Les relations entre la Turquie et la Libye se sont intensifiées ces dernières années, caractérisées par une série d’ingérences turques dans les affaires libyennes. Ces interventions ont pris diverses formes, allant du soutien militaire direct à une influence économique et politique.
Soutien militaire et déploiement de forces
Le soutien militaire de la Turquie à la Libye, officiellement initié en 2019, a profondément bouleversé l’équilibre des forces sur le terrain, tout en redéfinissant la position d’Ankara dans les dynamiques régionales. Cette implication s’est matérialisée par la signature, le 27 novembre 2019, d’un accord entre le président turc Recep Tayyip Erdoğan et Fayez el-Sarraj, chef du Gouvernement d’union nationale (GNA), reconnu par les Nations Unies. Cet accord prévoyait une coopération sécuritaire et militaire, ouvrant la voie à un engagement direct des forces turques dans le conflit libyen.
Dès le début de l’année 2020, la Turquie a intensifié son soutien au GNA basé à Tripoli en envoyant des équipements militaires avancés et du personnel sur le terrain. Cette aide visait à contrer l’offensive majeure lancée par le maréchal Khalifa Haftar et son Armée nationale libyenne (ANL), soutenues par les Émirats arabes unis, l’Égypte, la Russie et la France. Ankara a mis en œuvre une stratégie mixte, combinant technologie militaire et guerre par procuration. Elle a déployé ses célèbres drones Bayraktar TB2, qui ont eu un impact décisif dans l’espace aérien libyen. Ces appareils ont permis de neutraliser l’artillerie et les lignes logistiques de l’ANL, contribuant ainsi à inverser le rapport de force lors de la bataille de Tripoli en faveur du GNA.
En plus des drones, la Turquie a également assuré la livraison de systèmes de défense aérienne, tels que le KORKUT, et mis en place un centre de commandement à Misrata, renforçant ainsi sa capacité de coordination sur le terrain. Ce dispositif a permis au GNA de reprendre le contrôle de territoires importants dans l’ouest du pays, notamment les villes de Sabratha et Sorman, et de lever le siège de la capitale.
Le soutien militaire turc s’est également appuyé sur l’envoi de combattants étrangers. Des milliers de mercenaires syriens, issus notamment de groupes armés affiliés à l’Armée syrienne libre, ont été transférés en Libye avec l’appui logistique d’Ankara. Souvent motivés par des promesses de rémunérations élevées, ces combattants ont été déployés sur plusieurs fronts autour de Tripoli. Leur présence a été documentée par plusieurs rapports des Nations Unies et d’ONG, qui ont souligné les potentielles violations du droit international humanitaire et des résolutions du Conseil de sécurité interdisant l’envoi d’armes et de troupes étrangères sur le sol libyen.
Cette implication turque a suscité de vives réactions sur la scène internationale. La France a accusé Ankara de prolonger le conflit en soutenant militairement l’une des parties. Par ailleurs, l’opération navale européenne « Irini », chargée de faire respecter l’embargo sur les armes imposé par les Nations Unies, a été entravée par le refus de la Turquie de coopérer. Les tensions ont culminé en juin 2020 avec un incident naval qui a opposé des bâtiments turcs à une frégate française.
Pour Ankara, cette intervention est perçue comme une nécessité stratégique : elle vise à préserver un allié politique à Tripoli, à établir une présence militaire en Méditerranée centrale, et à sécuriser les accords maritimes conclus parallèlement avec le GNA, qui redessinent les frontières maritimes en Méditerranée orientale.
Implantation de bases militaires
Depuis son intervention militaire en soutien au GNA, la Turquie a poursuivi une stratégie d’ancrage durable en Libye, notamment par l’implantation de bases militaires sur le territoire. Officiellement justifiée par des accords bilatéraux de coopération sécuritaire, cette présence s’inscrit en réalité dans une logique géostratégique plus large, visant à faire de la Libye un pivot de l’influence turque en Afrique du Nord et en Méditerranée centrale.
L’une des installations les plus importantes se trouve sur la base aérienne d’Al-Watiya, située dans l’Ouest du pays. Ancien bastion de l’Armée nationale libyenne de Khalifa Haftar, elle a été reprise en mai 2020 par les forces du GNA, avec l’appui décisif des drones turcs. Peu après, Ankara y a déployé des équipements militaires, notamment des radars, des systèmes de défense aérienne, ainsi que du personnel, et y maintient encore aujourd’hui une présence technique et militaire, bien que discrète.
En parallèle, un projet de transformation du port de Misrata en base navale turque est en cours. Ville stratégique sur la côte méditerranéenne, Misrata abrite également des unités proches des Frères musulmans, un courant politique soutenu par la Turquie. Ankara y a déjà installé un centre de formation militaire et y transfère régulièrement du matériel.
Des informations provenant du terrain font aussi état de mouvements militaires turcs dans le Sud libyen, une région historiquement instable et voisine de l’Algérie et du Niger. Bien que cette présence soit moins documentée, elle alimente néanmoins les tensions régionales. L’Algérie, en particulier, suit avec vigilance ces installations, perçues comme une extension de la projection turque vers le Sahel. En s’implantant militairement en Libye, la Turquie ne se limite pas à un soutien conjoncturel ; elle pose les jalons d’un positionnement stratégique à long terme.
Accords économiques et contrôle des infrastructures
Ankara a rapidement compris que pour ancrer durablement son influence en Libye, il était crucial de sécuriser des leviers économiques dans les zones sous contrôle du GNA, notamment à Tripoli et Misrata.
Dès 2020, plusieurs accords bilatéraux ont été conclus entre la Turquie et le GNA, couvrant des domaines variés comme la reconstruction, l’énergie, les télécommunications et les transports. Ces contrats ont souvent été confiés à de grandes entreprises turques, telles que TAV et ENKA, qui, avant 2011, avaient déjà une présence en Libye et ont cherché à reprendre les chantiers interrompus par la guerre. Parmi les projets emblématiques figurent la modernisation du port de Tripoli et la relance de l’aéroport international de la capitale, deux infrastructures vitales pour le redémarrage de l’économie libyenne.
Le port de Tripoli est devenu un point d’appui stratégique majeur pour Ankara, servant à la fois de plateforme logistique et de symbole de sa présence économique en Libye. Ce contrôle partiel du port permet à la Turquie de faciliter l’arrivée de matériel, d’équipements civils et militaires, tout en structurant des chaines d’approvisionnement alignées avec ses intérêts.
Au-delà des infrastructures, la Turquie a renforcé ses liens commerciaux avec la Libye : le volume des échanges a fortement augmenté et plusieurs conventions douanières ont été négociées. Cependant, ce rapprochement économique suscite des critiques en Libye. De nombreux acteurs politiques dénoncent une forme de dépendance déguisée, soulignant que la reconstruction du pays est désormais sous-traitée à une puissance étrangère qui impose ses propres conditions.
Utilisation de sociétés de sécurité privées
L’un des aspects les plus opaques, mais également les plus déterminants, de l’implication turque en Libye concerne l’utilisation de sociétés militaires privées, en particulier Sadat, souvent décrite comme le bras armé officieux du pouvoir d’Ankara à l’étranger. Fondée par Adnan Tanrıverdi, l’ancien conseiller militaire d’Erdoğan, Sadat se présente officiellement comme une entreprise de conseil en défense. Toutefois, dans la pratique, elle agit comme un vecteur de projection paramilitaire dans des zones instables, là où une présence directe de l’armée turque serait politiquement trop sensible.
En Libye, Sadat aurait joué un rôle clé dans la coordination de l’envoi de combattants syriens, issus des milices alliées à la Turquie dans le Nord de la Syrie. Plusieurs rapports d’organisations internationales, dont ceux du panel d’experts de l’ONU sur la Libye, ont documenté ces transferts et noté l’implication d’acteurs privés turcs dans la logistique du recrutement, de l’entrainement et du déploiement de ces hommes. Bien que Sadat ne reconnaisse pas publiquement son rôle, elle est fréquemment citée comme l’une des entités responsables de ces opérations.
Sur le terrain, ces milices encadrées ou formées par Sadat ont été engagées dans des combats contre les forces du maréchal Haftar, notamment autour de Tripoli et à Misrata. La complexité de leur statut — ni soldats réguliers, ni totalement indépendants — a contribué à brouiller les frontières entre opérations militaires classiques et guerre par procuration. La présence de Sadat en Libye illustre ainsi le recours croissant à des outils non conventionnels dans les stratégies de puissance contemporaines.
Réactions internationales et critiques
L’intervention turque en Libye n’a pas seulement bouleversé les dynamiques internes du pays, elle a également provoqué des réactions marquées à l’échelle internationale, notamment de la part des puissances régionales et de certains membres de l’UE. En agissant de manière unilatérale à travers un soutien militaire, économique et logistique au GNA, Ankara s’est exposée à de nombreuses critiques, notamment pour son non-respect des engagements internationaux, en particulier l’embargo sur les armes imposé par les Nations Unies depuis 2011.
La France a été l’un des pays les plus virulents dans sa dénonciation de l’attitude turque. Au-delà de l’Europe, la présence turque en Libye a alarmé plusieurs acteurs régionaux. L’Égypte, voisine directe, a vu d’un très mauvais œil cette avancée militaire turque à ses frontières occidentales. De son côté, la Grèce a exprimé une vive opposition à l’accord maritime signé entre la Turquie et le GNA en 2019, qui redessine les frontières maritimes en Méditerranée orientale, au détriment des intérêts grecs. Athènes y voit une manœuvre turque visant à renforcer ses prétentions sur les zones économiques exclusives riches en hydrocarbures. Cet accord, qui n’a jamais été reconnu par l’UE ni par l’ONU, a ravivé les tensions gréco-turques et a conduit à un renforcement militaire grec en mer Égée.
Plus largement, l’UE s’est retrouvée divisée sur la question. Si certains pays, comme l’Italie, ont maintenu une ligne diplomatique plus souple vis-à-vis de la Turquie, d’autres, comme la France et la Grèce, ont plaidé pour des sanctions ou du moins pour une réévaluation des relations avec Ankara. L’OTAN, dont la Turquie est membre, a également été mise en difficulté par cette situation, plusieurs de ses membres se retrouvant de facto sur des lignes opposées.
En conclusion
La trajectoire de la Turquie en Libye depuis 2019 témoigne d’une stratégie multidimensionnelle et assumée de projection de puissance, dans une région historiquement instable mais riche en leviers géopolitiques. En combinant intervention militaire, implantation économique et diplomatie opportuniste, Ankara a su tirer parti du vide stratégique laissé par les puissances occidentales et de la fragmentation institutionnelle libyenne pour s’imposer comme un acteur incontournable du paysage nord-africain.
Cependant, la question de la souveraineté libyenne reste en suspens. Certes, le soutien turc a permis de repousser l’offensive de Haftar et de maintenir un équilibre militaire temporaire, mais au prix d’une nouvelle forme de dépendance, marquée par un transfert partiel du contrôle des leviers militaires et économiques, et un brouillage profond des institutions libyennes. La Libye d’aujourd’hui, morcelée entre plusieurs centres de pouvoir, manque des outils nécessaires pour contenir ou réguler une telle présence étrangère.
Imen Chaanbi