur de la menace qu’ils sont censés arrêter ou punir. La détermination doit être démontrée. Une première difficulté réside aussi dans le fait que tout cela doit être mis en place par surprise, afin de ne pas tenter l’adversaire de se lancer préventivement dans l’aventure ou au moins de préparer une parade à la mise en place du bouclier. Il faut donc s’appuyer sur un processus de décision rapide, des forces en alerte et des capacités de transport suffisantes ou des forces proches du théâtre en crise ou en guerre.

La deuxième difficulté est qu’il faut s’attendre ensuite à des tests de détermination, autrement dit de petites attaques plus ou moins avouées ou au moins des simulations d’attaque. Il y aura donc déjà probablement des morts, par accident ou par combats, qu’il faudra justifier. Il faudra ensuite gérer avec beaucoup de maîtrise les éventuels petits franchissements du seuil de la guerre, et là encore justifier la prise de risques.

Il faut enfin ne pas oublier qu’une opération de dissuasion n’est normalement pas une opération de guerre, mais d’appui à un allié qui lui, fait effectivement la guerre. C’est cet allié qui va gagner ou perdre en plantant ou en conservant des drapeaux sur des territoires. Après l’expérience du Tchad, on croit avoir trouvé une formule imparable avec cette idée de bouclier défensif et dissuasif. Lorsque le président rwandais Habyarimana demande à son tour l’aide de la France contre le Front patriotique rwandais (FPR) en 1990, on lui envoie donc un petit bouclier mobile de la capitale Kigali jusqu’au nord du pays. Cela réussit effectivement jusqu’en 1993 à dissuader le FPR la plupart du temps et à le contenir lorsqu’il tente de passer outre. Au Tchad, une fois les factions tchadiennes réunies, celles-ci ont pu lancer une offensive victorieuse contre des Libyens bien plus faibles. Au Rwanda, le rapport de forces était en faveur du FPR malgré tous les efforts faits pour renforcer les forces armées rwandaises. Le bouclier français n’a servi qu’à retarder leur effondrement inéluctable accompagné d’un génocide. On ne peut demander à un bouclier dissuasif plus qu’il ne peut offrir. 

Notes 

(1) Isabella Ginor et Gideon Remez, The Soviet-Israeli War 1967-1973: The USSR’s Military Intervention in the Egyptian-Israeli Conflict, Oxford University Press, Oxford, 2017.

(2) Michel Goya, La guerre mondiale de la France : De 1961 à nos jours, Tallandier, Paris, 2023, chapitre 4 « Guerre indirecte en Afrique (1983-1993) ».

Michel Goya

areion24.news