Alors que les annonces d’augmentation des budgets militaires se sont multipliées récemment en Europe se pose la question de l’efficacité de ces nouvelles dépenses. Dépenser plus oui, mais faut-il acheter en Europe ou ailleurs ? Et comment s’assurer que les États paient un prix raisonnable pour leurs acquisitions ? Cela conduit implicitement à s’interroger sur l’efficacité du marché de l’armement en Europe. Cet enjeu est au cœur du nouveau mécanisme proposé par la Commission européenne, l’EDIP, en cours de discussion dans le trilogue avec le Parlement européen et les États à Bruxelles.
La Commission européenne propose d’élargir la boîte à outils communautaire dans l’armement avec le « Programme européen pour l’industrie de défense », plus communément identifié par son acronyme anglais : EDIP. En quoi ce nouveau programme répond-il aux enjeux d’efficacité dans l’usage des deniers publics et dans la production de sécurité internationale ? L’objectif est de faire passer le marché de l’armement d’une logique nationale à une échelle collective entre Européens. Il vise à encourager les États membres de l’Union européenne à acquérir ensemble des équipements militaires alors que le niveau des dépenses va s’envoler dans les prochaines années.
La discussion de ce projet a été engagée au début de l’année 2024, suscitant des positions antagonistes. Il vise en effet, ni plus ni moins, à élargir l’influence de la Commission européenne sur les décisions d’achats de matériels militaires alors que les États ont historiquement l’exclusivité de ce domaine (article 346 TFUE). Cependant, les enjeux sont de taille compte tenu de la fragmentation du marché de l’armement en Europe, qui est une source d’inefficacité du côté de l’offre et de la demande. De plus, face aux menaces, un tel statu quo n’est pas acceptable pour réaliser rapidement un réarmement à un coût maîtrisé.
L’EDIP est en fait le pendant et le prolongement du Fonds européen de défense (FED). Alors que ce dernier favorise les coopérations dans la recherche et développement de défense, l’EDIP a le même objectif sur les achats de matériels. Si ce complément était envisagé dès la conception du FED en 2016, la guerre en Ukraine et les annonces d’accroissement des dépenses d’investissement militaire depuis 2022 lui donnent une tout autre ampleur. L’objectif est d’accroître l’efficacité de la dépense (produire plus, plus vite et moins cher) tout en favorisant l’intégration de bases industrielles nationales encore très cloisonnées.
L’EDIP vise en outre à transformer les mesures d’urgence de court terme décidées à la suite du sommet de Versailles en 2022 pour faire face à la guerre en Ukraine : le règlement relatif au soutien à la production de munitions (ASAP) et l’instrument visant à renforcer l’industrie européenne de la défense au moyen d’acquisitions conjointes (EDIRPA). L’objectif est de mettre en place une approche plus structurelle visant à renforcer durablement l’état de préparation de l’industrie européenne de défense en soutenant les coopérations capacitaires.
L’EDIP recevra initialement 1,5 milliard d’euros du budget de l’Union européenne pour la période 2025-2027. Cependant, nous ne sommes pas dans la même logique que le FED, dont les ambitions avaient été limitées à huit milliards d’euros sur sept ans. Le financement de l’EDIP devrait véritablement prendre sa pleine mesure dans les Perspectives financières pluriannuelles 2028-2034 de l’Union européenne. La Commission a proposé l’adoption d’un budget d’au moins 100 milliards d’euros, ce qui lui donnerait un rôle de premier plan sur le marché européen de l’armement. L’EDIP pourrait ainsi avoir un réel pouvoir de transformation du marché de l’armement.
Pourquoi ce nouveau mécanisme est-il important aujourd’hui, même avec des moyens limités jusqu’à 2027 ? L’enjeu est moins dans le montant du financement proposé que dans la dynamique qu’il permettrait d’enclencher. En effet, parler d’une industrie européenne
d’armement reste aujourd’hui une vue de l’esprit. Il n’y a pas une base industrielle de défense en Europe, mais l’agglomération d’un grand nombre de bases nationales trop peu connectées entre elles, ayant souvent des capacités redondantes et fragiles en raison d’un volume d’activité insuffisant pour maintenir une industrie compétitive et innovante.
Du côté de la demande, les commandes de défense restent trop peu synchronisées. Cela ne veut pas dire que les marchés sont totalement cloisonnés, mais les achats groupés restent peu nombreux. En 2011, Tomas Valasek parlait d’« îlots de co-opération » en Europe (1). La situation n’a pas sensiblement changé : la fragmentation de la base industrielle de défense en Europe qui en résulte est un obstacle à sa viabilité ainsi qu’au bon usage des deniers publics.
L’intérêt de l’EDIP consiste de ce fait à servir de catalyseur pour favoriser l’intégration des bases industrielles par une convergence des demandes des États. Outre une meilleure efficacité de la dépense, l’enjeu est d’accroître la sécurité d’approvisionnement. De fait, nous pouvons nous interroger sur les raisons qui poussent les pays européens à acheter certains équipements hors d’Europe alors qu’il existe des fournisseurs potentiels au sein de l’Union européenne.
Les analyses de la Commission européenne soulignent une méconnaissance de l’offre existante. Par exemple, la capacité de production d’obus était deux fois plus importante en Europe en 2022 qu’aux États-Unis, mais cela n’a pas empêché beaucoup de pays de se tourner vers ces derniers pour reconstituer leurs stocks (2). La nécessité de lancer un appel d’offres ou les négociations requises peuvent conduire des pays à préférer une négociation d’État à État avec les États-Unis via le mécanisme des FMS (3).
L’absence de réflexe européen s’explique en partie par des coûts de transaction importants pour trouver un fournisseur au sein de l’Union européenne. L’EDIP permettrait de réaliser des économies en prenant en charge une partie des coûts liés à des achats en commun entre pays acquéreurs. Il pourrait ainsi favoriser un rapprochement des demandes des États, qui conduirait à une plus grande intégration des bases industrielles de défense. La création d’un marché plus intégré du côté de l’offre et de la demande ne pourrait que renforcer la sécurité d’approvisionnement des pays européens.
Toutefois, le diable peut se cacher dans les détails. Les progrès de la coopération du côté de la demande ne doivent pas se faire au détriment de l’intégration et de la consolidation de la base industrielle de défense en Europe. Le risque serait que l’EDIP se réduise à un mécanisme de soutien financier aux achats en commun. Dans un tel cas, il est très probable que, pour répondre à l’urgence, certains gouvernements choisissent d’acheter hors d’Europe, ce qui réduirait grandement l’intérêt de l’EDIP dans la perspective d’accroître l’autonomie stratégique européenne à long terme.
Cela explique pourquoi le débat se porte sur le contenu européen des achats et la maîtrise de l’autorité de conception. Si certains ont demandé d’avoir un seuil d’éligibilité de 80 %, il semble que celui retenu soit de 65 % afin d’éviter des achats « sur étagère » hors d’Europe sans toutefois exclure, au moins à court terme, la possibilité d’importer une partie des composants. Avoir une autorité de conception européenne est aussi une garantie pour maîtriser ces équipements de manière autonome.
L’EDIP peut constituer une avancée majeure pour la défense européenne si les incitations et les règles sont alignées sur les finalités d’autonomie stratégique européenne. Il convient donc d’être attentifs aux principes de mise en œuvre qui seront posés pour s’assurer que l’EDIP réponde bien aux enjeux.
Renaud Bellais